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L’ombre d’une première bataille pour l’Eurasie

Lahcen Aqartit,chercheur et analyste en Géopolitique.

L’ombre d’une première bataille pour l’Eurasie

La guerre en Syrie est par excellence accoucheuse d’histoire. Il s’agit d’une déferlante porteuse de changements dans le paysage régional et mondial. Les traits de cette reconfiguration se dessinent au grand dam des États-Unis et d’un Occident en proie à une récession économique grave. Étant le stade suprême de la politique, la guerre est la véritable expression de l’aggravation du politique, en termes de contradictions majeures, accompagnées de l’impossible compromis entre les différents protagonistes. Ainsi, la guerre en Syrie constitue la manifestation spectaculaire d’une crise politique profonde au sein d’un Ordre international agonisant, mettant fin à l’unilatéralisme en matière de paix et de sécurité internationale. En même temps, cette guerre constitue, avec une série d’événements semblables, les douleurs qui précédent la naissance d’un nouvel ordre mondial où plusieurs acteurs s’annoncent incontournables dans toute sorte de crises ou de conflits internationaux.

La guerre en Syrie et les développements qui s’ensuivirent annoncent irréfutablement les dérives de la gouvernance unilatérale américaine depuis la chute du mur de Berlin. Conscient des effets catastrophiques de cet épisode des relations internationales sur l’économie mondiale, les puissances occidentales se sont montrées réticentes vis-à-vis des politiques houleuses et aventurières de certains alliés dans la région. Par conséquent, plusieurs capitales occidentales se sont émancipées de l’atlantisme servile imposé par l’empire américain pendant plus de 20 ans. Les différentes guerres entreprises par l’administration Bush n’ont fait qu’affaiblir l’économie occidentale et l’enliser dans des conflits interminables.

Cette prise de conscience de la dérive américaine, que le rapport Baker-Hamilton avait déjà soulignée avant la fin du mandat de George W. Bush, a affecté la politique étrangère de son successeur Barack Obama, mais sans que cela atteigne la rupture, comme le reflète le «chaos libyen» si on emprunte les mots de l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Dans ce conflit syrien, de nouvelles réalités s’imposent et démontrent irréversiblement les limites de l’interventionnisme américain ainsi que la nécessité d’une gouvernance multipolaire des crises politiques mondiales. Il est vrai que la stratégie américaine moyen-orientale a été revue au second rang après l’annonce du basculement vers le «pivot asiatique», mais cela n’empêche pas de dire que le coup de maitre de Vladimir Poutine a montré à quel point les États-Unis étaient incapables d’anticiper le cours des événements et à quel point leurs services de renseignement sont décalés vis-à-vis des plans militaires russes. Il s’agit désormais d’une fissure profonde dans les rapports de force globaux.

Ce conflit est générateur d’histoire dans la mesure où il façonne l’avenir de la région et du monde. Dans l’immédiat, ce sont les nouvelles puissances qui s’affirment à travers tout d’abord leur poids économique. Elles réclament un nouveau partage du monde à la hauteur de leurs nations et revendiquent le statut de puissance incontournable. La détermination de la Russie et de la Chine à empêcher les États-Unis et leurs vassaux régionaux de modifier les cartes géopolitiques au Moyen-Orient est une affirmation nette que les rapports de force ne sont plus les mêmes. Devant l’arrogance et la tyrannie de l’Occident, ces deux superpuissances ont exprimé leur soutien à l’État syrien à travers une bataille autour des concepts du droit international. Leur intransigeance s’est renforcée progressivement et parallèlement à l’évolution du conflit syrien. Il a fallu amener les décideurs occidentaux à repenser leurs stratégies vis-à-vis des questions de la paix et de la sécurité internationale.

Conscients de la consistance du conflit et de l'importance de l'énergie, le gaz s’imposant comme le principal enjeu énergétique du 21e siècle, la Russie et la Chine mènent cette bataille d’influence autour des lieux de production et d’acheminement du gaz.

Ainsi, la taille des enjeux autour du conflit syrien ont fait que l’engagement de ces nouveaux acteurs est sans précédent depuis la dislocation du bloc soviétique. L’entêtement occidental, principalement de la France d’admettre les nouvelles réalités dans l’échiquier mondial ont amené la Russie et la Chine à accentuer les moyens de pression en passant du premier veto au second, puis au troisième double veto contre toute résolution à l’encontre de leur allié syrien. Il s’agit d’une véritable bataille diplomatique menée habilement au sein du Conseil de sécurité par une nouvelle élite de diplomates chinois et russes. Néanmoins, devant l’impossible solution politique à ce conflit et les divergences profondes d'intérêts, une démonstration de force s‘impose sur la table des choix stratégiques à entreprendre. Ainsi, le temps est venu et l’occasion à saisir ne peut être ratée par le grand stratège Vladimir Poutine pour démontrer que la Russie d’aujourd’hui est une puissance militaire écrasante et que ses propos sur la détention du meilleur armement au monde, à l’occasion de la commémoration des 70 ans de la victoire sur les Nazis, s’avèrent une réalité surprenante et mortifère pour les règles du jeu imposé par l’empire.

L’histoire est aussi dans l’ombre de cette guerre. En effet, la bataille de Syrie n’est que la porte pour la grande bataille de l’Eurasie. À travers cette guerre se dessinent les scénarii et les cartes de l’Eurasie. Il s’agit pour les Russes et les Chinois de mettre fin à un rêve anglo-saxon qui date de longtemps, celui de contrôler l’Eurasie. De ce fait, il est plus que vital pour la Russie et son allié chinois d’anticiper cette bataille sur le territoire syrien pour amener les Américains à repenser leurs stratégies et leurs plans pour l’Asie et le sud de l’Asie, ces espaces étant vitaux pour les deux puissances alliées. L’hostilité américaine en matière d’intégration au sein de cet espace est flagrante. Faut-il rappeler les propos d’Hillary Clinton dans une conférence à Dublin en 2012 ou elle a déclaré que «Les États-Unis s’opposeront à des processus d’intégration dans l’espace postsoviétique» ? D’ailleurs, le projet de gazoduc américain, connu sous le nom de Nabucco, s’inscrit dans cette bataille pour le contrôle de l’Eurasie, et ce à travers le contrôle des voies d’acheminement du gaz.

Cette stratégie consistait dans un premier temps à affaiblir la Russie, en s’attaquant à son secteur gazier, ensuite à l’empêcher de revenir sur l’arène internationale. Par conséquent, cette stratégie soumettrait à moyen terme l’économie chinoise au dictat des géants gaziers américains. Ainsi, l’engagement russe et chinois dans le conflit syrien aurait une double utilité. Tout d’abord, cette alliance défend les principes directeurs du droit international en matière de souveraineté inviolable des États. À cet effet, une solution politique au conflit syrien compatible avec les principes déclarés renforcerait la perception qu'ont ces deux puissances de la question de la paix et de la sécurité internationale. Il s’agit de la confirmation de la doctrine classique du droit international, sur la base de laquelle s’est bâtie l’Organisation des Nations unies. Ensuite, cet engagement est une démonstration de la fermeté de la Russie et de la Chine quant à la protection de leurs intérêts stratégiques. Bref, les vetos, les missiles S400, Kalibrs… chacun de ces instruments traduit en anglais le hard power et le soft power pour annoncer à partir de Damas la mise en place du Nouvel Ordre international multipolaire.

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