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Moulay Ahmed, notre conscience

Un «intellectuel organique» ! L'expression est, chacun le sait, du théoricien marxiste italien Antonio Gramsci, torturé jusqu'à la mort par les fascistes.Elle était invoquée par Moulay Ahmed Alaoui qui, entres autres, affectionnait le modèle du dirigeant

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La pensée et l'action constituaient pour lui le double socle de l'existence, le cheminement de toute une vie, longue en expériences, riche en engagements, parfois tumultueuse mais toujours rectiligne, inscrite sur le fil du militantisme.
Dans le bref portrait que, sous le coup de l'émotion terrible et du chagrin, nous avions brossé à la hâte dans les éditions du «Matin « d'hier, nous mettions en exergue sont attachement irréductible à la Monarchie, dont il était le défenseur inconditionnel. Cette dimension, emblématique et jamais démentie, restera la marque incontournable de sa personnalité. Tout lui obéit, s'y réfère, y compris son mode de vie, intrépide, en veille permanente. Le journaliste, l'homme politique, le ministre, le député de la banlieue de Fès, comme aussi le président des Rallyes du Maroc ou le citoyen mêlé au peuple n'en démordra pas : le Roi, la Monarchie et le peuple ! Ce triptyque programmatique trouve son fondement chez lui à l'instar d'une veine jugulaire qui donne la vie et le souffle de la vie. L'image de Moulay Ahmed Alaoui épouse plusieurs profils pour n'être pas seulement celle à laquelle le public est demeuré habitué : grand commis de l'Etat, serviteur infatigable et communicateur impénitent. Il était aussi la conscience déchirée devant les malheurs qui frappaient les peuples, fussent-ils arabes a fortiori, africains ou autres. Sa plume mobilisée, trempée dans l'encre du journalisme de combat, digne d'un Albert Camus, n'hésitait pas à s'en servir pour remuer la plaie, dénoncer avec une clarté de style inégalée les injustices ou soutenir avec raison et passion les initiatives du gouvernement.

Etre le premier informé pour informer


La silhouette quelque peu courbée, l'allure d'une nonchalance qui n'avait rien de feint mais en imposait, Moulay Ahmed Alaoui était l'incarnation du responsable décontracté, devisant facilement avec les uns, interrogeant aisément les autres, faisant de la communication l'une de ses marques essentielles. En cela, à sa décharge , il était un sondeur de l'opinion publique, un tâteur de pouls qui, le transistor collé à l'oreille, n'avait de cesse de s'enquérir, à travers Radio France International (R.F.I.) des événements qui modelaient la planète. « Quand on a la prétention de faire le métier d'informer, il faut toujours être le premier informé «. Cette phrase, dite sur un ton péremptoire était chez lui une consigne, un ordre ! Il nous prenait de court, et pour cause, nous assénait chaque jour la règle de rigueur et de pertinence, renvoyait d'un tour de main ou d'un hochement naturel tel ou tel angle d'article qui ne s'inscrivait pas dans les préoccupations d'urgence et d'explication.

Aujourd'hui, la Nation rend hommage à un journaliste qui, cinq décennies durant, a modelé la conscience professionnelle de beaucoup d'entre nous. Cet hommage ne saurait être un hommage comme les autres. Jusqu'à il y a deux ans encore, du haut de ses quatre-vingts ans, Moulay Ahmed Alaoui demeurait attentif et vigilant aux événements du monde. Malgré sa souffrance assumée non sans un stoïcisme joyeux, il portait un regard vif et intéressé à ses journaux, à son groupe et à ses journalistes. Quand le cruel destin lui imposa une relative immobilisation, l'obligea à emprunter la chaise roulante, il continua sans relâche à présider au destin de certains événements, sportifs, culturels ou politiques même.

L'hommage international



Ici un Rallye d'automobiles à Casablanca, là une assemblée de l'Association des Sahraouis en Europe, là encore un séminaire de la Fondation Ibn Saoud...En 1998, la chaîne de télévision casablancaise 2M lui a rendu un hommage émouvant, dans le cadre de l'émission phare «Woujouh siassia maghribya «. Les téléspectateurs retrouvaient alors une figure nationale familière, en retrait certes mais vivace, ardente. Il se présentait toujours comme une personnalité d'autant plus active et atypique qu'il a bousculé facilement tous les repères.

Qu'une émission de près d'une heure lui ait été consacrée, faisant appel aux témoignages d'une pléiade de personnalités politiques marocaines et françaises, nous montrait à quel point l'homme politique, le patron de presse, l'éditorialiste, le ministre le plus populaire qu'il fut, demeurait une figure marquante du champ politique et culturel du Maroc. Ce champ politique du Maroc de la fin des années quatre-vingt-dix, Moulay Ahmed y veillait encore avec une farouche vigilance. Malgré sa relative retraite forcée, l'observateur politique qu'il n'avait jamais cessé d'être, suivait les événements avec autant d'intelligence que de passion. Le portrait tendre qu'un Michel Jobert, décédé il y a un an, avant lui, un Abdelhadi Boutaleb, un Ali Yata avaient brossé de Moulay Ahmed Alaoui, nous avait apporté des témoignages inédits et pertinents sur un homme exceptionnel qui, dès son jeune âge, avait inscrit l'exigence de patriotisme comme un blason.

Une morale de l'espérance


Et de fait, de sa prime jeunesse jusqu'à son grave accident en 1994, il n'a cessé d'incarner cette image, irréductible et immuable, d'infatigable militant, de pédagogue politique, omniprésent sur tous les fronts, intervenant ici et là avec la même truculence, faisant - comme on l'a dit - de l'ubiquité un magistral mode d'emploi. Le patriotisme, il le portait comme un mât, il constituait sa raison d'être. Qu'un Mahjoubi Aherdane en soulignât la dimension, ne fut que justice rendue. Celui que Michel Jobert décrivait, un tantinet affectueux, comme un tempérament difficile, qu'on affublait d'une irascible exigence avec ses collaborateurs, ne symbolisait-il pas en définitive l'image de grand patron au sens «makhzénien» du terme, c'est-à-dire justement un sens de devoir d'Etat et de service public ? Pour Moulay Ahmed Alaoui, il signifiait une exigence avec lui-même. Aussi, prodiguait-il ses conseils, donnait-il ses instructions avec une fermeté sans faille, étant convaincu de ses décisions et pêchant par un optimisme de bon aloi. Le doute n'était pas sa religion, l'espérience était sa morale.

Comme éditorialiste, notamment entre 1971 et 1980, Moulay Ahmed Alaoui s'était fait fort de mélanger analyse et morale avec une tonalité d'autant plus combative que ses écrits, défendant avec vigueur la Monarchie, relevaient immanquablement du militantisme. La lutte pour la Monarchie - une Monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale affirmait-il - le combat pour la sauvegarde du patrimoine historique national, non pas le patrimoine figé et immobile, mais ce mouvement de continuité par lequel le Maroc a su préserver, contre vents et marées, son identité et reconquérir sa liberté, ce fut , en effet, le sens de sa vie. Pour avoir fait du Maroc son objet de passion et d'adulation, Moulay Ahmed Alaoui en était devenu l'illustre avocat. Jean Daniel, Jean Lacouture - confrères émérites et fort respectueux à son endroit - rappelleront avec objectivité que chez lui se conjuguaient le souci de nourrir le débat et la volonté rageuse de convaincre, une détermination furibarde de ne rien céder qui ne fût conforme aux principes de rigueur et de vérité.

Une popularité incomparable


Pendant plus d'un demi-siècle, le fondateur du groupe Maroc Soir avait mené sa vie au pas de course : pour la promotion du Maroc, pour une conception libérale et positive de la presse, pour le renforcement des institutions monarchiques, pour une meilleure perception des libertés publiques et individuelles, pour l'épanouissement des arts et de la culture du Maroc. Homme de caractère, un homme public mais dont a contrario des pans entiers sont demeurés, paradoxalement, jusque-là inaccessibles. Malgré sa popularité incomparable, il était resté tout de même un homme pudique, détestait, malgré les apparences quelque peu tonitruantes et épiques , le «je « haïssable. L'observateur avait tendance à n'y retenir qu'une dimension apparemment anticonformiste, peu encline au protocole et, pour d'aucuns, anecdotique. Mais c'était se méprendre sur la nature, parfois gravissime d'un homme qui vivait son temps traversé à la fois par l'optimisme historique et le souci du recul.

A l'instar d'un Hubert Beuve-Méry, qui a dirigé «Le Monde» avec la même autorité et la même exigence, Moulay Ahmed cultivait le journalisme moral, détestait le journalisme «charognard «, abhorrait les faits divers quand ils étaient montés en épingle . Jusqu'à ses derniers moments d'activité, il s'était refusé, comme le fondateur du «Monde», à publier ses mémoires ou son autobiographie, peu enclin à s'autoglorifier. «Au Maroc, on se refuse à écrire ses mémoires « confia-t-il à François Soudan de Jeune Afrique. Sa mission de journaliste-militant, il la concevait comme celle d'un gardien, un vigile d'une mission et d'un service public. C'est lui qui apostropha Guy Mollet, alors président du Conseil français, pour exiger que l'indépendance fût accordée au Maroc sans conditions, il n'avait que trente-six ans...Des images d'archives nous montrent depuis deux jours un homme actif, confondant son existence avec le combat pour la Monarchie et pour le Maroc.

D'une ferme et audacieuse intervention auprès des autorités françaises pour réclamer en 1956 la libération du Maroc, à la signature d'une pétition, d'une réunion présidée en sa qualité de ministre à la publication d'un éditorial péremptoire sur le Sahara, la Constitution, l'Afrique ou la Palestine pour remettre les pendules à l'heure, Moulay Ahmed Alaoui aura traversé le siècle comme un oracle, messager plutôt qu'éclaireur. Pour la corporation de la presse nationale, grossie aujourd'hui - dont il a présidé le destin pendant longtemps - il est resté un véritable mandarin au magnétisme indéchiffrable, un maître à penser, une conscience qui s'est refusée de tout temps à être pontifiée. On ne transgressera pas ici une image en comparant de nouveau ce militant invétéré à Antonio Gramsci, le paraphrasant et affirmant : « Je suis sceptique par intelligence et optimiste par volonté «.
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