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Entre l’élu et le nommé

Par Nabil Adel M. Adel est chef d'entreprise, consultant et professeur d’Économie, de stratégie et de finance. Il est également directeur général de l'Institut de Recherche en Géopolitique et Géo-économie à l'[email protected]

Entre l’élu et le nommé
Les débats actuels sont le prélude d’une modification de fond qui vise à dépourvoir les gouvernements de l’un de leurs principaux et derniers moyens d’action, à savoir les finances publiques.

La nouvelle tendance à la «technocratisation» de l’économie est en bonne voie. Après avoir ôté aux gouvernements élus le pouvoir de contrôler les banques centrales, le tour est venu de leur enlever la gestion budgétaire. Ainsi, quand on discute publiquement des moyens de limiter «les dérapages» des acteurs politiques dans la gestion des finances publiques et des voies de leur contrôle par des technocrates, on marche sur la tête. Cette tendance internationale à faire des élus de simples exécutants des décisions de techniciens, peut-être compétents, mais certainement pas élus, est une régression économique majeure. Voici pour quelles raisons elle l'est.

Les dernières recherches sur les finances publiques abordent une problématique pour le moins saugrenue en économie, à savoir les limites à imposer aux responsables gouvernementaux dans leur gestion en «bons pères de famille» des finances de l’État. Tout se passe comme si les acteurs politiques, détenteurs de la légitimité démocratique et populaire et soumis à la pression des urnes et des campagnes électorales, étaient devenus un ramassis d’incompétents et d’irresponsables auxquels il faut imposer désormais une tutelle technocratique. Et si seulement cette tutelle était synonyme de choix économiques pertinents. L'histoire nous a montré que les expériences des gestionnaires apolitiques pouvaient s’avérer, par moments, assez médiocres.

La prétendue supériorité des technocrates dans la gestion de la chose économique n’est pas toujours démontrée, tant les résultats économiques modestes de notre pays ne semblent pas créditer cette thèse, ni confirmer cette prétention.Dans un système normal, les finances publiques sont le principal instrument de la politique économique. Elles constituent le moyen de réalisation du contrat sur la base duquel une formation politique arrive au pouvoir et prend, de droit, les rênes de l’exécutif. Lui ôter cet outil, ou chercher à le circonscrire au profit de technocrates qui n’ont aucune assise populaire est non seulement dangereux pour l’économie, mais peut-être néfaste pour les finances publiques, dont on cherche à rationaliser l’utilisation. En effet, si les gouvernements sont soumis à la sanction populaire des urnes, les technocrates ne sont exposés, dans le meilleur des cas, qu’à des mesures administratives. C’est la raison pour laquelle, même d’un point de vue purement technique, il faut que l’acteur politique se dote des compétences nécessaires en économie, mais on ne peut en aucun cas lui substituer un technicien, quelle qu’en soit la compétence. Sinon, on bat en brèche le principe même de reddition des comptes.

Rappelons que les deux instruments de la politique économique d’un gouvernement sont la politique budgétaire (finances publiques) et la politique monétaire. Ainsi, après avoir enlevé aux gouvernements tout contrôle sur les banques centrales et consacré l’indépendance de celles-ci des pouvoirs exécutifs, pourtant, issus d’élections, nous voilà devant un nouvel effeuillage. En voulant soumettre les gouvernements au contrôle des technocrates, nous assistons à la fin de la politique économique. Dorénavant, les gouvernements ne seront que des agents d’exécution de politiques économiques élaborées par des «shadow cabinets», voire par des cabinets de conseil privés. Cette dérive est inquiétante, car désormais les mesures qui affecteront le sort de millions de citoyens se retrouveront entre les mains d’une minorité d’experts, souvent soumis à toutes sortes de conflits d’intérêts et de lobbyings, mais jamais à un contrôle populaire.

Cette tendance néfaste à tout privatiser et à ôter des pans entiers de l’activité d’un pays des mains des politiques et à déplacer les centres réels de pouvoir vers des techniciens est la source majeure de la fréquence et de la persistance des crises de plus en plus violentes qui secouent l’économie. L’État s’est constitué, faut-il le rappeler, autour de l’impôt et son pouvoir s’est affirmé grâce aux dépenses publiques et à leur rôle, en tant qu’instrument de politique économique. Après avoir ôté aux gouvernements toute décision monétaire (sachant que la monnaie est l’un des attributs de la souveraineté) et l’avoir placé entre les mains de technocrates, les débats actuels sont le prélude d’une modification de fond qui vise à dépourvoir les gouvernements de l’un de leurs principaux et derniers moyens d’action, à savoir les finances publiques. Que restera-t-il donc de l’action gouvernementale, sans les budgets ? Quelle sera la nature du contrat social, si d’aventure il est vidé de sa principale substance ?

Si tel est le cas, à l’avenir nous aurons des gouvernements qui seront chargés uniquement de coordonner l’activité des administrations, sans l’âme budgétaire, dont l’élaboration, tout porte à l’entrevoir, sera réalisée par des sociétés privées, payées par nos impôts. L’expertise technique doit être mise au service du pouvoir politique. Les techniciens et les experts doivent veiller à donner forme aux engagements des politiques vis-à-vis des citoyens et à ce que le choix des électeurs se retrouve dans les actions économiques des gouvernements.

Après tout, c’est avec leur argent qu’on mènera la politique économique et non celui des experts. Si l’expertise technique et la connaissance des dossiers deviennent un centre de pouvoir en soi et si les décisions qui affectent les citoyens sont prises par des personnes autres que celles qu’ils ont choisies, le vote n’aura aucun sens et toute l’opération démocratique, elle-même, serait vidée de son sens. La qualité des politiques économiques est indissociable de la rigueur du processus qui a permis de les élaborer.

Or la meilleure rigueur est celle qui soumet les détenteurs de pouvoir et donc les preneurs de décisions au contrôle citoyen, médiatique et institutionnel. Améliorer le système, c’est renforcer le pouvoir de décision et élargir le contrepouvoir de contrôle. En d’autres termes, tout le contraire de ce que nos débats actuels annoncent !

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