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«De la Caisse de compensation, de la rationalisation de la dépense, du capital humain et du rôle de la région…»

Voici venu pour le gouvernement de Benkirane le temps de l’exercice du pouvoir qui intervient dans un contexte très difficile. À défaut de «sang et de larmes», comme l’avait promis Winston Churchill aux Britanniques à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il faudrait la mise en place d’une «économie de guerre» qui nécessite la mobilisation de l’intelligence collective et une très grande vigilance. La seule politique de ciblage de la population démunie prônée par le FMI et la Banque mondiale ne saurait remplacer une politique budgétaire équitable pour toutes les couches d’une société extrêmement vulnérable, même si l’argumentaire du chef du gouvernement est entendu. Une politique redistributive des richesses avec un effort des plus nantis est aujourd’hui une impérieuse nécessité. Elle reposerait notamment sur une réforme fiscale et sur des dépenses publiques qui assurent aux plus démunis le droit à l’éducation, à la santé, au travail... Faute d’une telle politiq

«De la Caisse de compensation, de la rationalisation  de la dépense, du capital humain et du rôle de la région…»
Mohammed Chiguer.

Le Matin : Vous êtes président du Centre de recherche Aziz Belal (CERAB), membre du comité central du PPS, professeur d’économie et auteur de plusieurs ouvrages. Quel a été votre ressenti lors de l’arrivée du gouvernement de M. Benkirane ?
Mohammed Chiguer : Le nouveau gouvernement, issu des élections anticipées organisées en novembre 2011, se démarque des autres gouvernements qui l’ont précédé par une réelle marge de manœuvre que lui confère la nouvelle Constitution pour mettre en pratique son programme. Son chef est plus qu’un premier ministre, c’est le chef de l’exécutif, même s’il n’a pas totalement les mains libres puisqu’il doit composer avec le chef de l’État. À ce titre, le gouvernement tire sa légitimité des urnes et doit rendre compte aux électeurs. Ces derniers ont placé le PJD à la tête des partis qui ont sollicité leur confiance en raison de sa virginité politique et de ses promesses d’accéder à leurs aspirations en termes de lutte contre le chômage, d’éradication de la pauvreté, d’amélioration du pouvoir d’achat… Bref, le PJD s’est engagé en faveur de la démocratie et de la consolidation des droits de l’Homme, comme il s’est montré un ardent défenseur de la justice et un partisan inconditionnel de la dignité. L’occasion lui est donc donnée, en tant que chef de file de la coalition gouvernementale, pour mettre en pratique ses idées.

Dans un contexte extrêmement difficile de déficit budgétaire, de lourde dette extérieure et intérieure, de diminution des recettes du tourisme et du transfert des RME ?
La tâche est difficile en raison de l’héritage que vous décrivez et des contraintes qui se sont déjà manifestées au cours de 2011. Elle est devenue beaucoup plus compliquée en 2012 à cause de la pluie qui n’a pas été au rendez-vous, de la généralisation de la politique d’austérité au niveau du principal partenaire du Maroc, en l’occurrence l’Union européenne, et des incertitudes qui planent sur la région de l’Afrique du Nord suite aux difficultés qu’éprouve le «Printemps arabe» à s’y installer. Mais la tâche risque de se compliquer davantage du fait que le nouveau gouvernement a reconduit la politique de rigueur budgétaire mise en œuvre depuis 1998 et s’est tenu au modèle économique d’obédience ultralibérale en vigueur. Ses prédécesseurs ont conservé certaines réformes jugées impopulaires dans «la chambre froide» pour les léguer à leurs successeurs. De ces réformes, trois ne se prêtent plus à la conservation, à savoir les réformes de la retraite et de la compensation en plus de celle l’école publique.

Le précédent gouvernement avait demandé au mois de mai 2010 au Conseil de la concurrence d’examiner la possibilité de libéraliser les prix de 15 produits qui sont régulés et subventionnés par les pouvoirs publics, dont la farine de blé tendre, le sucre et les produits pétroliers. Le montant en subvention de ces produits dépasse le budget d’investiture et représente selon les résultats de l’étude 6,2 points du PIB. M. Benkirane l’a expliqué dans l’émission télévisée : le système de compensation universel qui soutient plus les riches que les pauvres doit être réformé. Quelle est votre analyse sur cette question de la Caisse de compensation ?
Quelles que soient les bonnes intentions de ce gouvernement, l’ouverture de ces chantiers de réforme des Caisses de la compensation et de la retraite aura un coût en termes de popularité et de crédibilité. Au niveau de la compensation, l’argumentaire est dans une large mesure convaincant, même si l’objectif n’est autre que la vérité des prix que ne cesse de prôner le FMI et que le chef du gouvernement a dévoilée sans ambages lors de la prestation télévisée que vous évoquez. La compensation, il faut le dire, n’a pas été créée pour les pauvres ; elle l’a été pour maintenir le pouvoir d’achat des Marocains dans le cadre d’une politique de soutien de la production nationale qui prévalait dans les années 1970, notamment le plan sucrier, le plan laitier et l’autosuffisance alimentaire. Le contexte n’est pas favorable, car si la campagne agricole de 2012 n’est pas mauvaise, elle n’est pas bonne non plus. La valeur ajoutée agricole qui s’inscrit en baisse, moins 9% selon certaines estimations, a un triple impact. Elle affecte la demande interne et, par ricochet, la croissance et impacte le psychique collectif des Marocains. Dans le cadre de cette conjoncture, la révision à la hausse des prix des produits pétroliers, décidée le premier juin, n’affecterait la croissance qu’à la marge, parce que cette hausse n’est intervenue qu’au début du deuxième semestre de l’année en cours, à un moment où le taux de croissance prévisionnel a été déjà révisé à la baisse pour passer de 5% lors de la constitution du gouvernement à un peu plus de 3%. En d’autres termes, la baisse de la demande effective au titre de cette année serait pour l’essentiel d’origine agricole. N’empêche que cette hausse est intervenue à un moment de forte spéculation, eu égard à la pression sur l’offre due aux vacances de l’été et surtout à l’approche du mois du ramadan. Même si le gouvernement arrive à contenir la hausse des prix dans des proportions «raisonnables», la perception qu’aurait le Marocain de l’inflation serait autre. Sa conviction que son niveau de vie ne cesse de se dégrader se renforcerait encore plus et le prédisposerait à revendiquer avec plus d’intensité et d’ardeur l’amélioration de sa situation. Les tensions inflationnistes alimenteraient les tensions sociales. Aussi, la paix sociale tant souhaitée serait-elle reportée aux calendes grecques. De même, le climat des affaires serait affecté. De ce fait, la hausse des prix du carburant sera ressentie plus dans les prochains mois et risque de peser sur la croissance au titre de 2013.

Le chef du gouvernement a évoqué les expériences déclinées en Indonésie et au Brésil avec la «borsa familia». Qu’en pensez-vous ?
La tendance inflationniste rendrait toute réforme de la compensation basée sur le ciblage et l’«indemnisation de la pauvreté» inefficace, car une allocation de 500 DH, voire de 1 000 DH ou 1 500 DH par mois serait complètement érodée. C’est-à-dire que l’érosion monétaire finirait par rendre le pauvre plus pauvre et risque même de faire basculer les précaires dans la pauvreté. Le comble est que cette mesure d’augmentation des prix du carburant risque de se révéler un coup de pioche dans l’eau. Il suffit que le dollar s’apprécie ou que la tendance à la hausse du prix du baril se confirme pour qu’on revienne à la case de départ. La conciliation de la démarche qui consiste à favoriser l’offre et qui prône la rigueur budgétaire avec l’approche qui se base sur la demande et qui accorde un intérêt particulier au social est une entreprise hasardeuse. Le risque d’échouer sur les deux fronts est réel.

Revoir le modèle économique est plutôt de l’ordre de l’incantation ou de l’utopie. Changer de politique n’est pas à l’ordre du jour. Que faire alors, et vous, en tant qu’économiste et militant, que pourriez-vous
proposer ?
Il faut se rendre à l’évidence et admettre que la compensation est en réalité une source de rente dont les bénéficiaires sont en premier lieu des lobbies. Un diagnostic objectif s’impose donc, car il constitue le premier facteur de succès de la réforme de ce système. Dire que se sont les riches qui en profitent au détriment des pauvres est une manière de dédouaner ces lobbies et de faire supporter aux pauvres et surtout à la classe moyenne le coût de la réforme. Le deuxième facteur de succès est d’approcher la compensation sous l’angle de la finance sociale. Le troisième est d’adopter comme règle d’or le détachement de la compensation du budget ; l’exemple de la sécurité sociale est, à cet égard, édifiant. L’adoption de ces trois ingrédients offre des perspectives plus prometteuses pour faire de la réforme de la compensation une opportunité et mettre de l’ordre dans les finances sociales en vue d’en faire un levier pour le développement social et un moyen pour consolider la cohésion sociale.

La croissance doit s’intégrer dans une logique de développement. En d’autres termes, elle doit s’adosser à une politique de répartition équitable aussi bien verticalement, pour atténuer les inégalités sociales, qu’horizontalement pour réduire les disparités régionales. La réforme de la compensation doit s’inscrire dans une réforme globale du système de distribution et de redistribution des revenus pour plus d’équité et de justice sociales et pour une meilleure rationalisation des finances sociales. Dans ce cadre, il faut repenser, dans l’immédiat, les mécanismes de la compensation pour qu’ils ne génèrent plus de rente en faveur des bénéficiaires directs de ce dispositif, en l’occurrence les intermédiaires et les fournisseurs, reconsidérer les marges, verrouiller le système pour mettre fin à des pratiques laxistes... Parallèlement, il faut revisiter la fiscalité sur la base de l’équité en défiscalisant par exemple les grands opérateurs agricoles, en réajustant la politique des salaires avec une révision des hauts salaires, par exemple, et en mettant, in fine, de l’ordre dans les finances sociales.

La cohésion sociale qui passe par l’emploi : concernant cette question, qui est devenue pour nous et pour le gouvernement une obsession, vous évoquez la possibilité de créer des emplois hors croissance. Qu’entendez-vous par là ?

Pour répondre à cette question, il faut au moins trois préalables : la bonne volonté, au sens kantien du terme, de l’État ; l’engagement du privé à assumer sa responsabilité sociale ; et enfin la volonté de faire de la région le pivot de la politique de l’emploi. Les pistes que nous avons identifiées, grâce à un travail de terrain et à la suite de l’organisation de quelques focus groups et à des entretiens avec des responsables régionaux dans divers domaines, font apparaître un constat : l’administration et l’entreprise marocaines sont sous-encadrées. Ce sous-encadrement se traduit au niveau de l’administration par un service public moins performant et une bureaucratisation asphyxiante. Malgré l’importance des sommes allouées aux secteurs sociaux dans le cadre du budget et aux efforts entrepris pour concilier l’administration avec le contribuable, le citoyen ne cesse d’exprimer son mécontentement et ne rate aucune occasion pour, d’une part, réclamer la réforme de l’enseignement public qui est dans une situation, le moins qu’on puisse dire, lamentable, et, d’autre part, interpeller les autorités sanitaires pour entreprendre les mesures qui s’imposent en vue d’assainir le secteur de la santé. Le sous-encadrement est l’une des causes qui expliquent la dégradation et de l’école publique et de l’hôpital. À titre d’exemple, le besoin en ressources humaines dans le domaine de la santé, selon des chiffres rendus récemment publics par le ministère en charge de ce département et qui ne concernent que le corps médical, est de 7 000 médecins et 9 000 infirmiers.»

C’est ce que vous appelez la logique des besoins qui doit prévaloir, dites-vous, sur la logique des moyens ?

En fait, le besoin en capital humain, nécessaire pour que l’État assure convenablement ses fonctions régaliennes dans de bonnes conditions dans l’enseignement, la santé, la sécurité, la défense et la justice, exige l’élaboration d’un budget de référence en s’appuyant sur ce qui est appelé en contrôle de gestion le Budget à base zéro (BBZ), pour éliminer les coûts cachés et optimaliser la prestation administrative. L’État doit se comporter comme s’il vient d’être constitué et procéder ainsi à l’évaluation de ses besoins en supposant que le problème des moyens ne se pose pas. Il faut partir des besoins pour mesurer le déficit sociétal avant de se pencher sur les ressources et les modalités de financement. Opter pour la démarche inverse, comme c’est le cas aujourd’hui, en privilégiant la logique des moyens, c’est se conformer à la règle selon laquelle il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens pour finalement éviter toute réforme de fond qui vise à assurer l’égalité des chances et à répartir équitablement le coût que génère une vie décente dans une société qui fonctionne correctement. En d’autres termes, il faut que les besoins créent leur propre financement dans le cadre d’une stratégie globale qui consiste à fixer un échéancier pour, in fine, faire coïncider le budget effectif avec le budget de référence. Dans ce cadre, il est fortement recommandé de séparer le budget de fonctionnement du budget d’investissement, en conservant l’annualité pour le premier tout en étalant le second sur trois années, durée correspondant au plan d’action triennal adopté, le plus souvent, dans le cadre d’une démarche stratégique. Le premier doit être équilibré pour ne pas affecter le financement du second à travers ce qu’on peut appeler l’«effet d’éviction budgétaire».

Il y a aussi cette multiplicité d’intervenants qui crée un énorme gaspillage de moyens, dans la mesure où il n’y a pas de synergie. Que dites-vous sur ce point précis ?

Pour ce qui est du financement, avant de se pencher sur les moyens supplémentaires, il faut s’intéresser aux moyens disponibles pour les rationaliser et optimaliser leur allocation, en accordant un intérêt particulier aux finances sociales et à la fiscalité. Donc, le premier travail à entreprendre est de confectionner un document qui fait état des finances sociales avec pour objectif l’optimalisation de l’action sociale de l’administration, des secteurs public et privé et de la société civile, et ce, dans le cadre d’un partenariat public-privé-société civile (PPSC). Les intervenants dans le domaine social sont nombreux, mais leur l’efficacité ne fait pas l’unanimité. En plus des structures publiques telles que l’Entraide nationale, la Promotion nationale, l’Agence de développement social, l’INDH, Al Aoukaf, la fondation Mohammed V pour la solidarité ainsi que quelques autres fondations rattachées à certains établissements publics, on trouve une multitude d’associations dédiées à la cause sociale, des coopératives relevant de l’économie sociale ainsi que des fondations privées.

Les sommes mobilisées par ces animateurs de l’activité sociale sont énormes, auxquelles il convient d’ajouter les montants alloués, dans le cadre du budget, aux départements ministériels qui sont en charge du secteur social ou affectés à des missions spécifiques de compensation et à des actions ponctuelles à travers les comptes spéciaux du Trésor, à l’instar de la lutte contre la sécheresse. La fragmentation de ce secteur, le manque de coordination entre ses composantes et l’absence d’une vision et d’une stratégie partagées font que les résultats obtenus sont en deçà des résultats escomptés.

La mise en place d’un conseil supérieur pour les questions sociales est le moyen le plus approprié pour pallier ces insuffisances, optimaliser l’action sociale dans ses différentes dimensions et rationaliser, en conséquence, les moyens mobilisés. Une telle approche peut se révéler d’une grande utilité pour consolider la cohésion sociale et rendre les finances sociales d’une efficacité avérée dans la lutte contre la pauvreté et en faire un levier de promotion de l’emploi à travers des projets d’utilité publique peu capitalistiques et des programmes de lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme, de formation, de recyclage et de sensibilisation pour aider ceux et celles qui n’ont jamais été à l’école ou qui l’ont abandonnée très tôt, leur faciliter l’accès à la société de connaissance et sauvegarder, en conséquence, leur dignité. En mettant de l’ordre dans les finances sociales, en tant que mécanisme de redistribution, et en rendant plus transparentes l’origine et l’affectation des fonds drainés, il est fort probable de dégager de quoi financer une partie non négligeable des besoins identifiés, mais non satisfaits, et d’encourager les contributeurs à s’impliquer encore davantage. Cette action doit s’inscrire dans le prolongement d’une véritable réforme fiscale pour corriger les insuffisances du système en termes d’équité, de recouvrement et d’efficacité en tant qu’élément de la politique économique pour stimuler la mobilisation de l’épargne, encourager l’investissement et contenir le spéculatif. De telles dispositions de distribution et de redistribution améliorent substantiellement le taux d’encadrement public et le font tendre à se conformer aux standards internationaux à un horizon proche qu’il faut déterminer. En plus, elles ouvrent de nouvelles perspectives pour atténuer les inégalités et promouvoir l’emploi d’utilité sociale.

Un mot peut-être sur le sous-encadrement de l’entreprise, un sujet qui demande une réflexion à part entière ?

Chaque fois qu’on parle du chômage des diplômés, on désigne du doigt la formation, jugée inadéquate pour faire de l’enseignement le seul et unique responsable de ce phénomène. Rarement, il est question des moteurs de la croissance qui sont de faible valeur ajoutée : l’agriculture assure 40% du total des emplois, alors que l’industrie n’intervient qu’à hauteur de 13% ; de la faible capacité d’absorption de l’économie formelle qui explique dans une large mesure l’épanouissement de l’informel, qui fait travailler 2,5 millions de personnes hors agriculture, ou du taux d’encadrement de l’entreprise qui reste l’un des plus faibles dans le monde, à cause essentiellement de la taille de celle-ci. Plus de 90% des entreprises marocaines sont très petites, petites ou moyennes.

L’approche patrimoniale, qui est à l’origine de la chosification de l’entreprise, perçue comme un simple élément du patrimoine, au même titre que les actifs immobiliers et les bijoux de la famille, au lieu de la concevoir en tant que personne morale appelée à se développer et à nourrir des ambitions, pèse beaucoup plus sur sa taille que les réticences, souvent dénoncées, des banquiers à financer la PME. Seul un changement de mentalité est de nature à faire retrouver à l’entreprise son statut de personne morale. En attendant, il faut réfléchir à des artifices pour aider l’homme d’affaires marocain à prendre conscience que l’entreprise n’est pas seulement une poule aux œufs d’or, mais que c’est aussi un «être» qui contribue à la création de la richesse pour l’ensemble de la société et qui ne saurait se dérober à sa responsabilité sociale. Il existe un certain nombre d’outils d’incitation des PME, comme le réseautage, le parrainage, l’accompagnement, l’incubation, la création des niches.

Le président du Comité des régions de l’UE, Mercedes Bresso, qui était récemment en visite au Maroc, a déclaré que «la régionalisation est essentielle pour une ouverture démocratique et une croissance durable. Il s’agit d’investir, au Maroc, les collectivités territoriales d’un rôle nouveau et de premier plan». Quel rôle peut jouer la région ?

La région, qui est appelée à jouer un rôle important dans la nouvelle configuration de décentralisation et d’aménagement du territoire que présente la régionalisation avancée en cours de préparation, constitue le cadre le plus approprié pour faire des pistes retenues une opportunité et s’en servir en vue de faire émerger une économie intégrée, constituée pour l’essentiel d’un seul bloc et fondée sur des bases saines. En faisant tendre l’économie régionale vers le plein emploi et en procédant à la réorganisation de certaines activités, l’informel trouvera beaucoup de difficultés à recruter et le formel corrigera, par la force des choses, les anomalies et les dysfonctionnements qui le caractérisent et qui empêchent les mécanismes du marché de fonctionner correctement. Par ailleurs, de par sa proximité, ses spécificités et l’intérêt qu’elle a à s’impliquer en tant qu’institution démocratique, la région est mieux placée que l’administration centrale pour piloter une telle opération et créer les conditions de sa réussite.

La croissance doit s’intégrer dans une logique de développement. En d’autres termes, elle doit s’adosser à une politique de répartition équitable aussi bien verticalement, pour atténuer les inégalités sociales, qu’horizontalement pour réduire les disparités régionales. La réforme de la compensation doit s’inscrire dans une réforme globale du système de distribution et de redistribution des revenus pour plus d’équité et de justice sociales et pour une meilleure rationalisation des finances sociales. Dans ce cadre, il faut repenser, dans l’immédiat, les mécanismes de la compensation pour qu’ils ne génèrent plus de rente en faveur des bénéficiaires directs de ce dispositif, en l’occurrence les intermédiaires et les fournisseurs, reconsidérer les marges, verrouiller le système pour mettre fin à des pratiques laxistes... Parallèlement, il faut revisiter la fiscalité sur la base de l’équité en défiscalisant par exemple les grands opérateurs agricoles, en réajustant la politique des salaires avec une révision des hauts salaires, par exemple, et en mettant, in fine, de l’ordre dans les finances sociales.

La cohésion sociale passe par l’emploi : concernant cette question, qui est devenue pour nous et pour le gouvernement une obsession, vous évoquez la possibilité de créer des emplois hors croissance. Qu’entendez-vous par là ?
Pour répondre à cette question, il faut au moins trois préalables : la bonne volonté, au sens kantien du terme, de l’État ; l’engagement du privé à assumer sa responsabilité sociale ; et enfin la volonté de faire de la région le pivot de la politique de l’emploi. Les pistes que nous avons identifiées, grâce à un travail de terrain et à la suite de l’organisation de quelques focus groups et à des entretiens avec des responsables régionaux dans divers domaines, font apparaître un constat : l’administration et l’entreprise marocaines sont sous-encadrées. Ce sous-encadrement se traduit au niveau de l’administration par un service public moins performant et une bureaucratisation asphyxiante. Malgré l’importance des sommes allouées aux secteurs sociaux dans le cadre du budget et aux efforts entrepris pour concilier l’administration avec le contribuable, le citoyen ne cesse d’exprimer son mécontentement et ne rate aucune occasion pour, d’une part, réclamer la réforme de l’enseignement public qui est dans une situation, le moins qu’on puisse dire, lamentable, et, d’autre part, interpeller les autorités sanitaires pour entreprendre les mesures qui s’imposent en vue d’assainir le secteur de la santé. Le sous-encadrement est l’une des causes qui expliquent la dégradation et de l’école publique et de l’hôpital. À titre d’exemple, le besoin en ressources humaines dans le domaine de la santé, selon des chiffres rendus récemment publics par le ministère en charge de ce département et qui ne concernent que le corps médical, est de 7 000 médecins et 9 000 infirmiers.»

C’est ce que vous appelez la logique des besoins qui doit prévaloir, dites-vous, sur la logique des moyens ?
En fait, le besoin en capital humain, nécessaire pour que l’État assure convenablement ses fonctions régaliennes dans de bonnes conditions dans l’enseignement, la santé, la sécurité, la défense et la justice, exige l’élaboration d’un budget de référence en s’appuyant sur ce qui est appelé en contrôle de gestion le Budget à base zéro (BBZ), pour éliminer les coûts cachés et optimaliser la prestation administrative. L’État doit se comporter comme s’il vient d’être constitué et procéder ainsi à l’évaluation de ses besoins en supposant que le problème des moyens ne se pose pas. Il faut partir des besoins pour mesurer le déficit sociétal avant de se pencher sur les ressources et les modalités de financement.
Opter pour la démarche inverse, comme c’est le cas aujourd’hui, en privilégiant la logique des moyens, c’est se conformer à la règle selon laquelle il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens pour finalement éviter toute réforme de fond qui vise à assurer l’égalité des chances et à répartir équitablement le coût que génère une vie décente dans une société qui fonctionne correctement. En d’autres termes, il faut que les besoins créent leur propre financement dans le cadre d’une stratégie globale qui consiste à fixer un échéancier pour, in fine, faire coïncider le budget effectif avec le budget de référence. Dans ce cadre, il est fortement recommandé de séparer le budget de fonctionnement du budget d’investissement, en conservant l’annualité pour le premier tout en étalant le second sur trois années, durée correspondant au plan d’action triennal adopté, le plus souvent, dans le cadre d’une démarche stratégique. Le premier doit être équilibré pour ne pas affecter le financement du second à travers ce qu’on peut appeler l’«effet d’éviction budgétaire».

Il y a aussi cette multiplicité d’intervenants qui crée un énorme gaspillage de moyens, dans la mesure où il n’y a pas de synergie. Que dites-vous sur ce point précis ?
Pour ce qui est du financement, avant de se pencher sur les moyens supplémentaires, il faut s’intéresser aux moyens disponibles pour les rationaliser et optimaliser leur allocation, en accordant un intérêt particulier aux finances sociales et à la fiscalité. Donc, le premier travail à entreprendre est de confectionner un document qui fait état des finances sociales avec pour objectif l’optimalisation de l’action sociale de l’administration, des secteurs public et privé et de la société civile, et ce, dans le cadre d’un partenariat public-privé-société civile (PPSC). Les intervenants dans le domaine social sont nombreux, mais leur l’efficacité ne fait pas l’unanimité. En plus des structures publiques telles que l’Entraide nationale, la Promotion nationale, l’Agence de développement social, l’INDH, Al Aoukaf, la fondation Mohammed V pour la solidarité ainsi que quelques autres fondations rattachées à certains établissements publics, on trouve une multitude d’associations dédiées à la cause sociale, des coopératives relevant de l’économie sociale ainsi que des fondations privées.

Les sommes mobilisées par ces animateurs de l’activité sociale sont énormes, auxquelles il convient d’ajouter les montants alloués, dans le cadre du budget, aux départements ministériels qui sont en charge du secteur social ou affectés à des missions spécifiques de compensation et à des actions ponctuelles à travers les comptes spéciaux du Trésor, à l’instar de la lutte contre la sécheresse.
La fragmentation de ce secteur, le manque de coordination entre ses composantes et l’absence d’une vision et d’une stratégie partagées font que les résultats obtenus sont en deçà des résultats escomptés.
La mise en place d’un conseil supérieur pour les questions sociales est le moyen le plus approprié pour pallier ces insuffisances, optimaliser l’action sociale dans ses différentes dimensions et rationaliser, en conséquence, les moyens mobilisés. Une telle approche peut se révéler d’une grande utilité pour consolider la cohésion sociale et rendre les finances sociales d’une efficacité avérée dans la lutte contre la pauvreté et en faire un levier de promotion de l’emploi à travers des projets d’utilité publique peu capitalistiques et des programmes de lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme, de formation, de recyclage et de sensibilisation pour aider ceux et celles qui n’ont jamais été à l’école ou qui l’ont abandonnée très tôt, leur faciliter l’accès à la société de connaissance et sauvegarder, en conséquence, leur dignité.

En mettant de l’ordre dans les finances sociales, en tant que mécanisme de redistribution, et en rendant plus transparentes l’origine et l’affectation des fonds drainés, il est fort probable de dégager de quoi financer une partie non négligeable des besoins identifiés, mais non satisfaits, et d’encourager les contributeurs à s’impliquer encore davantage. Cette action doit s’inscrire dans le prolongement d’une véritable réforme fiscale pour corriger les insuffisances du système en termes d’équité, de recouvrement et d’efficacité en tant qu’élément de la politique économique pour stimuler la mobilisation de l’épargne, encourager l’investissement et contenir le spéculatif.
De telles dispositions de distribution et de redistribution améliorent substantiellement le taux d’encadrement public et le font tendre à se conformer aux standards internationaux à un horizon proche qu’il faut déterminer. En plus, elles ouvrent de nouvelles perspectives pour atténuer les inégalités et promouvoir l’emploi d’utilité sociale.

Un mot peut-être sur le sous-encadrement de l’entreprise, un sujet qui demande une réflexion à part entière ?
Chaque fois qu’on parle du chômage des diplômés, on désigne du doigt la formation, jugée inadéquate pour faire de l’enseignement le seul et unique responsable de ce phénomène.
Rarement, il est question des moteurs de la croissance qui sont de faible valeur ajoutée : l’agriculture assure 40% du total des emplois, alors que l’industrie n’intervient qu’à hauteur de 13% ; de la faible capacité d’absorption de l’économie formelle qui explique dans une large mesure l’épanouissement de l’informel, qui fait travailler 2,5 millions de personnes hors agriculture, ou du taux d’encadrement de l’entreprise qui reste l’un des plus faibles dans le monde, à cause essentiellement de la taille de celle-ci. Plus de 90% des entreprises marocaines sont très petites, petites ou moyennes. L’approche patrimoniale, qui est à l’origine de la chosification de l’entreprise, perçue comme un simple élément du patrimoine, au même titre que les actifs immobiliers et les bijoux de la famille, au lieu de la concevoir en tant que personne morale appelée à se développer et à nourrir des ambitions, pèse beaucoup plus sur sa taille que les réticences, souvent dénoncées, des banquiers à financer la PME. Seul un changement de mentalité est de nature à faire retrouver à l’entreprise son statut de personne morale.

En attendant, il faut réfléchir à des artifices pour aider l’homme d’affaires marocain à prendre conscience que l’entreprise n’est pas seulement une poule aux œufs d’or, mais que c’est aussi un «être» qui contribue à la création de la richesse pour l’ensemble de la société et qui ne saurait se dérober à sa responsabilité sociale.
Il existe un certain nombre d’outils d’incitation des PME, comme le réseautage, le parrainage, l’accompagnement, l’incubation, la création des niches.

Le président du Comité des régions de l’UE, Mercedes Bresso, qui était récemment en visite au Maroc, a déclaré que «la régionalisation est essentielle pour une ouverture démocratique et une croissance durable. Il s’agit d’investir, au Maroc, les collectivités territoriales d’un rôle nouveau et de premier plan». Quel rôle peut jouer la région ?
La région, qui est appelée à jouer un rôle important dans la nouvelle configuration de décentralisation et d’aménagement du territoire que présente la régionalisation avancée en cours de préparation, constitue le cadre le plus approprié pour faire des pistes retenues une opportunité et s’en servir en vue de faire émerger une économie intégrée, constituée pour l’essentiel d’un seul bloc et fondée sur des bases saines.
En faisant tendre l’économie régionale vers le plein emploi et en procédant à la réorganisation de certaines activités, l’informel trouvera beaucoup de difficultés à recruter et le formel corrigera, par la force des choses, les anomalies et les dysfonctionnements qui le caractérisent et qui empêchent les mécanismes du marché de fonctionner correctement. Par ailleurs, de par sa proximité, ses spécificités et l’intérêt qu’elle a à s’impliquer en tant qu’institution démocratique, la région est mieux placée que l’administration centrale pour piloter une telle opération et créer les conditions de sa réussite.


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