Menu
Search
Jeudi 25 Avril 2024
S'abonner
close
Jeudi 25 Avril 2024
Menu
Search
Accueil next L'humain au centre de l'action future

Mémoires des civilisations

Les tragiques conflits civilisationnels et culturels persistent et s'intensifient du siècle dernier à celui-ci. Le philosophe Abdelali El Amrani attire l'attention sur la méconnaissance des civilisations et sur le langage, les termes et leur contenu, dont

No Image
De temps à autre, mais plutôt fait rarissime, un colloque se tient ici ou là, rassemblant des intellectuels qui porteraient le fardeau de la part de responsabilité qu'ils s'assignent envers le monde, qui seraient censés énoncer leurs analyses et dénoncer les torts, la culpabilité dans le massacre de l'Humanité. Lorsqu'en ces colloques on débat sur les événements du 11 septembre (presque jamais sur la guerre contre les Talibans), on contourne les questions trop graves, on bute sur l'histoire on la déguise on la dénature, on prolonge une histoire “ intellectuelle ” superposée fabriquée par les œillères des intérêts dominants qui se manifestent dans toute région du globe, qui voudraient aussi façonner un modèle de mondialisation. Une histoire recoupée par le courant intellectuel prépondérant, à la mode, de part et d'autre de la planète, celui-ci même qui sert de base “ scientifique ” à l'élaboration d'ouvrages. Quant à la recherche profonde de la vérité profonde et sa divulgation, elle est contrecarrée par une pensée assujettie au temps, par la crainte vis-à-vis des forces politique-économiques, de l'incertitude de l'avenir et de la face démoniaque de l'Humanité, qui provient de toutes les régions de la planète.
Avec ce drame d'ouverture du millénaire, c'est l'Islam qui d'emblée est mis à l'index, et tout le contentieux qui sévit entre les civilisations et les cultures qui fait surface de manière monstrueuse. A l'heure où l'on proclame la mondialisation, les civilisations ne cessent de remuer leurs mémoires pour faire resurgir les conflits qui les ont opposés. Des mémoires non apaisées qui soulèvent les antagonismes présents, des identités qui se re-cherchent. Car la méconnaissance de l'histoire dans sa profondeur et sa globalité est susceptible d'engendrer l'agressivité et la violence qui se focalise sur les conflits passés et ceux à créer. En revanche, la connaissance et la compréhension de soi est propice à la connaissance et à la compréhension des autres, ce qui ouvre la voie de la paix. Certains savants musulmans préfèrent, au lieu de discourir sur leur vision des événements du 11 septembre, attirer l'attention sur la réalité de l'histoire, le contenu réel des mots, des concepts, et comment leur déformation est pernicieuse pour l'Humanité. Car le langage, dans toutes les langues et surtout celui qui circule à propos de la conjoncture internationale et de l'affrontement (armé ou non) des civilisations, ce langage a un impact déterminant sur la pensée des hommes, leurs décisions, leurs actes, la propagande, l'interprétation des faits, l'influence de l'opinion publique.
Le philosophe marocain Pr Abdelali El Amrani, chercheur au CNRS à Paris, indique que tous ces masques qui affublent la réalité et l'histoire commencent par la déviation des mots par rapport à leur contenu. Les exemples sont innombrables, il en choisit quelques-uns d'une extrême finesse qui découle de son érudition et de la force de sa pensée. “ Lorsque l'on traduit “ aya ” par “ verset ”, on ne restitue pas toute l'importance de “ aya ” qui signifie “ signe ” (entendu de “ Vérité ”), dit-il ”. Puis il cite le Coran : “ Nous leur montrerons Nos Signes (ayatina) aux horizons et en leur être jusqu'à ce que leur apparaisse la Vérité ”. De même pour psalmodier, poursuit-il : “ psalmodier (comme psaumes) ne traduit pas le “ tartil ” ou le “ tajwid ” du Coran. Le Coran n'est pas chanté ”. Sa musicalité spécifique a induit sa lecture spécifique par les Musulmans, qui n'est pas comparable aux chants de l'église, qui ont leur spécificité. “ La même chose peut être étendu à beaucoup de concepts, tel que “ Islam ”, “ islamisme ”, “ laïcité ”, “ spirituel ”, “ démocratie ”, etc. …, reprend Pr El Amrani. Les termes sont chargés historiquement, culturellement, intellectuellement, et quand ils sont utilisés, la première démarche si on veut faire avancer la réflexion, est d'analyser leur concept, de leur donner leur contenu avant de les appliquer à telle ou telle société ”. C'est ce qu'il va faire pour “ civilisation ”.

La dichotomie erronée


“ Civilisation a une importance fondamentale en tant que valorisation, contient une valeur de dignité, dit le Professeur. La chose ne date pas du 19ème siècle mais depuis la découverte du nouveau monde. Le type de colonisation de l'Amérique a installé le clivage (dans les esprits) civilisé/sauvage. Le civilisé était celui qui avait ramené la religion chrétienne, avec toutes ses différences internes, puisque la réforme avait déjà fait son œuvre depuis un certain temps. La connotation “ sauvage ” par rapport à “ civilisé ” est tellement fondamentale pour les colons du 16ème siècle que l'église a réuni un colloque important pour s'interroger si les Indiens avaient une âme ou pas. Au 19ème siècle, le courant de pensée appelé positivisme va engendrer de nouveau la valeur de la notion de civilisation pour l'ancrer radicalement dans l'Europe occidentale et faire que le miracle grec en soit le point de départ ”.
Pr El Amrani explique comment la valeur ajoutée aujourd'hui au terme de civilisation, dégagé de ses principes philosophiques, est devenu un jugement de valeur simple, mais que dans le positivisme il s'avère beaucoup plus pernicieux, ce qui n'est pas sans incidence sur la formation de l'intellectualité occidentale à travers les siècles. Pr El Amrani rappelle qu'Auguste Comte enseignait au 19ème siècle au Collège de France que l'Humanité avait évolué en trois états : théologique, commandé par l'ordre des Dieux ; métaphysique, ordonné par la philosophie ; positif, celui de l'ère de la science, qui va résoudre tous les problèmes et conduire au bonheur de l'Humanité. “ Nos réformistes musulmans au 19ème siècle sont en discussion avec les auteurs du positivisme, précise Pr El Amrani. Ernest Renan (dont le rapport avec A. Comte est avéré) a un dialogue avec Cheikh Mohammed Abdou sur la valeur de la science et sa place dans la civilisation musulmane. Renan écrit sur Ibn Rochd, qui a suivi la voie de la rationalité, en ayant l'impression d'avoir trouvé en lui un type exceptionnel de la civilisation arabo-islamique, puisque Renan fait une distinction fondamentale, une dichotomie, entre l'hellénisme porteur de la civilisation grecque et de la rationalité, et le sémitisme qu'il définit comme lieu du prophétisme et du poétisme ”. Pr El Amrani démontre que cet écartèlement qui a été fait sur le personnage d'Ibn Rochd reste actuel dans les esprits lorsqu'on parle d'Islam et d'Occident. L'Islam apparaît alors, de manière monumentalement erronée, comme un champ fermé à la science et à la philosophie : l'Occident aurait alors l'apanage de la rationalité, le comportement d'un Musulman serait essentiellement mû par tout ce qui s'oppose à la rationalité (de là surgissent des termes comme “ fous de Dieu ”). La méconnaissance d'une civilisation peut être fortifiée par des intentions bien étudiées (de vouloir méconnaître).

La cité idéale musulmane


“ Ce qui a été fondé et formé par la philosophie et la rationalité grecque va nous conduire au siècle des Lumières, reprend Pr El Amrani. Voltaire, Rousseau et Diderot vont inspirer la Révolution française et la séparation de l'Eglise et de l'Etat, ce qui aboutira à la consécration de la question de la laïcité comme valeur positive des Etats occidentaux ”. La science en Occident paraît dissociée de la religion chrétienne et ne s'épanouir pleinement que dans la laïcité. Ce qui n'est aucunement le cas en Islam, dès son origine et depuis sa Révélation, si on prend la peine de le connaître dans sa réalité. “ Je reviens à l'état où nous n'avions pas cette scission, rationalité d'une part, poétisme et prophétisme d'autre part, dit Pr El Amrani. C'est une “ forgerie ” du 19ème siècle sur laquelle nous vivons encore et même certains de nos auteurs en sont influencés. Si on remonte au 9ème et 12ème siècles, on trouve une civilisation islamique qui a fonctionné avec toutes les dimensions fondées sur la science, la philosophie et la religion. Je m'en réfère à la “ cité idéale ” (Al-madina al-fadela) (dans le contexte musulman) d'Abou Nasr El Farabi, inspirée de la cité platonicienne. La cité idéale de Farabi intègre à la fois les éléments de la religion, dont la chariâ, charte juridique ; avec la genèse de la philosophie arabe inspirée de la philosophie grecque, les auteurs musulmans ont développé une doctrine pour expliquer un phénomène central dans le monothéisme : celui de la prophétie, de la révélation ; puis, au niveau du gouvernement de la cité, le maître est à la fois l'imam, le “ nabi ” et le philosophe. Quatre fonctions pour la personne du gouvernant c'est-à-dire que le législateur est celui qui ordonne les possibilités de la connaissance scientifique, doctrinale, philosophique ”. Pr El Amrani cite ensuite une “ aya ” du Coran pour expliquer que cette source essentielle de l'Islam exhorte le Musulman à la recherche de la science, ce qui se réitère d'ailleurs à plusieurs autres passages du Livre Sacré. “ Ô vous qui croyez, si un savant éloquent vous vient où que vous soyez, ne répétez jamais ses dires avec ignorance ”. Remarquons encore la finesse du choix de ce Signe, par le Professeur : pour montrer jusqu'où va en Islam l'incitation au savoir. Le Pr indique en filigrane que ce Signe devrait figurer en frontispice de tout journal (ceci pour dire combien la presse est en principe tenue à la précision de l'information). “ Ce Signe nous révèle l'exigence de l'établissement du doute, de la réflexion, avant d'accepter l'information, explique Pr El Amrani. L'exactitude que recherche l'Islam au niveau de la première information est ce qui satisfait la première curiosité scientifique. Si l'Islam a un rapport fondamental avec la civilisation, c'est dans son rapport avec l'incitation au savoir et au savoir le plus exact. Vous êtes presque dans la violence à accepter une information sans la vérifier, que dire de la violence qui s'exprime par autre chose que la parole ? ” Pr El Amrani souligne cette affirmation par une citation de Abou Hamid El Ghazali, appelé “Houjjat al-Islam ” (preuve de l'Islam) : “ Qui ne doute pas ne voit pas, qui ne voit pas ne perçoit pas, qui ne perçoit pas restera aveugle ”.
Lisez nos e-Papers