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«Le Maroc paraît être le cas-type d’un antique État-nation dont la robuste identité et donc les comportements sociopolitiques doivent finalement très peu aux apports extérieurs»

Jean-Pierre
Péroncel-Hugoz, Membre à vie de la Société des rédacteurs du Monde, ancien correspondant de ce journal à Alger puis au Caire, auteur d’une dizaine d’essais, du Radeau de Mahomet (1983) à 2000 ans d’histoires marocaines (2014), Péroncel-Hugoz travaille également, depuis 1996, pour l’édition francophone marocaine où il a publié notamment Arabes, si vous parliez… du président Moncef Marzouki (Afrique-Orient).

«Le Maroc paraît être le cas-type d’un antique État-nation dont la robuste identité et donc les comportements sociopolitiques doivent finalement très peu aux apports extérieurs»
Cérémonie • Le monarque alaouite Moulay Abderrahmane à Meknès, peint par le Français Eugène Delacroix (1845, musée de Toulouse).

Peut-on parler de géopolitique interne lorsqu’il s’agit d’un pays stable ?
Il me semble que dans l’esprit des savants allemands qui, au cours des années 1920, ont inventé la geopolitik, les réalités géographiques et politiques, internes et externes, sont par définition liées. Une sorte de «mariage de raison» entre les données en principe stables de la géographie (n’oublions pas quand même les catastrophes naturelles géantes ou les changements juridiques concernant les frontières) et les données par définition provisoires de la politique, ne serait-ce que parce qu’aucun régime, même durable, n’est éternel. Ibn Khaldoun déjà avait théorisé, au Moyen Age, sur les changements de dynastie. C’est parce que rien ne dure toujours en politique que le théoricien français du nationalisme royaliste, Charles Maurras, influent durant la première partie du 20e siècle, avait rappelé que «le désespoir demeure en politique une sottise absolue»…

L’Histoire peut-elle façonner la géopolitique interne d’un pays ?
Je dirais plutôt que l’Histoire est la fille légitime et de la géographie et de la politique interne et externe d’un État, d’une ethnie, d’un chef, d’une lignée. Cela s’observe spectaculairement, au cours des siècles, chez la plupart des veilles nations, des grands États-nations, dont de Gaulle disait qu’il n’y en avait guère qu’une dizaine sur la planète : Chine, Japon, Mésopotamie, Égypte, Éthiopie, Maroc, Russie, France, Angleterre, etc. La plupart des pays, grands ou petits, anciens ou récents, sont soumis à des interactions géographico-politiques, souvent lentes, parfois brusques et rapides. Regardez la formation d’entités nationales comme l’Espagne et le Portugal, colonisées plusieurs siècles par leurs voisins arabo-berbères ; la Turquie, dont le peuple est venu de Chine ; les États-Unis d’Amérique bâtis sur le plus grand génocide de tous les temps, même si on n’en parle guère, je me réfère, bien sûr à la destruction systématique des indigènes amérindiens qui, eux-mêmes, il est vrai, venaient d’Extrême-Asie, et ainsi de suite…

Vous qui êtes auteur du livre 2000 ans d’histoires marocaines, première édition en 2010 et deuxième édition en 2014, que pouvez-vous nous dire du cas marocain ?
N’étant pas historien de formation, mon regard est celui d’un reporter, d’un voyageur indépendant ayant seulement écrit pas mal d’articles (500 sur le Maroc de Hassan II, par exemple) et ayant publié quelques essais, mais ma vision de l’actualité a toujours été sous-tendue par une connaissance minimale de l’histoire-géo, de la littérature, de la gastronomie, de l’architecture et, bien sûr, de la religion des pays visités. Le Maroc me paraît être le cas type d’un antique État nation, dont la robuste identité et donc les comportements sociopolitiques, doivent finalement très peu aux apports extérieurs. Feu le Roi Hassan II, qui était aussi un penseur souvent non conformiste, n’a pas craint de dire, à l’encontre des modes occidentales actuelles sur le mélange, le métissage, etc., que «Le Maroc a eu la chance de ne pas être une terre de passage. Sans cela nous n’aurions jamais eu cette spécificité. Nous serions devenus un peuple dépersonnalisé, un caravansérail que les gens traversent, etc.»* (La mémoire d’un roi, Plon, Paris, 1993). En 3000 ans d’Histoire, le Maroc, en effet, n’a reçu qu’un seul apport extérieur qui l’a marqué profondément, au point de remodeler son âme originelle : l’Islam, civilisation, religion et mentalité. La trace française se limite, finalement, à un apport linguistique, c’est-à-dire quelque chose de volatil par essence…

Vous étiez correspondant du journal le Monde à Alger puis au Caire. Quelle est votre perception de la géopolitique interne de ces deux pays ?
En Algérie, sous la dictature du colonel Boumédiène, toute la politique interne et externe tournait autour de deux obsessions : humilier l’ex-puissance coloniale française et affaiblir le Maroc en y encourageant toute révolution. Certains ministres, comme Ahmed Taleb-Ibrahimi, après les gros coups de Skhirat et du Boeing royal, me glissaient : «Vous verrez, ça ne sera pas long, Hassan II va tomber…»
Au Caire, en revanche, quand j’y étais, sous Sadate, après la paix avec Israël, la hantise permanente de la caste militaire, au pouvoir depuis 1952, était de voir les masses urbaines, dont la misère était et reste effrayante, sans commune mesure avec ce qu’on vit au Maroc, brûler les centres-villes, les piller et renverser le régime. À présent, la hantise des dirigeants égyptiens est l’apparition d’un terrorisme chronique venant des Frères musulmans chassés du pouvoir par l’armée, alors qu’ils avaient été élus…

Si vous deviez résumer en un mot la géopolitique interne du Maroc, de l’Algérie et de l’Égypte, quels seraient ces trois mots ?
Maroc : le gouffre social entre la bourgeoisie occidentalisée des villes et les masses déshéritées des faubourgs. Cependant, le Maroc ce n’est pas l’Inde et ce n’est pas l’Égypte non plus. Le Maroc est un pays intermédiaire et il y a eu beaucoup de progrès depuis ces dernières années.

Algérie : les prébendiers de l’indépendance et du naphte redoutent que des islamistes violents, toujours présents dans le pays, les renversent.

Égypte : tenir en respect les Frères musulmans à n’importe quel prix pour sauvegarder l’hégémonie des militaires.

Quand on veut asseoir la géopolitique d’un pays, est-il plus judicieux de commencer par sa géopolitique interne, pour passer à l’externe ensuite, ou bien faut-il s’occuper des deux en même temps ?
Les deux en même temps bien sûr ! Toutes les données intérieures et extérieures s’entrecroisent. Par exemple, si le Maroc parvient à réduire la pauvreté extrême, les populations, notamment celles du Sud, s’attacheront plus fortement à la mère-patrie et au régime, et tout risque d’agitation ou de séparatisme disparaîtra, surtout si en Algérie une nouvelle génération politique arrive au pouvoir. Inchallah…

Quel rôle attribuer à la monarchie dans l’exception marocaine ?
Une large part de l’exception politique marocaine provient de la royauté, qui dans sa version musulmane remonte à Charlemagne ; la dynastie actuelle, qui se rattache au prophète de l’lslam, régnant sur le pays depuis Louis XIV. Seul le Japon possède une monarchie plus ancienne. Le côté familial et même familier des vieilles lignées royales permet les évolutions en douceur et empêche les dictatures. Sans le rôle de «capiton» joué en Italie par la Maison de Savoie, le pouvoir mussolinien aurait été beaucoup plus dur pour la population. Feu le fameux marxiste marocain Abraham Serfaty aimait dire : «L’Histoire a prouvé que les républiques sont supérieures aux monarchies», oubliant que les tueries géantes du XXe siècle ont toute été le fait de républiques ou de républicains, de Staline à Hitler, des Jeunes-Turcs aux Khmers rouges…
L’un des principaux torts de la diplomatie secrète des états-Unis à été d’abandonner le chah d’Iran puis d’empêcher la restauration du chah d’Afghanistan sans compter le véto de Washington au retour du tzar des Bulgares et du roi de Roumanie. Dès que la sanglante révolution anti-Benali à commencé à Tunis, j’ai pensé et écrit que si Bourguiba, par gloriole personnelle, n’avait pas déposé le bey ou roi de Tunisie en 1957, cette institution modérée et patriarcale aurait sans doute évité la dictature du général Benali. Idem en Egypte et maintenant en Libye où toute la Cyrénaïque aimerait bien faire appel à l’émir Mohamed El Senoussi, pour panser les plaies du kadhafisme, mais là encore les Américains freinent à mort… Certes l’Espagne voisine compte pas mal de républicards mais les faits sont là : les Bourbons ont su par leur doigté instaurer l’un des systèmes politiques les plus libéraux d’Europe.
Rappelons-nous que le général de Gaulle avait, comme le maréchal Lyautey, la fibre royaliste, et qu’il aurait voulu sortir la France de l’instabilité constitutionnelle qui l’affaiblit depuis deux siècles, en laissant pour successeur le comte de Paris, héritier des trois dynasties qui firent la France. Les désordres de mai 1968 ont empêché ce projet révolutionnaire de se réaliser…
Le bon sens populaire marocain, regardé de haut par nombre de vos intellos, encore incroyablement imprégnés de marxisme, voit juste quand il manifeste son aversion pour la plupart de vos politiciens, n’accordant sa confiance qu’au roi pour faire avancer le pays… Même mon journal, le Monde, à fini par reconnaître dans un édito célèbre du 11 septembre 2007 que : «la monarchie est indiscutablement populaire au Maroc»…

Que pensez-vous des médias marocains ?
Les médias de Casa et Rabat sont certes nombreux et souvent agréablement maquettés mais peu variés car la pensée dominante y reste imprégnée d’utopies toutes plus où moins laïquo-républicardes, sans racines ici. Certains éditorialistes essaient inlassablement de saper les fondements de votre royauté nationale, de dénigrer et affaiblir les aspects sacrés du régime chérifien. Or une royauté, surtout chez un peuple croyant, a besoin d’une certaine aura de sacralité afin de pouvoir se maintenir au-dessus des querelles politiciennes. Les Français, mes compatriotes, en adulant les princes étrangers, tentent depuis deux siècles (Bernanos aimait à le rappeler) d’oublier la décapitation de Louis XVI, de regretter le rôle d’arbitre impartial que seul peut jouer un chef non issu des urnes mais de la tradition et qui, par définition, peut planer ainsi au-dessus de la politique politicienne… 

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