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Le centenaire de Sha'îr Al Hamra: le pacha et le poète

Lors des Maoussimyyat qui ont été consacrées au «poète de Marrakech» Mohammed Benbrahim, l'écrivain Omar Mounir a intervenu sur une question cruciale de la vie du poète : son amitié avec le pacha El Glaoui.

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Les Maoussimyyat de Marrakech se sont clôturées par une charmante soirée dans le patio central verdoyant de Dar al Bacha, mettant à l'honneur le théâtre et la musique : le public des Maoussimyyat a pu revoir ou découvrir la pièce «Sha'îr Al Hamra» que le dramaturge et illustre comédien Hassan El Joundi a écrite, réalisée, et dont il incarne le rôle principal ; le ryad a ensuite retenti d'un chant de Mouachchahat interprété par Ihsane Lamriki. Le sujet de la pièce d' El Joundi n'était autre que le thème des Maoussimyyat qui ont célébré le centenaire du «poète de Marrakech», Mohammed Benbrahim. Cette rencontre scientifique et conviviale qui se déroule dans des lieux traditionnels de Marrakech afin de l'auréoler de la beauté de l'art islamique et du patrimoine en les faisant ainsi revivre dans l'amour de la connaissance, ce «maoussem» ou «majliss al îlm» se nourrit habituellement d'une substance puisée dans les sciences islamiques ou le soufisme, traitant, de ces domaines, de grandes figures comme le Shaykh Al Akbar «Ibn Arabi», le maître suprême du soufisme (4ème édition des Maoussimyyat), ou des aspects particuliers, comme «Sagesse et splendeur des arts islamiques» que la 5ème édition a consacré en hommage à Ibrahim Titus Burkhardt, soufi d'origine suisse converti à l'Islam qui a passé sa vie à sillonner le monde arabomusulman pour étudier le rapport en l'art de ses pays et la religion de l'Islam.

au-dela des schemas

Avoir choisi pour thème «Sha'îr Al Hamra», constitue pour cette 6ème édition une singularité par rapport aux précédentes, qui plus est, aborde un personnage d'une extrême complexité dont la personnalité demeure difficile à saisir, malgré toutes les tentatives savantes, généreuses ou moralisatrices des intellectuels qui se sont penchés sur la vie de l'homme ou son oeuvre. Car autant l'une que l'autre sont déroutantes, exubérantes, truffées de contradictions. Le plus mystérieux peut-être chez ce poète, est son amitié avec le pacha El Glaoui, qui a beaucoup influencé sa vie, son oeuvre et sa postérité. C'est sur ce point que l'écrivain Omar Mounir a axé son intervention aux Maoussimyyat, s'attachant à briser les schémas simplistes qui cataloguent cette relation pour en dévoiler la réalité et la complexité. Natif d'Essaouira et ayant grandi à Marrakech, Omar Mounir vit et travaille depuis près d'une quinzaine d'années à Pragues (Tchécoslovaquie), où il exerce la fonction de journaliste de radio tout en se consacrant à l'écriture. Son récent ouvrage «Le poète de Marrakech» publié cette année aux éditions La Porte, représente le premier travail en langue française sur le poète.
Le schéma que l'homme du peuple a construit autour de l'amitié entre le pacha et le poète s'articule comme suit : le pacha est le mécène et Benbrahim est son poète. «Benbrahim a fréquenté le Glaoui durant 25 ans d'une période qui correspond à la carrière politique du pacha et qui couvre l'âge poétique du poète», indique Mounir. Il fait alors remarquer qu'il est implacable de ne conserver du pacha que l'image de sa traîtrise, en reniant les services qu'auparavant il a rendu à la 110n. «Lorsque Benbrahim rencontra le pacha en 1930, ce dernier était un héros 110nal, rappelle Omar Mounir. il venait de combattre le général Damad dans la région de Chaouia, ainsi que Jilali Yousri à Bouhmara et s'était vigoureusement engagé dans la pacification du Sud, toujours en tant que chef militaire qui guerroyait à cheval. Le Glaoui fut un des hommes qui jouèrent un rôle très important dans la mise en application du traité du protectorat. En 1915, poursuit Omar Mounir, il avait été nommé, par Dahir, chef des tribus Guichs, dignité en vertu de laquelle il devait gérer près de 500 000 habitants... La conception du pouvoir en 1930 était dominée par l'esprit du 19 ème siècle, celui du Makhzen dont la puissance était appréciée en sa capacité à neutraliser la ciba». Ce qui importait donc en premier lieu, c'était la sécurité. Il est vrai que la pacification du Sud autant que du Nord, qui a duré jusqu'en 1936, fut «sanguinaire et sanglante». Le Glaoui fut un homme sévère, une poigne de fer parfois tortionnaire, mais il ne faisait rien, souligne Mounir, qui ne soit dans les moeurs des caïds et pachas de l'époque. Benbrahim commença par devenir son secrétaire de marque, pour rédiger les lettres d'honneur du pacha, avant de devenir son ami. La fierté de Benbrahim était d'être le poète du pacha. Plusieurs questions se posent alors à propos de cette amitié qui a eu des incidences tantôt fâcheuses, tantôt heureuses sur toute la vie, la poésie et la postérité de Benbrahim. Pourquoi cet attachement ? Pourquoi le poète n'a-t-il pas abandonné le pacha ? Qu'est-ce qui rapprochait les deux hommes ? Certes, comme le répandaient les lieux communs, l'amitié était intéressée mais Mounir affirme que cet aspect ne vient qu'en second plan. Le poète était fidèle au pacha pour la générosité de celui-ci envers lui : c'est grâce aux dons incessants du pacha que le poète a pu vivre une part de sa vie dans la dignité. Mais, estime Mounir, on ne peut réduire deux existences humaines telles que celles du pacha et du poète à quelque chose d'aussi simpliste.

L'admiration mutuelle

Selon Mounir, la raison première de cette solide amitié paraît tout à fait simple, d'un point de vue purement humain : le pacha était tout ce que le poète de Marrakech n'était pas et réciproquement, ce qui provoquait une admiration mutuelle pour l'un envers l'autre, qui cimentait cette amitié. Le pacha représentait le pouvoir, la puissance, la fortune, l'aristocratie, la haute politique... Tandis que le poète avait le pouvoir intellectuel, la finesse d'esprit, le génie de la satire, l'observation aiguisée de la 116iété, ... Quant à l'intérêt, il était plus consistant du côté du pacha, explique Mounir: «Le Glaoui était célèbre dans le monde entier par ses salons littéraires et ses réceptions qui réunissaient le gratin de la 116iété française, et la présence du fleuron des intellectuels marocains 110nalistes opposés à l'occupation française était de bon ton pour le pacha. Le Glaoui ainsi n'était pas isolé du mouvement 110naliste. Il s'agit donc ici d'un intérêt évident mais pourtant pas décisif».
Abordant le patriotisme du poète, Mounir fait remarquer que si le pacha avait droit à plus de poésie que le Sultan, Benbrahim a composé ses plus beaux poèmes pour Feu Sa Majesté Mohammed V, que son âme repose en la paix divine. «Pour le Sultan, le poète de Marrakech a dit ce qu'il y avait de meilleur et de sublime», souligne Mounir.
Commentant l'impact positif de l'amitié avec le pacha, sur la poésie de Benbrahim, Mounir affirme que, Benbrahim étant sorti d'une université théologique, les salons du Glaoui lui ont apporté une grande ouverture, suggéré des thèmes nouveaux, une série d'attitudes envers les faits inter110naux qui en ont fait un poète moderne, par la forme et le propos. Il fut aussi sensible à l'art et composa un magnifique éloge à Mohammed Abdelwahab.
Mais, Benbrahim ne freinait pas certaines de ses audaces qui lui attiraient l'opprobre du peuple et du monde intellectuel. «Circonstance aggravante pour le poète pourtant toujours conscient de ses responsabilités, il va écrire des poèmes en éloge à la France, évoque Mounir. Observateur et fin lettré, il avait connu le Maroc bédouin en 1912 où il avait 14 ans. Et donc il a évalué ce qu'a réalisé la France en infrastructure routière, en construction d'hôpitaux et d'écoles, etc. C'est cela que louait Benbrahim, et pas à proprement parler la colonisation...». C'est avec une grande générosité intellectuelle que Mounir analyse l'oeuvre de Benbrahim, et cela ne mérite aucun reproche.

Le suicide par un poème


«Benbrahim était incompris et malheureux, reprend Mounir, le Glaoui soulageait sa peine et l'entretenait complètement ; il lui assurait en permanence un soutien absolu. Et le poète ne savait pas comment le lui rendre. Il aurait voulu lui exprimer sa profonde gratitude d'une manière exceptionnelle, il voulait lui rendre de précieux services, mais n'en avait pas les moyens... Il lui expliqua tout cela dans une lettre qu'il adressa au pacha en 1953... « Mounir lut à l'assistance cette lettre émouvante. «Mais cette occasion de rendre un service au pacha ne tarda pas à se présenter, dit Mounir. En 1953 le pacha commet une immense erreur en intronisant Ben Arafa. Abandonné de tout le monde, le pacha n'avait plus que l'amitié du poète. Alors ce dernier, pour lui prouver sa fidélité, pour lui montrer qu'il pouvait se sacrifier pour lui, écrivit un poème pour Ben Arafa». Un poème assez ambigu d'ailleurs car beaucoup le décèlent, entre les lignes, comme une moquerie envers le traître Ben Arafa. Mais en général perçu comme un éloge envers Ben Arafa, le poème catapulta le poète à son tour. Il mourra une année plus tard dans la solitude, la maladie et la misère. «Ce qui a fait dire que Benbrahim est le poète qui se suicida avec un poème, cite Mounir. Voici donc l'histoire d'un chevalier de la poudre et d'un chevalier des lettres qui se lancèrent un défi d'amitié pendant un quart de siècle. Rappelons tout de même que le Glaoui a eu par la suite l'amnistie du Sultan qui avait donc ses raisons pour la lui accorder... Alors faisons que cette amnistie soit aussi valable pour le poète Marrakech».
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