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Le verdict ingénieux d’un juge du tribunal de la famille de Tanger

Le verdict n’est pas passé inaperçu. En établissant par jugement, à la requête de la maman, la filiation d’une fillette née hors mariage, à son père, un magistrat tangérois a jeté un pavé dans la mare. De par son caractère unique, audacieux et inédit, ce verdict figurera en bonne place dans les annales judiciaires au Maroc. Mieux encore, s’il est confirmé en appel, il pourra même faire jurisprudence et réparer une injustice qui a prévalu pendant longtemps.

Le verdict ingénieux d’un juge du tribunal  de la famille de Tanger
Le jugement rendu par le magistrat du tribunal de famille de Tanger pourra faire jurisprudence.

Le 30 janvier 2017 est une date à marquer d’une pierre blanche, car elle constitue une avancée notable pour le renforcement de la protection de l’enfant et l’égalité des sexes. Dans ce qu’on peut qualifier de première, un juge du tribunal de la famille de Tanger a en effet établi par jugement, à la requête de la maman, la filiation d’une fillette née hors mariage, à son père, dont les analyses génétiques ont confirmé la paternité. Le magistrat qui a fait preuve d’un esprit d’analyse aigu a motivé sa décision en combinant le droit musulman, le Code de la famille, le droit constitutionnel et enfin le droit international. Grâce à une argumentation solide, bien étayée et un cheminement de pensée limpide, il a réussi à conférer une base légale solide à la décision de rattacher l’enfant à son père biologique.

Le raisonnement qui a prévalu jusqu’alors était que l’enfant né en dehors du lien du mariage est illégitime, par conséquent il n’a aucun droit vis-à-vis de son père, quand bien même il serait prouvé qu’il en est le géniteur, et ce conformément à l’article 148 du Code de la famille qui stipule «la filiation illégitime ne produit aucun des effets de la filiation parentale vis-à-vis du père». Dans ce cas, l’enfant sera rattaché uniquement à sa mère et ne peut prétendre à aucune prise en charge de son géniteur.
Reconnaissons que cette situation faisait la part belle au «père» qui se trouvait exonéré de toute charge, au moment où incontestablement il porte une part de responsabilité dans la venue au monde de l’enfant. Comment résoudre une telle difficulté ?

D’abord, le magistrat s’est appuyé sur un principe universel du droit, qui est la hiérarchie des lois. Cette règle voudrait que dans un pays donné, la Constitution soit la Loi suprême, suivie des lois votées par le Parlement, lesquelles sont suivies par les règlements administratifs, etc. Selon ce principe, tout texte légal ou réglementaire doit être conforme au texte supérieur. Si deux textes sont contradictoires, c’est le texte supérieur dans la hiérarchie qui va prendre le dessus.

Le magistrat s’est appuyé ensuite sur un deuxième principe universel du droit, qui consiste à dire que les conventions internationales, lorsqu’elles sont ratifiées par un État, sont supérieures à ses lois internes, y compris sa Constitution. Si par exemple la loi d’un pays est en contradiction avec un traité international signé et ratifié par ce pays, c’est le traité international qui va primer. Cette primauté des traités s’explique par le fait que c’est l’État concerné qui a décidé unilatéralement de ratifier ce traité en connaissance de cause et que si ce traité était contraire à ses lois, il n’avait qu’à ne pas le signer. D’autre part, cette règle empêche un État de paralyser l’exécution d’une convention internationale, en promulguant une loi contenant des dispositions contraires.

Le magistrat va enfin recourir à un troisième principe général du droit, consistant à énoncer que toute personne qui a commis une faute doit en assurer la réparation. Dans le cas de l’établissement de la filiation, le magistrat se réfère à l’article 32 de la Constitution, en vertu duquel «l’État garantit une égale protection juridique et une égale considération à tous les enfants, abstraction faite de leur situation de famille». Or, renier la paternité à l’enfant, revenait à violer cet article de la Constitution, puisque ni la protection ni la considération n’étaient assurées à l’enfant. Le magistrat a fait valoir à juste titre la suprématie de la Constitution sur la loi formant Code de la famille.

S’agissant de l’argumentation basée sur les conventions internationales, le magistrat s’est référé à la convention de l’ONU de 1989 sur les droits de l’enfant, ratifiée par le Maroc en 1993, et à la convention européenne sur l’exercice des droits des enfants de 1996, ratifiée par le Maroc en 2014. Ces conventions édictent une règle de base, consistant à prendre en considération en priorité l’intérêt de l’enfant lorsqu’il est concerné par un litige. En d’autres termes, l’intérêt de l’enfant passe avant celui du père, de la mère ou du tuteur. Une deuxième règle stipule que dès sa naissance, l’enfant doit être enregistré immédiatement et avoir le droit à une nationalité et qu'il doit lui être permis, dans la mesure du possible, de connaître ses parents et de bénéficier de leur protection.

En application de ces règles, le magistrat a d’abord privilégié l’intérêt de l’enfant et estimé que cet enfant avait fondamentalement le droit de connaître son père et d’être protégé.
En outre, sur le volet de la prise en charge de l’enfant par son père biologique et dès lors qu’il y avait une difficulté juridique à allouer une pension alimentaire, puisqu’il n’y avait pas mariage, le magistrat a recouru à l’artifice du droit à réparation, consacré par l’article 77 du Dahir des obligations et contrats, qui énonce une règle générale et universelle ouvrant le droit d’obtenir une juste réparation de la part toute personne qui a commis une faute causant un préjudice. Ci-après, le texte de l’article 77 : «Tout fait quelconque de l'homme qui, sans l'autorité de la loi, cause sciemment et volontairement à autrui un dommage matériel ou moral, oblige son auteur à réparer ledit dommage, lorsqu'il est établi que ce fait en est la cause directe.» Le juge a estimé que la naissance de l’enfant est une faute en soi et qu’à ce titre, il a droit à une indemnisation de la part de celui qui l’a conçu. Ce faisant, il l’a condamné à lui verser des dommages-intérêts (et non une pension) de 100.000 dirhams, que la mère recevra en sa qualité de tutrice de sa fille.

Enfin, le magistrat a recouru au mode de raisonnement «à contrario» : si l’article 148 du Code de la famille édicte que la filiation illégitime ne produit aucun des effets de la filiation parentale vis-à-vis du père, cela veut dire à contrario qu’elle produit des effets vis-à-vis de la mère. Ce faisant, cet article consacre une inégalité entre les sexes puisque l’enfant ne peut naître que de l’union des deux parents. Or les conventions internationales signées par le Maroc et sa Constitution consacrent l’égalité des sexes. Cet article permet in fine à un parent (le père) d’échapper à toute poursuite et met l’enfant à la charge exclusive de sa mère. Il consacre une vision rétrograde et dépassée, qui consiste à culpabiliser la seule femme. À partir du moment où elle a «cédé», elle supportera seule la conséquence de son erreur ad vitam aeternam.

Pour toutes ces raisons, cette décision constitue ce que les juristes appellent un revirement, qui remet en cause une jurisprudence constante depuis 60 ans, date de la promulgation de la Moudaouana en 1957, remplacée depuis 2004 par le Code de la famille. Par ailleurs, cette décision prouve, s’il en était besoin, que notre justice dispose des capacités pour accompagner l’évolution de la société marocaine et qu’il n’est pas toujours nécessaire d’attendre le changement de la loi pour rendre justice. Enfin, le magistrat a fait preuve d’Ijtihad, ce concept du droit musulman, consistant à faire un effort personnel de recherche et d’analyse en vue de rétablir la victime dans son droit. Il s’est en outre remis à son intime conviction et décidé conformément à ce qu’il a considéré comme juste pour l’enfant. Certes, l’enfant ne pourra pas porter le nom de son père, ni obtenir une pension alimentaire régulière. Il ne pourra pas hériter non plus puisque la loi est claire dès lors qu’il n’y a pas eu mariage, car si le juge en avait décidé ainsi, son jugement aurait été cassé facilement en appel, pour violation flagrante de la loi.

Espérons maintenant que la Cour d’appel ne remettra pas en cause cette belle avancée et confirmera ce jugement, consacrant cette tendance et ouvrant la voie à d’autres mères, afin d’obtenir réparation du préjudice causé à leur enfant par des pères indignes.
Une prochaine évolution pourrait être également la reconnaissance du «droit d’héritage pour tous», car la situation actuelle consacre une discrimination dont la victime (l’enfant illégitime) n’y est pour rien. Qui sait ? Les pères indélicats y réfléchiront à l’avenir à deux fois lorsqu’ils sauront que la justice sera intransigeante avec eux s’ils n’assument pas leur responsabilité à l’égard de leur progéniture, qu’elle soit légitime ou non.

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