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Arts plastiques: Touffa, peintre du Sahara

La mythique galerie «L'atelier» à Rabat, fermée depuis près de dix ans , a trouvé juste en face, en la nouvelle galerie de la CDG, une excellente héritière dans cette volonté de confirmer de nouveaux talents. L'exposition actuelle des travaux de Touffa,

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Une bonne nouveauté déjà. La publication d'un petit catalogue, qui est devenue la règle de cette galerie mécène.
Une belle photo de Touffa ferme ce petit fascicule : une femme racée , au regard distrait, probablement par des visions intérieurs d'images qui se consolident dans la conscience de cette artiste-autodidacte. Cette femme a déjà pour elle une franchise impeccable, car à chaque fois elle reconnaît sa dette envers notre Chaïbia nationale, qui lui a insufflé l'envie de peindre à son tour. Les images de la télévision, comme celles d'un rêve, d'une émission consacrée à l'art de Chaïbia ont éveillé en elle un désir, une révélation d'un choix de création. Voici le big bang qui décida de son univers artistique.
Une fois, entérinée cette décision existentielle d'être artiste, une béance énorme s'ouvre logiquement devant elle, résumée par cette question implacable : quoi peindre ? Le comment se déduit naturellement de la réponse donnée. La chance, toujours, des autodidactes, dans l'ingénuité sincère qui les guides, c'est qu'ils trouvent facilement le chemin de leur cœur.

Inspiration saharienne


Evidemment que Touffa allait peindre son monde celui de son Sahara aimé. Mais avant de décrire comment, faisons un retour, un peu didactique, sur la question, car peindre le Sahara est un sujet à la fois très ancien, et récent dans l'histoire de l'art universel.
En effet, les deux premières civilisations humaines, celle de l'Egypte et de la Mésopotamie, sont toutes deux filles du désert. L'Egypte avait tourné le dos aux dunes hostiles, pour n'y installer que ses pyramides, et tout son imaginaire était puisé dans le Nil. La Mésopotamie par contre choisissait le désert comme décor de grandes batailles, ou de chasses aux lions héroïques.
Et depuis le désert avait disparu de l'art universel, jusqu'au 19ème siècle , quand les peintres voyageurs, dits orientalistes, dans le sillage de la campagne de Bonaparte en Egypte , avaient découvert ces immensités incroyables pour leurs yeux étriqués d'européens et de citadins. La seule référence à laquelle ils pouvaient se raccrocher pour affronter ce sujet imposant et mystérieux , était l'épisode des “Rois Mages» du nouveau testament. Alors ce ne sont que des caravanes qui chevauchent les dunes de sables, comme les vagues d'un océan figé. Nous pouvons citer pêle mêle les noms de peintres qui ont rendu ces processions silencieuses : Léon Belly, Théodore Frère, Jean-Léon Gérôme, Carl Haag, Horace Vernet etc. Mais à notre avis, le meilleur artiste européen qui a su rendre tout le mystère du désert, c'est Maurice Ravel qui, par son Bolero nous fait saisir toute la majesté d'un passage de Caravane. La musique prouva encore une fois sa supériorité à rendre les grandes émotions.

Des signes pour protéger


Pour notre histoire de l'art, un hasard incroyable avait aussi engagé notre plus grand artiste dans une inspiration saharienne. En effet, Cherkaoui après sa rencontre avec les œuvres de Paul Klee, surtout celles par lesquelles le Suisse avait dialogué avec les signes du désert tunisien, il a été dépêché au début des années 60, par l'UNESCO pour relever les signes et les décorations du patrimoine du sud marocain. Cherkaoui en déduira la matière de son art, car tous ces tableaux depuis sont structurés, avec un entassement sublime de couleurs vives, autour de signes de tatouages ou de dessins décoratifs puisés dans notre patrimoine.
Farid Belkahia dès son choix du support en peau tanné, a opté pour faire siennes les techniques du travail du cuir au Maroc, et leurs variantes propres au Sahara. De celles-ci, il a, dans cette longue conversation avec ce genre de patrimoine, fait des emprunts à sa grammaire de signes et à ses colorants.
Mais qu'en est-il de l'art du cuir dans notre Sahara ? Il est d'abord et surtout le fait de la femme : la mâalma. Celle-ci appartient à la caste des artisans. Seul, ce statut permet la transmission de cet art d'une mère à sa fille. La mâalma n'est pas une simple besogneuse, elle est un personnage public. Elle est souvent poétesse, et en tous les cas toujours bien reçue . Elle s'occupe aussi de la beauté des femmes, surtout de la jeune mariée. De tempérament libre, elle se mêle volontiers aux conversations des hommes.
Les motifs qu'elle crée sur la peau par des techniques variées (excision, peinture, broderie, collage etc) ne sont jamais de simples joliesses, mais des signes capables de protéger les hommes et les femmes de dangers visibles et invisibles. Cette peau n'est pas un support inerte. Elle a obtenu par le sacrifice d'un animal et elle continue en quelque sorte à être habitée par un être bénéfique ou maléfique. L'usage abondant du sel neutralise en quelque sorte cette enveloppe vivante.
Les signes aussi, tels la main de Fatima ou d'autres syncrétiques et abstraits transforment la peau travaillée en une sorte de talisman objet.
Ce dernier détour d'évocation de ce que peut présupposer la peinture de Touffa est capital , car il nous permet de comprendre ce qui anime ses toiles. D'abord tous les rappels des tatouages qui grouillent sur ses tableaux sont directement puisés du travail de cuir du Sahara. Quant au reste du sous-entendu magique il se présente sous des formes caractéristiques. D'abord l'omniprésence de l'œil , organe hautement significatif dans notre imaginaire populaire. Il est omniprésent dans pratiquement toutes les peintures de Touffa. Le tournoiement des dessins, que nous avons déjà remarqué chez les peintres d'Essaouira (Tabal, Lakhdar), signifie que nous sommes pas en face de tableaux faits dans cet esprit de frontalité de la peinture occidentale, mais plutôt en face de surfaces de peinture -écriture qui regardent encore du côté ésotérique de notre imaginaire.
Touffa aime dessiner des animaux, et certains de ses tableaux figurent des sortes d'arches de Noé exclusivement remplies des êtres du Sahara : chameaux, gazelles, salamandres, serpent, et même un éléphant mythique.
Les mains , les pieds, les visages sont toujours couverts de tatouages: ils sont donc à la fête.
Dans quelques tableaux volontairement réalistes, par exemple, celui fait d'une scène typique : une tente remplie de femmes en premier plan, d'une caravane qui traverse l'horizon , allant probablement au Mausolé qui occupe l'autre coin du tableau ; Touffa ne pouvait pas ne pas le surcharger de signes, de visages cachés, pour saturer certainement toute la surface, et cacher le blanc de la toile synonyme de mort. Mais les tableaux les plus «naturels» chez cette artiste nous semblent ceux faits d'accumulations de toutes les références qui se bousculent, et ils naissent à chaque fois différents du simple hasard des arguments que la main de Touffa décide, selon l'humeur du moment. Les plus beaux sont ceux des dunes innombrables colorées et tatouées de notre Sahara.
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