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Interview : Ali Sedjari,professeur des sciences administratives et de sociologie des organisations à l'Université Mohammed V- Agdal

Le GRET (Groupe de réflexion sur le territoire), la Chaire Unesco des droits de l'Homme et la Fondation Hanns Seidel ont organisé, récemment à Rabat, un colloque sous le thème «Euro-Méditerranée, histoire d'un futur». A. Sedjari, président du GRET, qui vient de publier deux ouvrages «Gouvernance, réforme et gestion du changement ou quand le Maroc se modernisera» et «Droit de l'Homme et développement durable, quelle articulation», revient sur l'état des lieux de la Méditerranée et l'avenir de l'Union pour la Méditerranée (UPM).

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LE MATIN : Dans son excellent ouvrage «Mémoire de la Méditerranée», Fernand Braudel consacre une partie à la «Mare Nostrum» qui a coïncidé avec la paix romaine. Au regard de l'actualité, cette «Mare Nostrum» n'est plus aujourd'hui qu'un vague souvenir…
Ali Sedjari :
Oui et c'est avec beaucoup de tristesse qu'on le constate, la Méditerranée baigne dans un climat de violence physique, psychologique et environnemental qui affecte les relations économiques, commerciales, institutionnelles, sociales, politiques et mêmes familiales. La guerre de Ghaza et les massacres perpétrés par Israël sur les populations civiles ont figé le temps méditerranéen, paralysé par le fonctionnement de l'UPM, et amplifié le sentiment de vengeance et de haine. Les pays arabes ne sont pas encore parvenus à panser les séquelles et l'humiliation. Dans ce contexte difficile, la question principale est de savoir comment relancer la machine méditerranéenne et repartir sur des bases solides pour créer un futur d'espérance et d'apprentissage d'un mieux-vivre collectif. Cela est faisable, à condition d'agir vite, en prenant des mesures concrètes qui peuvent avoir un impact immédiat sur les mentalités et les blocages psychologiques des gens. Plus on agira vite, plus les chances d'intégration seront réelles et moins on agira, plus la méfiance s'installera et l'intégration s'éloignera.

Vous choisissez l'optimisme de l'action plutôt que le pessimisme de la réflexion. Qu'est-ce qui motive cette vision ?
Il y a en Méditerranée un grand capital d'intelligence à revivifier, une économie à relancer, des ressources humaines, financières et naturelles à mobiliser, des cultures à converger, des sentiments à valoriser, des territoires à redynamiser, du patrimoine à fructifier… Pour entrevoir l'avenir de la Méditerranée autrement avec un sens aigu de responsabilité, de détermination et d'engagement. La Méditerranée est un enjeu de tous les espoirs, elle est en même temps un lieu de tous les dangers potentiels. Pour nous, le choix est fait, c'est celui d'une Méditerranée de l'espérance, de coexistence pacifique et d'entente entre les peuples.
Ce choix relève du domaine du possible. Il suffit de changer de méthode et de stratégie en mettant le plus rapidement possible l'UPM au travail, même si elle porte en elle-même les germes de ses propres faiblesses. Car l'expérience nous apprend que les structures de cette taille, pléthorique et hétérogène, ne peuvent pas garantir l'efficacité recherchée. En plus, est-il normal que 47 Etats soient placés sous la tutelle de 27, avec une présidence collégiale déséquilibrée, un président du Nord qui aura à sa disposition toute l'infrastructure et la logistique nécessaire et un co-président du Sud qui aura toutes les difficultés du monde à réunir les Etats arabes.

Pour l'heure, l'UPM sera jugée sur ses résultats, disiez-vous récemment, au cours d'un colloque. Quels résultats peut on attendre ?
Les résultats dans l'immédiat concernent le rétablissement des valeurs et la suppression des visas. J'avoue que je ne comprends pas en quoi les chercheurs, les universitaires, les hommes d'affaires, les inventeurs, les créateurs, les artistes, les étudiants sont-ils dangereux pour l'Europe.
Ce sont des mesures symboliques de cette nature qui peuvent rétablir la confiance, redonner aux gens le goût de voyager, d'entreprendre et d'apprendre à aimer et partager. Les projets sont utiles mais les gens sont en attente de réponses concrètes à des problématiques sociales, culturelles et religieuses, porteuses d'amalgames et de conflits multiples.
Les réponses données par le président français de la Commission des affaires étrangères, M. Poniatowski, récemment en visite en Algérie sur cette question de libre-échange, nous rendent plutôt optimistes. Il faut élargir la libre circulation des opérateurs économiques, des étudiants universitaires et des chercheurs à tout le Maghreb.

Vous évoquez ces problématiques porteuses de conflits. Pouvez-vous développer votre idée ?
Chacun reconnaît que les conflits religieux sont une bombe à retardement pour l'Euro-Méditerranée.
L'instrumentalisation de la religion est porteuse de risques considérables et de dommages réels comme ceux qui ont été provoqués lors des guerres de conquêtes, d'expansion ou de reconquêtes ou de retour à la « terre ancestrale ».
Cela vaut pour l'Islam (avec l'expansion islamique durant les premiers siècles) que pour le christianisme (avec les croisades, la conquête des Amériques et les colonies) que pour le judaïsme avec l'établissement de l'Etat d'Israël en
Palestine.
Aujourd'hui, les religions sont instrumentalisées pour gagner des batailles politiques ou dresser une opinion publique contre une autre.
La Méditerranée ne peut fonctionner que dans un espace de tolérance, de la diversité et de la différence. Il faut en finir dès lors avec cette rhétorique fallacieuse et dangereuse sur «la violence» structurelle, consubstantielle à telle ou telle religion.

La Méditerranée est perçue selon des paradigmes très différents les uns des autres. Pouvez-vous décliner certains de ces paradigmes ?
Il y a tout d'abord le paradigme de l'hégémonie ou de la puissance qui est un premier point de cristallisation d'une représentation de la Méditerranée associée à la domination et à la projection de la force. La Méditerranée fut, de ce fait, un lieu de pouvoir, de tumultes et de clivages politiques que l'on retrouve dans le paradigme de la pensée. Nous avons, en effet, une pensée surchargée de toutes une série de stéréotypes, de préjugés, de représentations négatives (fanatisme, terrorisme, intégrisme…) et par des dualités traumatisantes (Orient/Occident, Islam/Christianisme, Nord/Sud, le Semblable/ le Différent, Eux/ Nous) qui ont été largement instrumentalisées après le 11 septembre 2001 par un complexe politico-médiatique pour semer la peur et la discorde. Depuis, il est devenu impossible de gagner une bataille politique sans argumentations culturalistes. Tandis que les discours alarmistes sur l'immigration, notamment clandestine, ont transformé la Méditerranée en ‘'limes entourés de cordons sanitaires'' séparant l'Europe «civilisée» «des troublions » du Sud. C'est un élément du chantage que font les Européens de cette question en contrepartie d'une aide financière. Ce chantage déplorable est porté par le paradigme de l'insécurité qui est devenu
au cours de ces dernières années l'objet d'amplifications fantasmatiques parfois
considérables.

Cette obsession de l'insécurité est nourrie par les nombreux conflits qui traversent cette région .Pouvez-vous citer ces conflits ?
Ils sont nombreux, je pense aux conflits dans les Balkans et au conflit gréco-turc. Il y a également le malentendu dont on parle rarement et c'est ce que j'appelle le «malentendu arabo-turc » qui remonte aux années 20. Il y a également la question palestinienne toujours non résolue et qui bloque l'avenir de la Méditerranée. Il y a aussi les problèmes internes en Algérie liés à la question de l' «islamisme» et des difficultés diverses. Il y a enfin le problème du Sahara occidental. Depuis le début des années70, ce problème n'est toujours pas résolu et le Maroc vient de proposer une solution : le statut d'autonomie, sans aucune avancée tangible avec les belligérants.


Quand ce n'est pas la confrontation directe, on regarde l'autre avec un certain regard. Quel est ce regard ?
C'est le regard que l'on porte sur l'autre qui n'a pas marqué son entrée dans l'histoire, pour paraphraser un fameux discours. Le paradigme de la modernité est le dernier point de l'appréciation du décalage temps entre les 2 rives de la Méditerranée. Le temps est le marqueur fondamental de cette séparation entre le Nord et le Sud. Car la modernité est, certes, une frontière. Mais une frontière ambiguë. Elle ne partage pas les camps de manière radicale, comme une ligne qui dessinerait les limites de 2 mondes. Mais elle signifie des temporalités différentes, des systèmes d'évolution qui sont devenus des temps sociaux. Si les sociétés du Nord ont ainsi intégré le progrès, les sociétés du Sud sont restées attachées aux référents qui sont pour elles des repères identitaires. Cette autre temporalité porte sur la vulnérabilité économique et sociale profonde du sud et sur la fragmentation politique.

Celle-ci peut être un obstacle au développement de ces pays. Si on ne dispose pas d'un marché intérieur d'au moins 100 millions d'habitants, il est difficile d'amorcer le processus de développement économique et d'ancrage de la mondialisation. De plus, un trop grand nombre d'Etats renforce leur sentiment de méfiance dans leurs rapports mutuels. Cette réalité est bien connue entre l'Algérie et le Maroc, mais on pourrait dire la même chose des relations des pays du Sud. Le paradigme des inégalités se retrouve partout en Méditerranée et à des degrés divers ; il signifie un échec de stratégie, de développement économique et social, qu'il s'agisse du bassin occidental ou du bassin oriental. L'échec est assez flagrant puisque les indicateurs de la crise sont multiples et considérables (chômage, pauvreté, analphabétisme, crise de logement, corruption, impunité, absence de démocratie, non-respect des droits de l'Homme…)

Reste que la Méditerranée peut constituer un beau projet civilisationnel par son patrimoine culturel et ses richesses humaines. Elle a aussi la proximité géographique et la complémentarité, deux atouts majeurs dans la compétition mondiale qui peuvent en faire l'une des régions majeures du 21e siècle. Pour quelles raisons cependant n'arrive-t-on pas à faire quelque chose de concret en Méditerranée à l'instar de ce qui s'est fait en Amérique et en Asie ? Que faut-il faire pour donner à l'UPM de la consistance et de la notoriété ? Que faut-il faire pour baliser les voies d'un mieux vivre ensemble, d'un dessein et d'un destin ?
Le plus important encore, c'est que l'UPM offre une occasion et un instrument pour donner à la Méditerranée un véritable contenu. Car les pays riverains de la Méditerranée et ceux qui y sont géographiquement ou historiquement liés forment une trame plus vaste, plus riche, plus complexe qui ne permet pas de comprendre le schéma « riches/ pauvres », « développés/ sous-développés ». L'aire qu'ils constituent brasse des continents, des sociétés, des nations, des peuples aux attaches mêlées et aux destins enchevêtrés. Ce bassin, si modeste au regard des dimensions de la planète, concentre en ses eaux l'assise de multiples civilisations, y convergent leurs confrontations, voire leurs conflits, s'y déversent encore leurs vestiges et le ‘'vertige de leurs errements''. Même si cette densité n'est pas exceptionnelle et si d'autres sites pourraient prêter à des constats semblables, il nous semble néanmoins que ce projet peut prendre valeur de modèle, d'archétype à une démarche de solidarité active tant au plan institutionnel, qu'économique et culturel et même servir d'aiguillon à une construction européenne souvent lacunaire, décevante et, aujourd'hui, en panne.

L'enjeu de ce projet, en effet, n'est pas seulement la préservation d'un lieu et la pérennisation des ressources vitales qu'on en retire, mais sa reviviscence tant territoriale que politique et la volonté de faire de cette armature l'outil et la force de son avenir. Car cette « mer/terre » est à l'image de « l'homme/monde » dont on nous annonce l'inéluctable émergence. A cette différence près, et c'est ce qui nous retient ici, que ce monde aux frontières lointaines, aux limites à perte de vue (des polémiques sont déjà engagées sur les critères d'appartenance ou de participation) offre à ceux qui ont le souci de l'appréhender et de le connaître une authentique actualité, c'est-à-dire une présence vivante dont le passé à l'œuvre ne demande qu'à nourrir l'avenir.

Un défi, donc, une gageure et une espérance fondée sur une volonté politique que doivent étayer et inspirer les bonnes volontés. Pour cela, il faudrait au Nord une autre appropriation de l'Altérité, et au Sud de la Méditerranée une autre gestion du passé, des ouvertures démocratiques et une nouvelle gouvernance pour affronter la complexité des temps modernes. Cela nous amène à penser qu'il n'y a pas de développement sans enracinement, il n'y a pas non plus de civilisation sans ouverture; que l'histoire et la géographie peuvent être des sources de succès et d'enrichissement pour l'avenir et que, comme le soulignait le grand poète Octavio Paz : «Toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. A l'inverse, c'est de l'isolement que meurent les civilisations».
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