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Réforme fiscale : pour «une rupture culturelle»

Par Salah Grine
Expert-comptable

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Dans un pays, comme le Maroc, où l’État demeure encore le principal moteur de l’économie et dont l’essentiel des ressources provient de la collecte d’impôts, la réforme de la fiscalité devrait sinon enflammer les passions, du moins susciter un certain débat et ce, d’autant plus que la fiscalité, comme tout le monde sait, n’est pas seulement une technique pour lever l’impôt, mais c’est aussi une manière de consacrer les choix de société d’une Nation. 

À l'occasion de la tenue des Assises nationales de la fiscalité, prévues pour les 29 et 30 avril 2013, force est de constater que l’on ne se bouscule point au portillon, alors que les Finances publiques se dégradent de jour en jour et fragilisent le pays, avec des dépenses de la compensation qui explosent, un déficit public qui se creuse et un endettement qui dérape, et qui commencent à faire peser une sérieuse menace sur notre avenir et pourraient, à terme, remettre en cause notre souveraineté nationale en augmentant, petit à petit, notre dépendance à l’égard des institutions financières internationales.

Pour préserver cette souveraineté et pouvoir mener une politique en faveur de l'emploi et la croissance à même de réduire les inégalités sociales et assurer à l’ensemble de ses citoyens une vie digne, le Maroc ne peut faire l’économie de s’appuyer sur un système fiscal performant et qui permette, avec la maîtrise nécessaire des dépenses et l’amélioration de leur efficacité, le redressement et la consolidation continue de ses finances.
Considérant les griefs faits à notre système fiscal, et qui sont connus de tous, sa réforme est devenue, depuis un certain temps, une nécessité voire une urgence pour faire contribuer le plus grand nombre, le plus équitablement possible, aux charges de la collectivité, et libérer par là même les énergies pour installer le pays dans un cercle vertueux de croissance durable et inclusive.

Les objectifs de cette réforme sont également connus, font globalement l’unanimité, et peuvent être résumés en six mots : équité, simplicité, neutralité, efficacité, incitation et solidarité.
Équité pour que, comme le stipule l’article 39 de la Constitution, «Tous supportent, en proportion de leurs facultés contributives, les charges publiques», et réduire, autant que faire se peut, le sentiment du «révolté potentiel» qu’est le contribuable d’être victime d’une certaine «tyrannie fiscale», qui le pousserait à la «rébellion fiscale».

Simplicité pour une bonne application des règles fiscales, pour un meilleur rendement de l’impôt et pour réduire le contentieux fiscal qui encombre tant l’Administration fiscale que les contribuables et les empêchent de vaquer, chacun de leur coté, à des occupations plus bénéfiques pour économie du pays.
Neutralité pour qu’aucun impôt ne pèse indûment sur tel ou tel contribuable comme cela est le cas du butoir en matière de TVA dont souffrent nombre d’acteurs économiques qui se retrouvent, à leur corps défendant, à jouer le banquier pour l’État. Efficacité pour qu’aucun dispositif fiscal ne devienne une aubaine pour quelques contribuables sans les retombées escomptées, et pour que tous les prélèvements fiscaux puissent être opérés sans déperdition.

Incitation pour encourager les comportements économiquement et socialement désirables : protection de l’environnement, économie d’énergie, recherche et innovation, investissement, conquête des marchés extérieurs, civisme fiscal…
Solidarité des plus aisés avec ceux qui le sont moins pour assurer la paix et la cohésion sociales et pas seulement, car la redistribution du pouvoir d’achat aux plus démunies qui, hélas, constituent la majorité dans notre pays, permet, par leur consommation, de soutenir l’activité économique.

Pour une fiscalité de nouvelle génération

Dans la réforme que le Maroc s’apprête à entreprendre, deux choses ne devraient pas, à notre avis, être perdues de vue :


1. que cette réforme aurait du mal à produire les effets escomptés sans le renforcement de l’outil censé la mettre en œuvre, à savoir la Direction générale des impôts, qui devrait être dotée des structures et moyens nécessaires, et surtout disposer de ressources humaines en quantité et en qualité suffisantes pour assurer une mission qui devient de plus en plus difficile, et qui requiert de s’appuyer sur des compétences pointues telles qu’en matière de conventions internationales, de prix de transfert, de fusions-acquisitions, etc.L’effectif de quelque 4 000 fonctionnaires que la DGI compte actuellement, et dont seulement 11% sont dédiés au contrôle, ne nous paraît pas suffisant pour lui permettre de s’acquitter convenablement de ses missions ; 

2. que l’objectif majeur de la réforme devrait être de faire faire à notre arsenal fiscal un saut qualitatif aussi important que celui réalisé par la réforme fiscale initiée par la loi-cadre de 1984, qui avait permis, rappelons-nous, de faire table rase d’une fiscalité cédulaire, parcellaire et vieillotte en réduisant, quasiment, à néant l’opacité qui l’entourait. Une réforme qui avait fait entrer le Maroc, osons le mot, dans la modernité fiscale. La réforme envisagée devrait, à notre sens, conduire vers une fiscalité de nouvelle génération : juste et intelligente pour développer la compétitivité et le dynamisme de notre économie tout en consolidant non seulement les Finances publiques, mais également la paix et la cohésion sociales.
Pour contribuer au débat que la Direction générale des impôts vient d’initier à travers le forum lancé sur son site Internet, nous souhaiterions faire part de quelques propositions qui nous semblent de nature à contribuer à faire atteindre à la réforme fiscale envisagée quelques-uns des objectifs que nous avons égrenés précédemment.

1. Consacrer le principe de solidarité des plus aisés avec ceux qui le sont moins par :
• L’instauration, au niveau du barème de l’IR, d’une «tranche de solidarité» qui s’appliquerait aux très hauts revenus, et l’on ne ferait, ce faisant, que donner vie à l’article 40 de notre Constitution qui dispose que «tous supportent solidairement et proportionnellement à leurs moyens, les charges que requiert le développement du pays». Cette nouvelle tranche d’IR pourrait ainsi remplacer, pour les personnes physiques, la Contribution sociale de solidarité en la rendrait plus équitable et en en pérennisant les recettes fiscales.
• L’augmentation de la réduction d’IR pour personnes à charge (actuellement de 30 DH/personne/mois) et sa suppression pour les contribuables dont le revenu est supérieur à un certain seuil et pour lesquels elle est sans impact significatif sur leur pouvoir d’achat. L’objectif étant d’arriver, à terme, à instituer une «fiscalité de foyer» qui tienne compte du nombre de personnes à charge.
• L’instauration, comme le recommande le Conseil économique et social, d’un taux de TVA majoré sur les produits dits de luxe en veillant, bien entendu, à en exclure tous ceux qui pourraient favoriser une activité de contrebande. La consommation de ces produits devrait ainsi donner moins mauvaise conscience, car elle serait un acte de solidarité en même temps.

2. Simplifier le système fiscal notamment par :
• La réduction du nombre de déclarations exigées des contribuables et n’impliquant pas de paiement. Ces déclarations ayant un coût pour l’économie nationale et un impact sur notre rating «Doing Business», elles ne devraient être exigées que si leur exploitation par l’Administration fiscale est effective et utile. Et quand bien même cela serait le cas, il pourrait être envisagé que ces déclarations ne soient pas déposées systématiquement, mais seulement à la demande de l’Administration fiscale en cas de besoin.
• La généralisation de la télédéclaration et du télépaiement en les rendant optionnels pour les TPE et PME et ce, pour décharger tout autant l’Administration fiscale que le contribuable et faire faire, à l’une et à l’autre, des économies de coût. À rappeler à ce propos que la CNSS offre cette possibilité à ses affiliés quelle qu’en soit leur taille.
• L’intégration dans le Code général des impôts de la fiscalité des collectivités locales (TP, TH, TSC…), régie actuellement par la loi n° 47-06 du 30 novembre 2007 et ce, pour que le Code porte bien son nom et pour que cesse cette anormalité qui veut que notre arsenal fiscal soit éclaté entre deux référentiels.
• La mise en place, comme le recommande le CES, d’un barème d’IS progressif adossé au résultat imposable, qu’on gagnerait, à notre avis, à aligner sur le barème de l’IR pour atteindre le double objectif de supprimer l’impôt sur les dividendes et de rendre le système fiscal plus équitable. Les entreprises exportatrices et les TPE que l’on souhaiterait encourager et soutenir pourraient, quant à elles, bénéficier d’abattements spécifiques.

• La révision de l’échéancier fiscal pour diminuer la pression sur les entreprises et leur permettre de mieux se consacrer à ce qui constitue leur raison d’être, à savoir la création de richesses et partant d’assiette fiscale. L’agenda fiscal et social qui s’impose actuellement au chef d’entreprise au Maroc le contraint à une présence quasi permanente dans son entreprise, et ce, pour assurer :

– La déclaration et le versement des cotisations CNSS et AMO avant le 10 du mois.
– La déclaration et le versement de la TVA avant le 20 du mois.
– La déclaration et le versement de l’IR sur salaires et autres retenues à la source avant la fin du mois.
Autant de contraintes qui perturbent la gestion et l’organisation de l’entreprise ; le chef d’entreprise et le personnel comptable ou financier (quand cette dernière en dispose), ne peuvent, en effet, s’absenter au-delà d’une dizaine de jours, ce qui n’est pas sans répercussion sur leur santé et leur rendement, sans compter l’impact sur la vie familiale.
3. Rééquilibrer les droits et obligations de l’Administration fiscale et du contribuable par notamment :
•Le rattachement au ministère des Finances de la Direction de la «législation fiscale» actuellement rattachée à la Direction générale des impôts et ce, pour la production de textes fiscaux plus équilibrés préservant aussi bien les intérêts du contribuable que ceux de l’Administration fiscale ;
•L’obligation d’assortir chaque procédure fiscale d’un délai. Il est, en effet, anormal qu’aucun délai ne soit prévu pour la notification par l’Administration fiscale des redressements fiscaux en cas de vérification de comptabilité ; ce qui installe l’entreprise vérifiée dans une incertitude préjudiciable à sa bonne marche et donc à l’économie nationale.

•L’instauration du principe de retenir la position la plus favorable au contribuable dans le cas où une disposition fiscale se prêterait à plusieurs interprétations, étant donné qu’il est de la responsabilité des pouvoirs publics d’énoncer le plus clairement possible la règle fiscale.
•L’encadrement du «pouvoir de redressement» de l’assiette fiscale par l’instauration de barèmes d’évaluation et l’utilisation de comparables admis et publics ;
•Le renforcement de l’indépendance de la Commission nationale du recours fiscal (CNRF) à l’égard de l’Administration fiscale par une autonomie de moyens ;
•L’instauration du principe qu’aucune demande d’information ou de document ne puisse être faite au contribuable que par écrit et qu’aucune information disponible au sein de l’Administration fiscale ne puisse être exigée de ce dernier.

4. Favoriser l’investissement, et ce, notamment par :
•La ré-instauration de l’acquisition de biens d’investissement en exonération de TVA sans limitation dans le temps. Le fait de ne consentir ce droit que durant les 24 premiers mois d’activité de l’entreprise constitue un sérieux frein à l’investissement en en rendant le financement plus difficile : les banques n’acceptant de financer que le montant hors TVA des investissements, l’entreprise se retrouve dans l’obligation de financer, par prélèvement sur son fonds de roulement, le montant d’une TVA souvent récupérable, qui devient ainsi une avance de trésorerie faite à l’État par une entreprise qui devrait, en bonne logique, être soutenue plutôt que le contraire ;
•L’exonération des plus-values de cession de biens servant à l’exploitation en cas de réinvestissement du produit de cession, et ce, pour encourager le renouvellement et la modernisation de leur outil de production de nos entreprises ;

•La mise en place de la procédure dite du «Rescrit» qui permettrait d’obtenir, au préalable, la position de l’Administration fiscale sur une situation donnée, ce qui renforcerait la sécurité juridique des contribuables, encouragerait les investissements étrangers tout en réduisant le contentieux fiscal ;
•L’allongement du délai de report des déficits qui pénalise les entreprises dont les investissements ne produisent leurs effets qu’après un certain temps. Ce délai, qui est actuellement de 4 ans au Maroc pour les déficits d’exploitation, a été purement et simplement supprimé en France. Bien entendu, l’allongement du délai de report des déficits ne se conçoit que dans le cadre d’un durcissement de la lutte contre les faux déficitaires.

5. Réformer la TVA en consacrant le principe de sa neutralité pour l’entreprise qui ne devrait supporter cette taxe que sur la valeur ajoutée qu’elle crée, en ouvrant le droit au remboursement du crédit de TVA à toute entreprise se trouvant en situation de «buttoir», tout en réduisant le nombre de taux de cinq (0% – 7% – 10 – 14% et 20%) à quatre (0% – 10% – 20% et 30%). Le taux zéro s’appliquant à tous les produits et services de première nécessité ; celui de 10% aux produits et services à encourager ou dont on souhaite atténuer le coût pour la classe moyenne ; celui de 30% aux produits dits de luxe ; et celui de 20% au reste des autres produits et services. Ce faisant, l’on rendrait un peu moins inéquitable cette taxe qui, comme tout le monde sait, frappe plus ceux qui consomment l’essentiel de leurs revenus et qui ne sont en mesure de constituer aucune épargne, c’est-à-dire les couches les plus modestes.
6. Revoir le dispositif fiscal d’encouragement des exportations pour orienter ces dernières vers des contrées autres que la zone euro dont la dépendance économique commence à constituer un sérieux risque pour notre pays.

7. Mettre en place un dispositif spécifique pour une imposition progressive des bénéfices des exploitations agricoles d’une certaine taille et répondant à un certain nombre de critères, et ce, pour plus d’équité fiscale et pour favoriser la structuration du secteur avec la mise place, au préalable, d’un plan comptable spécifique.
8. Instiller dans notre système fiscal une dose de fiscalité écologique pour préparer notre économie aux défis du développement durable et à la raréfaction des ressources et ce, par :
• Un toilettage des dispositions fiscales existantes pour en modifier toutes celles ayant un effet négatif sur l’environnement comme, par exemple, «la sous-taxation du gazole qui a pour conséquence d’augmenter très sensiblement le parc, plus polluant, de véhicules diesel, ainsi que le recours au transport routier de personnes et de marchandises au détriment du transport ferroviaire».

•La mise en place d’écotaxes, dans une optique de neutralité budgétaire, dans un premier temps, c’est-à-dire à pression fiscale constante et ce, en utilisant les recettes qu’elles induiraient pour compenser la baisse d’autres taxes au profit des facteurs de production socialement désirables ; ce qui permettrait, grâce à cette substitution fiscale, de préserver la compétitivité de nos entreprises à l’échelle internationale.
9. Améliorer l’efficacité et l’équité des prélèvements fiscaux au moyen d’une évaluation régulière par une instance indépendante qui pourrait prendre la forme d’un Conseil national de l’efficacité et de l’équité fiscale (CNEEF), qui aurait pour mission, bien entendu, la lutte contre l’informel et l’évaluation de l’efficacité des dépenses fiscales que l’on se contente actuellement de recenser à l’occasion de chaque de loi de Finances.
10. Faire contribuer davantage les indépendants, qui ne participent qu’à hauteur de 1,7% dans les recettes fiscales du pays (contre 10,8% pour les employés dont l’IR est retenu à la source), et ce, par la mise en place, à l’instar de l’état explicatif du déficit fiscal nouvellement instauré pour les entreprises, d’un état des dépenses (telles qu’énumérées dans l’article 29 du Code général des impôts et en les complétant) à joindre à la déclaration annuelle pour faire prendre conscience de la faiblesse voire l’incohérence des revenus déclarés.
11. Assortir, à l’instar de la Constitution, le Code général des impôts d’un préambule qui fixe les principes fondateurs de notre fiscalité et en donne les clés de lecture pour une bonne compréhension et application des règles fiscales.

Payer ses impôts, un acte de civilisation
Pour conclure, notre souhait est de voir la réflexion, lors des prochaines assises de la fiscalité, porter non seulement sur les voies et les moyens d’assurer le financement des charges publiques, mais aussi sur la manière de doter le Maroc d’un arsenal fiscal qui réconcilie les Marocains avec l’impôt et qui produise une «rupture culturelle» qui élève le niveau de moralité dans les relations entre le contribuable et l’Administration fiscale.
Une réforme qui devrait, par ailleurs, s’accompagner, dans sa mise en œuvre, d’une vigoureuse action de sensibilisation à la nécessité de s’acquitter de ses impôts ; ces «cotisations que nous payons pour jouir des privilèges de la participation à une société organisée», comme le déclarait déjà, en 1936, le président Franklin Roosevelt(*). Ces cotisations qui civilisent l’individu en «l’insérant dans une relation collective où chacun, à la mesure de ses moyens, contribue à la richesse nationale, afin qu’il y ait des écoles, des hôpitaux, des routes…» (*) ; car «ne pas payer ses impôts, chercher à s'y soustraire ou à y échapper, c'est faire le choix de la barbarie du chacun pour-soi contre la civilisation du tous pour chacun» (*). 


(*) In «Combattre la mafia de l’évasion fiscale», Mediapart.fr, 12 septembre 2012.

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