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Dominique Strauss-Kahn : «Vivre le chaos : où sont les opportunités de la crise ?»

Il y un an, devant un public très concentré, Dominique Strauss-Kahn (DSK) livrait ses réflexions sur le thème «Les leçons qu’il faut tirer du monde qui est en train de naître». C’est au même exercice de réflexion et de synthèse qu’il se livre cette année, sur le thème de «vivre le chaos, où sont les opportunités de la crise ?» Dans un souci de partage avec nos lecteurs qui n’ont pu assister au Forum de Paris délocalisé à Casablanca, nous publions l’intervention de DSK, telle que prononcée.

Dominique Strauss-Kahn : «Vivre le chaos : où sont  les opportunités de la crise ?»
Dominique Strauss-Kahn

Diplômé d’HEC, agrégé d’économie, professeur à Sciences Po de Paris et à l’Université de Standfort, champion d’échecs et d’Internet, ce natif d’Agadir qui a connu «les ors du Capitole» a également vécu le supplice de «la roche Tarpéienne» et les affres de la descente aux enfers. Il reste cependant l’un des économistes les plus en vue au monde. Il y a un an, il avait préconisé à Casablanca de «repenser un modèle de croissance plus équilibré en termes de lutte contre les inégalités et en termes de déficit de balance des paiements et de déficit des finances publiques que les économistes appellent les déficits jumeaux. C’est cette situation des États qui conduit à des seuils insoutenables, qui ne survit que par des capacités de crédits et d’endettement, mais qui au bout d’un moment, finit par exploser».
Quelle conclusion tirait-il de sa première leçon ? Qu’il fallait revenir à une croissance plus fondée sur une demande interne, plus égalitaire, mieux répartie, moins fondée sur l’export, un modèle qui met l’accent sur des éléments de développement comme la sécurité sociale, la protection des individus, les infrastructures physiques et autres comme l’éducation, une croissance plus favorable aux classes moyennes, la lutte contre le chômage, etc. Les instruments nécessaires pour bâtir ce modèle sont connus : «la redistribution par des allocations, par la fiscalité, les services publics mis en œuvre, l’intégration des citoyens dans la vie politique, les négociations salariales… On ne peut pas avoir une croissance forte, si cette croissance ne se préoccupe pas d’emmener tout le monde dans le train, sans laisser personne sur le quai». C’est cette même rigueur d’analyse que l’on retrouve dans cette synthèse.
On lira avec attention le chapitre consacré «au modèle du Maroc». Ce modèle marocain est, dit-il, bien plus important que le Maroc lui-même. Le modèle marocain qui montre que des partis ayant des fondements religieux peuvent venir au pouvoir démocratiquement et un jour ou l’autre le quitter démocratiquement est un modèle dont l’ensemble du monde a absolument besoin. Il faut sortir de l’esprit de beaucoup d’Occidentaux, d’Européens et d’Américains qui considèrent que des partis religieux retirent obligatoirement leur pays du centre démocratique. Il est très important de voir que ce modèle fonctionne et le modèle marocain dans ce sens est essentiel. Ce modèle repose sur la personnalité du Souverain et sur les institutions particulières qui montrent un modèle différent de ce que l’on voit ailleurs.
Il y a aujourd’hui des turbulences fortes dans le monde musulman, et dans ce contexte, l’exemple marocain est décisif. Pour qu’il soit décisif et illustratif, il faut que ce modèle réussisse économiquement, en faisant ce qu’il faut faire du côté des finances publiques. On aura alors saisi les opportunités…» Reste une question de fond, le gouvernement de Benkirane saura-t-il et pourra-t-il saisir les opportunités de la crise ?

Y a-t-il vraiment crise ?

Il n’y a d’opportunités que dans la crise. Lorsqu’il n’y a pas de crise, lorsqu’il y a le calme plat, aucune opportunité ne se dessine. En revanche, lorsqu’on est dans une situation de crise, difficile, troublée et dangereuse on cherche une issue, on crée des opportunités pour s’en sortir. La question qu’il faudra sans doute se poser est : y a-t-il vraiment crise ? Le sentiment que l’on retire des différentes et récentes déclarations des chefs d’État et de banquiers centraux, notamment à Davos, c’est qu’il n’y a plus de crise, ou du moins que celle-ci est derrière nous, comme le déclarait Mario Draghi, président de la BCE. Le discours dominant depuis deux ou trois mois est que les choses vont mieux. Si l’on observe les États-Unis, il y a eu effectivement un accord au début du nouveau mandat de Barack Obama sur la question budgétaire. On attend une croissance de l’ordre de 2% pour l’année prochaine, avec un marché immobilier qui est en train de repartir après la crise des subprimes. Au Japon, il y a un plan de relance massif mis en place. En Chine, les prévisions de croissance sont de l’ordre de 8,2% avec un passage de témoin qui se fait et un gouvernement qui sera en place au mois de mars. C’est une phase de stabilité qui s’annonce et c’est rassurant. La zone euro, reste le maillon faible avec une croissance négative en 2012 et sans doute aussi en 2013, mais il n’y a pas eu d’explosion. Cahin-caha, les Européens ont évité d’entrer dans le mur, les taux d’intérêt ont fléchi et les choses vont mieux. En Afrique, la croissance est de retour, sauf dans les zones où il y a des conflits armés, même constat en Amérique latine et en Amérique du Sud où le Brésil, pays leader qui craignait une bulle économique, connaît un rythme de croissance de 4,5%. En prévision de tout cela, on attend en moyenne une croissance mondiale de 3,5%, avec une différence entre les pays dits développés qui atteindront une moyenne de 1% et les pays émergents qui atteindront 5%. L’écart est important, mais la croissance est là, semble-t-il, comme nous le répètent en boucle les médias et certaines hirondelles qui annoncent le printemps, ce qui crée une petite euphorie, en tout cas un soulagement.

Il n’y a certes pas d’effondrement,
mais la crise est toujours là

Il reste que de mon point de vue ces hirondelles ont le cerveau d’une hirondelle et que ceux qui racontent que la crise est derrière nous sont en train de nous préparer des lendemains qui déchantent. Il n’y a certes pas d’effondrement, mais la crise est toujours là. Le système ne fonctionne toujours pas correctement. Aux États-Unis, par exemple, il y a eu, certes, un accord et le mur budgétaire a été repoussé. L’accumulation de la dette américaine nécessite une diminution des dépenses ou une augmentation des recettes. Dans les deux cas, cela porterait atteinte à la croissance prévue à 2%. La contradiction du gouvernement américain est claire, entre le besoin à court terme de continuer à soutenir la croissance et le besoin de réduire la dette. Ce n’est pas simple, cela reviendrait à court terme à relever le plafond légal de la dette, car lorsque celui-ci est atteint, l’État ne peut plus emprunter. Tout ceci avec un paradoxe : si le gouvernement ne relève pas le plafond de la dette, la dette sera plus grande, avec le risque que le système s’arrête. Ceci crée une forte tension qui fait que malgré une croissance de 2%, le risque existe que, sous la pression de l’opposition, une décision soit prise qui coupe fortement dans les dépenses et accentue la pression fiscale, ce qui pourrait obérer la croissance américaine avec des conséquences sur l’économie mondiale.
Au Japon, il y a très peu de chance pour que le plan de relance, qu’il faut mettre au chapitre de l’agitation, réussisse. Les sujets stratégiques de moyen terme de l’économie nippone n’y sont pas traités, la croissance en 2012 a été de 2%, mais le FMI prévoit 1,2 pour 2013 et 0,7 pour 2014 ! Ce qui fait craindre que le Japon ne s’enfonce de nouveau dans la récession. Dans la zone euro, il y a au niveau d’un certain nombre de dirigeants un «lâche soulagement» du fait d’avoir pu éviter l’explosion consécutive à une sortie de la Grèce de l’euro, ce qui aurait pu créer une contagion vers d’autres pays comme le Portugal, l’Espagne, l’Italie… Cela aurait pu créer une panique générale au niveau des populations qui auraient été chercher leur argent dans les banques. Cela n’est pas arrivé et certains ont pu penser que les problèmes étaient résolus. Mais cela ne crée pas un changement de la réalité. La réalité c’est que l’économie de la zone euro s’est contractée de 0,2 en 2012, que l’on n’attend pas mieux en 2013 et que l’on s’oriente vers une longue période de croissance négative source de drames humains, en terme de chômage, de fermeture d’activités et en termes de comptes publics. Les systèmes de welfare states (État providence), de sécurité sociale, qui sont puissants, supposent pour leur équilibre une croissance équilibrée. En Allemagne, où des réformes ont été menées par Gérard Shroder, ce système tient à 1% de croissance. En France, ce système ne tiendra qu’à 2% de croissance et, à défaut de réforme, on risque une situation de rupture, résultat d’un déséquilibre croissant des comptes sociaux.

Où sont les opportunités de la crise ?

Comment alors saisir l’opportunité de la crise ? Aux États-Unis, il faut donner des signaux d’amélioration de la situation de la dette à moyen terme sans pour autant couper à court terme. En Chine, où je me rends souvent, la situation est, contrairement aux apparences, difficile, complexe : inégalités sociales en croissance, un pouvoir central incapable de prendre les décisions nécessaires, apparition d’une corruption un peu partout dans les villes, les villages, fuite des capitaux de ceux qui ont réussi, déficits de nombreuses villes, pollution dans les grandes villes... Jamais la Chine n’a été aussi près d’un risque d’explosion et de fractionnement. Comment éviter ces risques ? Par le marché et c’est la voie que les dirigeants chinois ont empruntée.
Dans la zone euro, il faut saisir l’opportunité de la crise pour constater que l’euro n’est pas terminé. L’euro a été lancé en 1998, mais de manière incomplète. À l’époque, il n’y avait même pas de Conseil de l’euro, cet Euro group que les Français et les Allemands veulent mettre en place. Beaucoup de travaux théoriques ont été menés et l’on voit bien aujourd’hui, comme l’a mis en évidence mon ami Jean Pisani, sous le nom de «trilemme de Pisani». Que signifie ce trilemme ? que l’on ne peut pas avoir une union monétaire sans avoir suffisamment d’union bancaire et suffisamment d’union budgétaire. Suffisamment des deux, car moins on a de l’un, plus il faut de l’autre. Le problème aujourd’hui dans la zone euro, c’est qu’il y a une union monétaire, mais pas d’union bancaire et quasiment pas d’union budgétaire. D’où une situation extrêmement tendue. Comment créer cela ? En créant une union bancaire plus technique à défaut d’une union budgétaire qui nécessite l’accord des Parlements qui sont réticents au passage d’une partie du pouvoir national au niveau communautaire. L’union bancaire suppose la supervision centralisée par une seule entité européenne, ce qui est difficilement accepté par certains dirigeants d’Espagne, mais aussi d’Allemagne, et qui risque de prendre du temps. Tout cela pour dire que la mise en œuvre de l’union bancaire, qui peut faire apparaître nombre cadavres existants dans les différents systèmes bancaires, prendra du temps.
En réalité, nous avons une union monétaire sans union bancaire et sans union budgétaire qui nécessite la mise en place d’eurobonds (euro-obligations), sorte de taux moyens qui permettent d’emprunter au niveau européen et de répartir les sommes empruntées en fonction des besoins. Les eurobonds seraient placés à un taux d’environ de 3,5%. Mais les Allemands refusent en avançant l’idée qu’ils seraient responsables des dettes que les autres pays contractent. Il est cependant difficile d’avancer en l’absence d’une surveillance que les pays de la zone euro refusent. J’avais proposé pour ma part une solution «dégradée» par rapport aux eurobonds qui permettrait aux pays du Sud d’emprunter à 4%, et les autres, plus solides à 1,5%, qui bénéficieraient ainsi d’un gain inattendu et qui pourraient compenser à leur tour le taux trop élevé des premiers. C’est ainsi que la solidarité, qui est nécessaire dans la zone monétaire, pourra s’illustrer. L’avantage de ce système proposé, c’est que l’on reste responsable de ses propres emprunts. Ce n’est pas compliqué à mettre en œuvre, reste à savoir si la formule sera acceptée. L’opportunité de la zone euro de se saisir de la crise, c’est de ne pas rester au milieu du gué et d’aller de l’autre côté de la rive, c’est-à-dire de construire les instruments d’une union monétaire.

Quelles sont les conditions
pour que le Maroc devienne un modèle ?

En Afrique du Nord, les révolutions arabes ne sont pas un long chemin tranquille, ni un chemin semé de roses, que ce soit en Tunisie, en Libye ou en Égypte qui vit de sérieux problèmes. Aujourd’hui, il faut aider ces pays à ne pas sombrer dans le chaos, à canaliser le mouvement de liberté qui était à l’origine de cette émergence populaire. Différentes interventions de ce forum ont évoqué la nécessité d’une Union maghrébine. J’ai pour ma part toujours été un grand partisan de cette union, tout en sachant que le grand partenaire de cette union, en l’occurrence l’Algérie, est réticent. Dans ces conditions, il est difficile d’avancer. Il faut bien sûr persévérer dans cette voie de l’union, car aucune position n’est jamais établie et l’amélioration des relations entre le Maroc et l’Algérie est essentielle si l’on veut avancer. Il reste une autre voie possible, celle de mettre de côté ce projet porté à bout de bras par le Maroc, qui pourrait se tourner vers le Sud, c’est-à-dire vers l’Afrique. Le Maroc peut jouer dans ce sens un rôle considérable avec efficacité.
Il reste que, pour jouer ce rôle, le Maroc doit être exemplaire. On connaît la phrase d’Henri IV : «Ralliez-vous à mon panache blanc», célèbre «ordre du jour» dit par ce roi à ses troupes, le 14 mars 1590 à Ivry, avant la bataille qu’il allait livrer aux troupes de la Ligue, que certains interprètent comme le moyen de ne pas de perdre. Ce n’est pas exactement ce que cela voulait dire ! «Ralliez-vous derrière moi parce qu’il y a un panache blanc !» En d’autres termes, si l’on veut que certains pays africains acceptent une collaboration positive avec le Maroc, il faut que celui-ci fasse envie. Pour faire envie, il faut faire évoluer beaucoup de choses dans l’économie marocaine, traiter des questions issues du passé parce qu’elles posent problème et d’autres questions qui ont un impact conjoncturel. Le Maroc s’est engagé dans une ouverture précoce en signant de nombreux accords de libre-échange, ce qui aurait été une excellente chose si la compétitivité avait été assurée. Comme l’effort de compétitivité n’a pas été fait de manière systématique, cela entraîne des tensions en matière de balance, et ce, au moment, où le niveau de vie s’élève. S’engager dans le libre-échange, c’est une bonne chose, mais il faut faire ce qui va avec. Il y a là un problème structurel, même si des efforts importants sont réalisés en matière d’amélioration du climat des affaires, des infrastructures et dans le domaine financier. Le projet de Casa Finance City est intéressant, mais il suppose une modernisation de l’économie, une plus grande liquidité de l’économie, ce qui veut dire des efforts budgétaires importants. On peut difficilement vouloir faire du Maroc un pôle attractif pour les pays subsahéliens, où le Maroc a beaucoup investi, sans que le pays fasse suffisamment le ménage en matière budgétaire. La crise crée cette opportunité, la crise crée pour le Maroc la possibilité de jouer un nouveau rôle.

Le Maroc, qui a un statut d’association avec l’Union européenne, peut jouer de l’autre côté un rôle important en devenant un hub entre le Nord et le Sud, à condition de réaliser les réformes qu’il faut. Il y a urgence en la matière, il faut sonner la mobilisation et profiter de la crise, en saisir les opportunités. Il y a des opportunités positives, mais aussi des conséquences négatives pour qui ne sait pas saisir ces opportunités. Il y a des moments dans l’histoire où les choses se nouent et où il faut être capable de prendre des décisions qui permettent de se positionner. En initiant son grand chantier de réformes, le chancelier allemand Gérard Shroeder se disait qu’il pouvait peut-être perdre les élections, mais qu’il aurait fait pour son pays ce qu’il fallait faire. C’est lui qui aura permis à l’Allemagne de se retrouver aujourd’hui dans une situation bien meilleure que les autres pays membres de l’UE.

Nous aimons tous le Maroc pour vouloir que les choses aillent bien. Mais au-delà de cela, le modèle marocain est bien plus important que le Maroc lui-même. Le modèle marocain, qui montre que des partis ayant des fondements religieux peuvent venir au pouvoir démocratiquement et un jour ou l’autre le quitter démocratiquement, est un modèle dont l’ensemble du monde a absolument besoin. Il faut sortir de l’esprit de beaucoup d’Occidentaux, d’Européens et d’Américains qui considèrent que des partis religieux retirent obligatoirement leur pays du centre démocratique. Il est très important de voir que ce modèle fonctionne et le modèle marocain dans ce sens est essentiel. Ce modèle repose sur la personnalité du Souverain et sur les institutions particulières qui montrent un modèle différent de ce que l’on voit ailleurs. Il y a aujourd’hui des turbulences fortes dans le monde musulman et, dans ce contexte, l’exemple marocain est décisif. Mais pour qu’il soit vraiment décisif et illustratif, il faut que ce modèle réussisse économiquement en faisant ce qu’il faut faire du côté des finances publiques. Il aura alors saisi les opportunités. Dans son histoire récente, l’humanité les a saisies une première fois quand les États-Unis ont été découverts et sont devenus sur un siècle la plus grande puissance mondiale. On est passé du vieux monde, au Nouveau Monde. Aujourd’hui, les États-Unis ne sont plus la seule puissance et nous sommes en train de vivre une autre mutation. Celle-ci a autant d’importance que celle du passage du vieux monde au Nouveau Monde. Nous vivons le passage du Nouveau Monde à un nouveau Nouveau Monde, caractérisé par un équilibre différent entre les pays occidentaux et les pays émergents. Pour que ce nouveau Nouveau Monde se mette en place avec des relations plus équilibrées et plus fraternelles, il faut que dans les pays émergents la réussite économique et sociale soit assurée. C’est cette réussite fondée sur la lutte contre les inégalités, sur le bien-être et le progrès, qui donne l’envie de vivre aux populations. C’est vrai au Brésil et en Inde, qui sont de grands pays, mais je compte le Maroc parmi eux. C’est pourquoi ce qui se passe dans l’économie marocaine est pour moi à la fois un sujet d’intérêt et de préoccupation, qui justifie ma présence ici au Forum de Casablanca.

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