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«La chance du Maroc c’est sa position géostratégique, c’est aussi le retour de ses élites bien formées...»

Docteur en droit, Michel Nesterenko est aujourd’hui expert en sécurité des infrastructures auprès de l’United Nations Interregional Crime and Justice Research Institute (UNICRI) et du Haut comité français de Défense civile.

«La chance du Maroc c’est sa position géostratégique, c’est aussi le retour de ses élites bien formées...»
Le port de Tanger se trouve sur la voie de passage du commerce maritime mondial Est-Ouest entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord. Le projet du TGV, c’est la technologie du rail, la technologie électrique, c’est toute la dynamique du tran

Le Matin : Pour vous situer et peut-être situer l’intérêt que vous portez au Maroc, sans doute faut-il dire un mot sur votre lignée paternelle ?
Michel Nesterenko : Mon père était directeur dans le groupe ONA qui faisait partie au départ de Paribas. C’est lui qui a porté ce groupe à l’international, en particulier sur l’Europe. À la suite des directives de feu Hassan II de récupérer ce fleuron industriel, c’est encore mon père qui a organisé le transfert de contrôle au Maroc. Mon grand-père, lui, s’était installé au Maroc à la période de Lyautey et s’était investi dans le très grand projet de ce qui s’appelait à l’époque la Compagnie des chemins de fer pour la construction des chemins de fer au Maroc. Il a résidé jusqu’à sa mort dans le Royaume auquel il était très attaché.

Vous enseignez en France, résidez en Suisse, à Genève, vous travaillez aux États-Unis et en Asie. Un mot sur votre formation et votre parcours professionnel ?
J’ai une formation de droit américain, docteur en droit anglo-saxon et commercial international. J’ai travaillé dans de grands cabinets américains et j’ai à mon actif 25 ans comme cadre dans l’Industrie aéronautique Hightech (Europe, USA, Asie) avec des mises en place d’industries locales. Ma spécialité, c’est les grands contrats internationaux dans la haute technologie, l’industrie de l’aéronautique, l’industrie ferroviaire, l’électricité et la gestion systémique du cycle de l’eau. En corollaire de ceci, je suis également expert en sécurité de l’Information, protection des infrastructures et professeur de master dans les universités pour l’analyse du risque stratégique et de géostratégie, car dans un environnement globalisé, le risque est un élément essentiel qu’il faut traiter.
Le droit et le risque sont liés et permettent à une entreprise de se durcir aux chocs et de reprendre des forces. C’est le principe de la résilience à l’américaine qui donne une large place à l’assurance, contrairement à ce qui se passe dans le monde arabe. En Europe, la majorité des projets sont assurés, mais il y a des lacunes assurantielles qui pour un Américain sont énormes.

En quoi ce principe assurantiel est-il important ?
Dans l’analyse des risques, on constate que les compagnies d’assurance américaine conduisent le process et montrent ce qu’il faut faire, les bonnes pratiques. Aux États-Unis, les compagnies d’assurance sont un moteur et poussent les entreprises à progresser.

Le Maroc et le Japon, qui possède l’une des plus anciennes façades maritimes du monde, ont signé plusieurs conventions portant sur des projets variés et, selon certaines sources, le Japon pourrait délocaliser certaines de ses usines au Maroc pour exporter vers l’Europe et l’Afrique, profitant ainsi des accords de libre-échange du Royaume et des infrastructures qui se sont améliorées. Vous êtes expert en grands projets d’infrastructure, quel regard portez-vous sur les efforts réalisés cette dernière décennie par le Maroc ?
Beaucoup de nations rêvent de grands chantiers, mais n’arrivent pas à les mettre en place. Le Maroc l’a fait avec une vision et une constance remarquable portées au plus haut niveau de l’État. Cela représente des efforts financiers considérables sur de longues périodes, d’où l’importance de la constance qui permet, au-delà des gouvernements, qui en principe sont là pour de courtes périodes, d’aller jusqu’au bout de grands projets. L’administration a joué son rôle d’aiguillon dans cette phase de grands projets en améliorant sa capacité d’ouvrage. Cet effort d’infrastructures, Tanger Med, aéroports, ports, autoroutes, liaisons ferroviaires, pistes rurales… a été créateur d’emplois, toujours sur le long terme, et avec constance et un bon corps administratif pour faire le suivi.
Le port de Tanger au Maroc se trouve sur la voie de passage du commerce maritime mondial Est-Ouest entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord. C’est une position stratégique qui, bien exploitée, est devenue une plateforme logistique des plus modernes dans la région avec un pouvoir d’attractivité au niveau des IDE, comme en témoigne le projet de Renault. La chance du Maroc, c’est son positionnement géostratégique, c’est aussi le retour de ses élites bien formées qui ont pu mener à bien ses projets. On peut mesurer l’importance de ce facteur quand on voit comment certains pays d’Afrique ou du Maghreb n’ont jamais pu décoller à cause de l’absence de cette élite qui a préféré s’installer dans les pays d’accueil. Il faut donc que le pays soit suffisamment attractif en matière d’infrastructures et de liberté, pour permettre une vie épanouie.

Quels sont les grands projets actuels qui retiennent votre intérêt au Maroc ?
Le TGV suscite beaucoup de passion et de critiques. Le Maroc n’a pas une infrastructure aérienne très étoffée et il est compréhensible que l’on veuille développer le ferroviaire. L’une des principales critiques, c’est son prix dans un contexte de déficit budgétaire. Il y a toujours des choix à faire. On aurait pu choisir de construire la ligne Marrakech-Agadir ou Agadir-Taroudannt, une région qui a besoin de fluidité… On peut critiquer, d’autant que ce sont des projets sur le temps long qui n’apporteront leur fruit que dans quelques années. J’ai été attentif aux critiques formulées par les différentes associations. J’avais entendu les mêmes débats pour le projet TGV Paris-Lyon qui faisait la concurrence à Air Inter. Vingt ans après, Paris-Lyon a bouleversé la vie de millions de citoyens et Paris-Lyon est devenu le métro des gens qui habitent Paris, font le déplacement quotidien pour travailler à Lyon et vice et versa. À l’époque, il y a eu un investissement d’infrastructure phénoménal, qui n’avait aucun sens économique, mais quand on regarde ce qui a été fait sur ces deux ou trois décennies, on se rend compte que c’est essentiel. Et la SNCF, qui fait aujourd’hui un métier de transporteur, a fait du TGV même sur les lignes normales, en faisant évoluer le métier vers le TER, train à longue vitesse. Au Maroc, dans 20 ans, tout le monde dira : «ce n’est pas pensable de ne pas avoir fait le TGV», tant les transformations apportées seront importantes. C’est exactement le choix qui a été fait par la Chine, qui investit massivement sur le TGV, dans toutes les directions avec une vision de 40 ans.

Il faut dire aussi que le territoire chinois est immense et justifie de tels choix ?
Ils auraient pu faire le choix de développer l’aérien. Mais le TGV est couplé avec un effort de création d’emplois. Le TGV, c’est la technologie des rails, la technologie électrique, c’est toute la dynamique du transport. Si, au départ, on se focalise sur la création d’emplois, cela veut dire formation à la clef, mise en place de centres d’entretien, transfert de technologie pour que tout soit fait en lieu et place dans le pays qui a fait le choix du TGV. Le Maroc doit être capable de porter lui-même son outil technologique comme l’a fait la Chine en négociant âprement avec Alsthom et Siemens. C’est à cette condition que l’investissement qui sera fait sera intéressant parce qu’il permettra de faire monter le Maroc en 5 ou 10 ans à un niveau appréciable de la technologie internationale. Toutes les pièces du puzzle sont là, le financement international qui existe avec les pays du Golfe et les grandes entreprises internationales prêtes à investir, la capacité d’ouvrage du Maroc, la volonté en haut lieu de faire progresser et moderniser le pays. Tout est là, mais il faut faire attention au seuil de saturation, car le projet est complexe et il faut que la formation soit faite en aval.

Est-ce le cas ?
Je ne connais pas tous les éléments du contrat dans leurs détails, mais je sais que l’on a forcé Alstom à faire de la formation, ce qui n’est pas son cœur de métier. Il faut, sur un nombre précis de points, une très forte volonté et une constance pour que les bienfaits arrivent non pas dans 30 ans, mais dans 5 ou 6 ans. Cela permettra de faire monter la capacité technologique de l’industrie marocaine à un niveau mondial et c’est cela qui est important pour ses ingénieurs, sa réputation, son image… Mais pour cela, il faut mettre l’accent sur la formation. Le transfert technologique, c’est le brevet et la formation. Et là, il faut un élément moteur pour porter ce projet.

Dans les contrats signés avec les grandes entreprises, y a-t-il possibilité de revenir sur telle ou telle clause ?
En menant à bien des négociations, c’est possible. Rien n’est figé, d’autant qu’il est de l’intérêt d’Alstom de faire cela. Alstom, qui représente, avec Siemens, le top niveau dans le domaine du train, peut amener de la technologie et du savoir-faire, mais son métier n’est pas la formation et les universitaires ne connaissent rien à la technologie. Il faut donc une forte volonté politique pour créer ce module intermédiaire moteur qu’est la formation et qui doit être interministériel.

Vous évoquiez les changements que va opérer le TGV. Quels sont ces changements ?
La richesse d’un pays, c’est le recyclage, la rapidité du recyclage. Quand vous prenez un billet de 100 DH et vous le faites tourner une fois, vous faites un profit de 10% une fois dans l’année, vous avez 10 DH. Vous le faites 100 fois, vous avez 1 000 DH. La règle économique, c’est l’accélération des échanges, du transport, les deux allant ensemble. Le TGV va fluidifier et accélérer les échanges entre Casablanca, la métropole, et Tanger, la porte de l’Europe et le carrefour du monde avec Tanger Med. Tanger va devenir la banlieue de l’arc de richesses du Maroc, à savoir Casablanca, Rabat et Kénitra. Cela va permettre la dissémination de la richesse, de la créativité et de la productivité.

À l’échelle d’une région comme le Maghreb, cette circulation de richesses pourrait produire un saut qualitatif pour tous les pays de la région ?
En théorie, oui. Mais dans le contexte politique actuel, il y a beaucoup de risques à l’ouverture des frontières. Il y a une instabilité au niveau de la sûreté, car il y a une violence qui n’est pas apaisée. Attention à toutes les nuisances et à la violence qui pourraient découler, résulter de l’ouverture des frontières et qui peuvent faire que tous les gains économiques ne disparaissent en un rien de temps  ! Je ne parle pas de religion, mais de l’onde qui développe l’anarchie et la violence et qui va aller crescendo.wAu-delà des risques disséminés par la situation au Sahel, il y a beaucoup de violence latente chez les jeunes qui ont beaucoup d’énergie et qui veulent s’exprimer, devenir des héros et qui n’ont pas d’exutoire…

Vous êtes expert en gestion de risques économiques et politiques. Quel est votre ressenti par rapport à l’évolution du Maroc ?
Je suis positif, car je regarde sur le long terme. Il y aura bien sûr des manifestations, peut-être des accidents, mais le Maroc va continuer à progresser tant que la pluralité au niveau du gouvernement est maintenue, entraînant un consensus populaire. Tant que le Roi donne cette visibilité et cette vision du long terme, le Maroc va avancer. La pression démographique devrait baisser graduellement, mais il faudra être très vigilant sur la situation du Sud, en contact avec le Sahel. Il faut éviter les infiltrations des groupes qui sont organisés et qui travaillent à la déstabilisation du pays. Le Maroc ne doit pas baisser la garde dans un contexte régional extrêmement sensible.

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