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Quête et art de la synthèse

1. Exploration simultanée de la figuration et de l’abstraction

L’œuvre de Mohammed Krich est une des rares, aujourd’hui, à établir une fine synthèse entre figuration et abstraction. Et pourtant, elle se déploie sur deux genres, en apparence opposés. Des éléments apparentés à l’abstraction sont présents dans ses œuvres figuratives et l’inverse est vrai.
Mais Krich n’est pas dans une démarche où il aurait opté pour l’abstraction après avoir épuisé la figuration. Krich n’est pas dans cette forme de rupture entre genres ou périodes. Figuration et abstraction participent chez lui d’un même mouvement, d’une même temporalité. Bien souvent, des plasticiens, reconnus et confirmés, affirment avoir tourné la page d’une catégorie ou d’une période pour en ouvrir une autre. Mais Krich est plus dans la synthèse, un des rares plasticiens marocains à suivre cette voie.

Dans l’histoire de l’art, l’abstraction s’est affirmée contre la figuration. Kandinsky le fondateur a tout bouleversé. Un nouveau souffle a été insufflé, libérant les imaginaires et produisant des œuvres correspondant aux attentes conceptuelles et artistiques du monde moderne. Mais le débat parfois sévère a été long à s’apaiser entre les partisans de la tradition et les innovateurs. Depuis que l’art abstrait a affirmé sa place légitime dans l’«histoire de l’art», les grands emportements contre l’art figuratif se sont estompés. Pour les innovateurs, la «frontière» entre abstrait et figuratif a été souvent un «espace de créativité et de recherche» et non un mur. Leur talent aurait étouffé s’il s’était inscrit dans un dualisme «tranché et radical».
«Les genres dans l’art pictural (figuration et abstraction en particulier) dans leurs aspects structurels et formels relèvent de l’éphémère dans le sens où tout style se voit, au fil du temps, voué au dépassement, à la désuétude et à l’abandon, dans le temps et l’espace». (Mohammed Krich. Extrait du texte «Essentiel et Diversité» par lequel Krich présente son Exposition rétrospective «Quand la figuration s’allie à la modernité», mars 2016, Casablanca).

Selon Krich, aucun genre ne saurait se prévaloir de la permanence. Ou s’ériger comme principal support pour l’expression. Ou avoir l’exclusive pour susciter enchantement et illusion. Les synergies sont inéluctables. Établir des frontières étanches est irréalisable. Chaque genre se nourrit de l’autre. Rigidifier l’art dans des catégories verrouillées n’aurait aucun sens. «C’est la pratique de l’art en tant qu’activité existentielle qui est permanente, immuable et intemporelle», souligne-t-il. Il laisse comprendre que les déclinaisons viennent en second lieu. À l’occasion de cette exposition et conformément à cette vision, ses œuvres figuratives et abstraites ont été accrochées amalgamées et non confinées dans des espaces distincts, en une «mixité plastique» remarquable.
Un autre propos de Krich va dans le même sens : «Cette exposition est le fruit de travail d’une quarantaine d’années à travers laquelle j’explore le figuratif vers l’abstrait». Lorsqu’il dit «explorer le figuratif vers l’abstrait», il ne faudrait surtout pas entendre «abstrait» comme un but dernier, une finalité. En fait, Krich «explore» en une réciprocité et symétrie entières l’abstraction… «dans et par»… la figuration. Et il explore la figuration «dans et par» l’abstraction.

Son œuvre carrefour fait croiser et combiner, dans une même recherche, des éléments du figuratif et de l’abstrait en mêlant librement réalisme, imaginaire et subjectivité. L’explorateur est dans la recherche continue. Avec des avancées, des reculs, des boucles et souvent des sinuosités complexes. Il ne peut anticiper ou préfigurer son parcours. De ce fait, l’«abstraction» chez Krich ne doit pas être comprise comme une «destination» ou un «terminus». L'artiste est dans l’exploration «simultanée» de deux genres. L’examen des modes opératoires qu’ils utilisent le montre parfaitement. Aussi bien dans ce qu’il donne à voir comme «figuration» ou dans ce qui est «supposé» être abstraction».

2. Au-delà de la figuration

Ses œuvres figuratives peuvent apparaitre comme une représentation de la réalité. Mais il n’y a pas cette volonté franche de reproduire le réel en utilisant les techniques picturales classiques, avec leur toucher lissé, régulier, glissant et sans aspérité. Par exemple, aucun visage, aucun aspect anatomique n’est souligné. Tout n’est que suggéré. Le corps est pris dans sa globalité en tant qu’entité avec un minimum de différenciation. Krich se détache du motif même si celui-ci reste reconnaissable. Il suggère des lignes, des a
ngles, des masses, en une sorte de «figuration partielle».
Il y a une grande part d’illusion. La réalité est «reconvertie» tout d’abord par les techniques picturales. Elle est ensuite «réenchantée» par une mobilisation des tréfonds de la subjectivité de l’artiste, une forte intrusion de son «monde intérieur». C’est au niveau de cette frontière imprécise que surgit et s’épanouit l’art de Mohammed Krich. Le mystère d’une œuvre qui se déploie dans cet intervalle entre le réel et sa représentation.

Certes à la base, la figuration est là, elle est «déclenchée». Mais elle est «suspendue», «interrompue». Et nous verrons qu’il en est de même pour son abstraction, qui se trouve elle aussi «retenue», car elle intègre des éléments de figuration. Cette démarche, n’est pas trop éloignée, sur le plan conceptuel, de celle de l’«abstraction partielle» qu’on retrouve chez les post impressionnistes (Gauguin, Van Gogh, Cézanne…). Ainsi que celle du fauvisme et du cubisme qui ont «irréalisé» la «réalité». Le premier a modifié l’équation «lumière/couleur/réel» et le second a fractionné les formes et les lignes. En plus aussi de l’approche de Magritte qui a complètement brouillé les repères en qualifiant la «représentation» d’une pipe par «Ceci n'est pas une pipe». Questionnant à l’extrême la notion de figuration. Depuis, l’art moderne ne cesse de s’interroger sur les bornes et les démarcations.
L’œuvre de Krich s’inscrit dans tous ces questionnements. On peut distinguer trois facteurs, chez lui, qui participent à la «suspension» de la figuration, l’empêchant de fonctionner «pleinement». Tout d’abord, le choix des techniques picturales engendrant une sorte de «trompe l’œil»… Ensuite le degré d’«éloignement et de proximité» qui modifie la perception de l’œuvre. Et enfin, la thématique commune «ombre/fumée» qui participe à l’«irréalisation» de la toile.

Les techniques picturales
La notion de «trompe-l’œil» semble opératoire pour lire ses œuvres. Il se crée un «mélange optique» dans l’œil, engendré par des touches rapides et nerveuses (oscillant entre «réalisme» et «impressionnisme»). Les effets sont appuyés par une «texture de pâte onctueuse» (faisant l’identité de ses toiles), issue de mélanges complexes de pigments et liants, parfaitement maitrisés par Krich. Les empreintes et marques sur la toile en deviennent similaires à celles présentes dans les œuvres abstraites. Par ce biais, l’art de Krich interpelle également sur la peinture (les couleurs, la matière, les reflets, le contraste, la brillance…) plus que sur ce qu’elle représente. Au même titre que pour l’art abstrait, le «voyage de l’esprit» est favorisé. Il se détache et s’envole au-delà de la supposée réalité montrée sur la toile.
Une célèbre formule dit : «Le figuratif se voit avec les “yeux” et l’abstrait se voit avec les “neurones”». Certes, les toiles de Krich procurent une grande allégresse pour l’œil, mais on ne peut s’arrêter là. Les «neurones» sont probablement plus sollicités que les «yeux». Son art étant bâti sur une forte intervention du monde intérieur, plus qu’extérieur.

Perception visuelle de l’œuvre
L’affaiblissement de la frontière entre abstrait et figuratif «peut aussi découler – paradoxalement – de choses parfois très simples». Il s’agit souvent du «point de vue», de ce lieu à partir duquel l’œuvre est observée. Ainsi, le niveau d’éloignement peut conduire parfois à une perception abstraite ou figurative. De près, la toile de Krich laisse voir une matière colorée, éparpillée, éclatée… Quelques pas en arrière, tout se ramasse, se regroupe, s’agglomère. Bien sûr, l’appartenance à un genre ne peut se réduire à ce facteur… mais il doit être intégré dans l’analyse… surtout face aux partisans acharnés des délimitations.

Thématique «ombre/fumée» et subjectivisation de l’œuvre
L’ombre est partout et sature l’œuvre de Krich. Plus précisément «les ombres». Évoluant dans un espace baigné de soleil, les êtres et les objets sont systématiquement dédoublés de leur ombre. Les ombres ne sont pas suggérées par des touches légères. Leurs fortes empreintes interpellent. Elles sont extrêmes. De véritables «taches» très appuyées en gris bleuté. On ne pourrait résumer l’ombre, chez Krich, à un procédé visant à amplifier la luminosité de l’œuvre. Non. Il y a chez lui une symbolique fascinante de l’ombre. Un sens à explorer.

Un quasi-monde parallèle s’étale sur le sol. Les entités dédoublées de leur ombre sont d’une autre époque. D’un autre monde. Ils sont déjà eux-mêmes déjà des traces de mémoire, des marques du passé. L’ombre ténébreuse contraste d’une manière ésotérique avec le blanc éclatant des djellabas et haïks. Elle rend doublement énigmatiques ces entités. L’ombre comme «trace seconde»
d’une «trace première», d’êtres «quasi fantomatiques».
L’ombre en dialectal c’est (), en arabe classique c’est () parfois () ; l’imaginaire c’est () ou (). La notion d’ombre en vient à «irréaliser» la figuration et la vider de sa substance tangible. Elle induit un monde fantasmagorique mêlant «réalité et irréalité», «matérialité et spiritualité».

Cette «irréalisation» est également appuyée par un autre élément : l’élévation au ciel de veloutes de fumée. Sur 27 œuvres figuratives du catalogue de l’exposition de Casablanca de 2016, près de la moitié (13) comportent des foyers d’où s’élèvent, en une vision lointaine, des émanations blanches. Krich ne montre pas avec précision l’origine du foyer. On le devine. Gargote de souk, probablement. Mais c’est secondaire. Les émanations de fumée et encore plus l’ombre symbolisent le dépassement de la matérialité et sa dissolution…
Ombre et veloutes de fumée jettent sur la toile un voile d’étrangeté. L’œuvre qui est déjà partiellement figurative et en trompe-l’œil échappe encore plus au classement. L’imaginaire de l’artiste est plus perceptible que le monde réel qu’il est supposé représenter. Le contraste entre ces émanations blanches (esprit) et les taches d’ombre ténébreuses des corps se trainant péniblement sur le sol induit une allégorie de la vie et de la mort. Comme pour appuyer cette allégorie, Krich a peint, dans sept toiles, des «cigognes» – symbole de l’immortalité et de la contemplation dans de nombreuses cultures. Dans leur nid, du haut des remparts, elles semblent observer avec ironie ces foules captives d’un monde physique, dégradable et voué à devenir une trace. Dans toutes les cultures, la cigogne est porteuse de significations fortes. En Europe, elle est symbole de la constance. Elle n’oublie jamais ou se trouve son nid. En Orient, symbole de la contemplation.
En Extrême-Orient, au Japon, symbole de l’immortalité. Un nid sur le toit d’une maison porterait chance. La cigogne a aussi une forte symbolique liée à la maternité, à la vie.

Le noir et blanc du plumage des cigognes est aussi à interpréter en relation avec la symbolique précédente liée à l’ombre et la fumée. Seule la cigogne avec sa forte charge allégorique pouvait trouver une place au sein de ce monde partagé entre réalité et irréalité. On se retrouve finalement face à une œuvre «supposée» figurative, mais avec un référentiel quasi insaisissable, produit d’un imaginaire libéré, non tenu à un processus mimétique du réel.

3. Au-delà de l’abstraction

Ses «compositions abstraites» comportent, dans l’autre sens, quelques traces et ingrédients de la «réalité». Même si ce n’est pas la réalité immédiate. La composition abstraite laisse deviner une sorte de «référentiel réel». Une empreinte basée sur un fragment de «scène de foule» offrant un éventail chromatique infini. Un fond constitué de silhouettes vaporeuses et éthérées. Le fragment isolé ou prélevé de l’œuvre figurative fait l’objet d’une amplification, d’un agrandissement pour occuper tout l’espace de la «composition abstraite». Ce procédé jette
un pont entre les deux genres et conteste les délimitations.
La définition initiale du verbe «abstraire» apporte un éclairage intéressant : «Abstraire, c’est isoler, par l'analyse, un ou plusieurs éléments du tout dont ils font partie, de manière à les considérer en eux-mêmes et pour eux-mêmes».

Les éléments «abstraits», «extraits» ou «isolés» par Krich passent ensuite par le filtre de sa subjectivité. Il retravaille librement les formes, la lumière, les couleurs, les tons, les nuances, les contrastes, les empreintes, les matières… restituant ainsi le ressenti de tout artiste engagé dans une création abstraite. Puisqu’on a dit que sa figuration est «suspendue», on peut aussi avancer que son abstraction est «retenue». La formule «art de la synthèse» s’applique parfaitement à sa démarche.
Enfin, au-delà de la dimension esthétique de l’œuvre de Mohammed Krich qui, avant tout, procure un immense ravissement pour l’œil, le fait qu’elle ne soit «ni entièrement figurative ni entièrement abstraite» l’inscrit dans le débat actuel de la modernité plastique que le peintre Yvo Jacquier résume ainsi : «La peinture doit être considérée comme l’art d’agencer les formes plus que l’art de raconter une histoire (…) La peinture ne saurait être envisagée comme purement figurative ni purement abstraite.
La peinture n’est pas dans le choix d’un camp figuratif ou abstrait (…) Tout simplement parce que le terrain qui sépare les deux camps n’est pas un champ de bataille, mais un jardin à cultiver.» 

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