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Provinces du Sud : «Une inflexion majeure du modèle de développement actuel est nécessaire»

Le modèle actuel ayant atteint ses limites, quelle plateforme pour un modèle de développement régional, intégré et durable pour les provinces du Sud, en l’occurrence pour les régions de Laayoune-Boujdour-Sakia El Hamra, d’Oued Eddahab-Lagouira et de Guelmim-Smara ? C’est la réflexion à laquelle s’est attelée la commission ad hoc composée de 25 membres du CESE, qui a préparé la note de cadrage présentée récemment au Souverain par le président du CESE, Chakib Benmoussa.

Selon l’échéancier prévu, un rapport intermédiaire sera présenté à la fin du mois de mars 2013 et le rapport final est prévu au courant du mois d’octobre 2013. Après la réalisation d’un diagnostic approfondi du modèle actuel, la commission planchera sur l’identification des inflexions majeures nécessaires, sur la proposition de scénarios de développement, des grands axes du programme d’action, des modalités de mise en œuvre du modèle et des mécanismes de sa gouvernance. Sur ce point relatif à la gouvernance, la formule du président du CESE «passer d’une situation dite “de faveur” à une situation de droits et de devoirs de chaque citoyen avec toute la progressivité et l’accompagnement qui seraient nécessaire pour réussir ce changement» mérite d’être retenue. En réalité, c’est l’ensemble de cet entretien qui devra être analysé et décrypté pour comprendre les tenants et les aboutissants de la mission confiée au CESE.

Le Matin : Une première question peut-être, M. Benmoussa : pourquoi avoir confié au CESE cette mission d’élaboration d’un modèle de développement régional des provinces du Sud ?
Chakib Benmoussa : Je crois que la réponse se trouve dans le discours de Sa Majesté le Roi du 6 novembre 2012 et particulièrement dans le paragraphe qui y est joint : «afin d’assurer les conditions de réussite de ce projet ambitieux et compte tenu de ce dont dispose le Conseil économique, social et environnemental en termes de compétences, d’attributions et de composition plurielle, il est le plus apte à en assurer la préparation suivant une approche participative des populations concernées et le concours de tous les acteurs nationaux». Le CESE est une institution qui a en charge d’aborder de manière indépendante un certain nombre de questions essentielles pour notre pays dans les domaines économique, social et environnemental. Ceci demande une liberté de ton, de l’audace et la possibilité de capitaliser sur les politiques publiques chaque fois qu’elles ont réussi et en même temps de prendre la distance par rapport à certains volets de ces politiques publiques, lorsque l’on estime qu’elles n’ont pas abouti aux objectifs escomptés. Mais nous ne nous cantonnons pas à la simple analyse de ces politiques publiques, puisque le CESE s’impose dans sa démarche de proposer des solutions concrètes et des réponses réalistes aux questions posées, voire de suggérer des inflexions majeures. Le Conseil est, il faut le rappeler, pluriel, représentatif des différentes composantes de la société civile, ce qui lui permet d’être proche des attentes du terrain et des acteurs, des opérateurs économiques, des syndicats, des ONG, de l’élite locale… Sans être partie prenante, le Conseil peut prendre du recul pour écouter des sensibilités parfois contradictoires, analyser, examiner les nombreux rapports et études, faire du benchmark, pour identifier les pistes d’amélioration et de progrès, débattre en interne et enfin adopter une plateforme pouvant contribuer à élaborer un nouveau modèle de développement pour les provinces du Sud.

Affiner le diagnostic, poser les bonnes questions et être une force de proposition

Discussions, auditions, débats… Dans la remontée d’information, avez-vous associé les acteurs et les représentants des provinces du Sud ?
Nous sommes encore dans la phase de la note de cadrage qui n’est qu’une première étape. Il est évident que nous ne pouvions pas faire cette note sans réaliser des auditions avec un certain nombre d’institutionnels et d’acteurs du terrain. Nous avons eu des réunions avec les présidents des régions concernées, avec les walis de ces régions, avec les responsables d’institutions de médiation comme le Conseil national des droits de l’Homme. Ses délégués régionaux qui sont en interaction avec la société civile ont été écoutés avec attention, car ces auditions ont constitué pour nous une sorte de raccourci pour remonter les attentes et le ressenti de la société civile. Nous avons également entendu le médiateur du Royaume qui nous a permis de remonter un certain nombre de dysfonctionnements observés sur le terrain. Nous avons eu des réunions de travail avec le chef du gouvernement, avec les ministres de l’Intérieur et des Finances, avec les responsables de l’Agence pour la promotion et le développement des provinces du Sud et avec quelques personnalités des provinces du Sud, en tant que personnes ressources et avec des personnes spécialisées dans tel ou tel domaine. Il y a eu également un débat interne entre les membres du CESE, et tout ceci a permis de faire un diagnostic préliminaire, de préciser le référentiel selon lequel travaillerait le CESE, d’identifier les axes d’inflexion majeurs et de proposer une méthodologie d’approche, sachant que dans un deuxième temps, il est envisagé des réunions de travail et d’écoute directement sur le terrain. Des groupes composés des membres de la commission ad hoc sont en cours de constitution, il est prévu que dans les prochains jours ces groupes se déplacent dans les provinces du Sud pour auditionner aussi bien les acteurs institutionnels que les acteurs de la société civile. Il est évident que l’on ne pourra pas voir tout le monde, mais nous encourageons toutes les contributions, notamment à travers le site web du CESE «almoubadaralakoum.ma», pour faire remonter l’information, le ressenti des populations et surtout les propositions. Ce qui nous intéresse c’est, bien sûr, d’affiner le diagnostic préliminaire, mais aussi d’essayer de répondre à des questions de fond.

Exemple de questions de fond ?
Par exemple, que faire si l’on veut que ces régions deviennent comme nous le souhaitons créatrices de richesses et d’emplois tout en préservant leurs spécificités culturelles ? Comment favoriser un développement économique et social durable à même d’en faire une zone de stabilité, un trait d’union avec l’Afrique subsaharienne et un atout pour l’intégration des cinq pays du Maghreb ?

Que faire aujourd’hui, en intégrant l’idée que l’État a consacré depuis 1975 d’immenses efforts en termes d’infrastructures et d’équipements ?
Oui, nous sommes dans des régions où l’intervention de l’État a été forte au cours de ces 35 années. Il y a des avancées réelles qui ont été réalisées dans un contexte difficile. Il a fallu assurer la sécurité des populations ; réaliser les infrastructures de base, ports, aéroports, réseau routier, habitat…; développer les capacités humaines en terme d’éducation, de formation, de santé ; lutter contre la pauvreté, l’analphabétisme par le recours à de nombreux dispositifs d’aide.

Il reste, comme vous le soulignez dans le rapport, que les résultats sont contrastés et le bilan paradoxal ?
Sans préjuger de la pertinence, de l’efficience et de l’impact des politiques publiques développées depuis 1975, nous avons fait un constat. Malgré tous les efforts dévolus, malgré les réalisations, le résultat en termes de développement économique, de création de richesses locales, de création d’emplois, de cohésion sociale est en deçà des attentes actuelles. Il n’y a pas eu un réel «take off» ou décollage économique. Il y a aussi un sentiment d’injustice, d’iniquité qui est répandu. Le contexte géopolitique et la gouvernance des provinces du Sud n’ont pas favorisé l’émergence d’une culture partagée du développement de la région ni une implication forte des acteurs concernés ou une cohérence des politiques publiques mises en œuvre, nous l’avons souligné dans la note. Comment répondre à ces attentes ? L’État demeure le premier investisseur et employeur dans les provinces du Sud. L’investissement privé et les initiatives individuelles sont insuffisants. Comment redresser la barre, par quelles actions, faut-il prolonger l’effort de l’État, encourager les actions d’un privé productif en créant des conditions d’intervention favorables ? Le secteur privé a besoin d’un environnement particulier qui sécurise les investissements, qui lui donne de la visibilité, qui précise le statut fiscal… Il y a aussi la politique des villes et d’aménagement du territoire qui est importante, faut-il que les villes continuent à grandir, faut-il créer de nouvelles villes ? Comment faire du développement durable pour protéger les écosystèmes fragiles comme la baie de Dakhla, qui est une baie unique au monde qu’il faut préserver dans la durée ?

Sans compter cette question de culture et de patrimoine qui est très forte dans ces régions ?
Oui, ces régions se trouvent au croisement de deux cultures, la culture amazighe et la culture hassanya. Elles disposent d’une identité culturelle forte et unique au Maroc, fruits d’influences africaine, amazighe et arabe. Il reste, comme nous l’avons écrit dans la note, que ces traditions culturelles sont menacées par la perte des savoir-faire ancestraux et le manque de valorisation du patrimoine culturel vivant, du patrimoine oral et immatériel, de l’artisanat, de l’art culinaire... Cette identité est aussi menacée par la dégradation du patrimoine architectural et archéologique et le peu de place accordée à la dimension culturelle dans les projets de développement, malgré les efforts de l’Agence de promotion et de développement des provinces du Sud.

Clarifier le débat pour attirer l’investissement national et international

Abordons, si vous le permettez, un problème d’actualité. Le service juridique du Parlement européen a rendu un certain nombre d’avis qui soulignent que «la conformité avec le droit international exige que les activités économiques relatives aux ressources naturelles d’un Territoire non autonome soient menées aux bénéfices des populations». Quel est votre avis sur cette question ?
Jusqu’à présent, les ressources naturelles connues dans la région se limitent aux phosphates et à la pêche. Ce que dégagent ces ressources comme rentrées pour l’État reste somme toute limité par rapport à ce que l’État transfère à ces régions.
Il n’y a pas besoin d’être grand expert pour faire ce constat. Il n’en reste pas moins qu’il faut clarifier ce débat en analysant la chaîne de création de valeurs et jusqu’à quel point elle bénéficie aux populations locales. Le CESE se propose de clarifier ce débat pour l’exploitation des ressources existantes, mais aussi à titre prospectif pour les ressources potentielles.

Clarifier le débat pour, dites-vous, créer des conditions favorables d’intervention du privé, pour sécuriser l’investissement, car cela permettrait sans doute d’encourager l’investissement dans la recherche, par exemple, de ressources minières et d’hydrocarbures des provinces du Sud ?
Dans l’esprit de beaucoup de gens, il y a un potentiel de ressources minières et d’hydrocarbures important ; cette conviction qui reste à étayer est sous-jacente à certaines prises de position au niveau de certains acteurs. Il nous paraissait important d’aborder d’ores et déjà des questions de cet ordre pour permettre de renforcer l’investissement national et international. La prospection à laquelle vous faites allusion a elle-même besoin que le cadre général soit clairement établi pour savoir comment ces ressources pourraient être redistribuées à la population locale, sous forme de création d’emplois, de valeur ajoutée locale. Comment aussi distribuer des rentes éventuelles, qui pourraient être dégagées de ces ressources. La clarification de ces questions et les réponses qui seraient apportées pourraient faciliter les investissements et créer un cadre cohérent pour l’ensemble des acteurs.
Les questions de la création de valeur locale et de la redistribution ont bien sûr un impact sur l’emploi, la protection sociale et la cohésion sociale entre les différents segments de population. Il convient de réexaminer certaines politiques publiques qui ont généré un sentiment d’iniquité et ont créé de la tension sociale. Là aussi, la clarification de ces mécanismes et la définition d’un cadre cohérent contribueraient à améliorer le climat social. Peut-être serait-il nécessaire de passer par la mise en place de mesures de «discrimination positive» à l’égard de certains de ces segments de la population, parce qu’ils en ont besoin à titre transitoire, pour les aider à développer leurs capacités et contribuer à l’égalité des chances ? Cela permettrait ainsi de passer d’une situation dite «de faveur» à une situation de droits et de devoirs avec toute la progressivité et tout l’accompagnement qui seraient nécessaires pour réussir ce changement et cette transition. Viser le développement de sentiments de dignité et de citoyenneté, mais aussi de confiance favoriserait le renforcement du lien social et constituerait une inflexion majeure du modèle de développement.

L’objectif, vous l’avez bien souligné dans la note, est de faire «éclore une économie locale viable et attractive, au moyen d’une gouvernance pleinement respectueuse des droits fondamentaux de ses habitants, garante de leurs libertés individuelles et collectives et au service de leurs intérêts légitimes». Il faudra sans doute mesurer et peser chaque mot, qui, me semble-t-il, vaut son pesant d’or.
Qu’en est-il de l’échéancier ?
Le référentiel du CESE met bien en avant les fondamentaux qui ont été consacrés par la nouvelle Constitution et les principes rappelés par la Charte sociale proposée par le CESE. Les principales phases des travaux du CESE consisteront en la réalisation d’un diagnostic approfondi du modèle actuel de développement des provinces du Sud, l’identification des inflexions majeures nécessaires, ainsi que la proposition de scénarios de développement. Le CESE proposera les grands axes d’un programme d’action composés de projets et de programmes à fort impact qui devraient donner corps à ce nouveau modèle. Le conseil aborderait aussi la question de l’implémentation et de la gestion du changement. Il serait nécessaire de s’assurer que les inflexions majeures sont mises en œuvre dans la durée, avec continuité et détermination et en même temps veiller à gérer sur le court terme des résultats qui répondent aux attentes les plus pressantes des populations.

Il y a interaction entre le modèle de développement et la régionalisation avancée

Quel est le lien entre ce modèle que vous proposeriez et le projet de régionalisation avancée ?
Tout ce travail s’inscrit dans le cadre de la régionalisation avancée et lui donne corps sur le plan économique, social, culturel et environnemental, sans aborder directement le volet politique. D’autres instances travaillent actuellement sur la loi organique de la régionalisation avancée et il conviendra de s’assurer en temps opportun que les approches convergent. La note de cadrage a insisté sur un ancrage important dans le référentiel de la Constitution ; elle met l’accent sur la nécessaire cohérence des politiques publiques et insiste sur la dimension gouvernance dans ses dimensions respect des droits humains fondamentaux, déconcentration, décentralisation, subsidiarité, transparence et reddition des comptes.

Dans une région, comme vous le disiez en début d’entretien, en tension, marquée par de fortes turbulences, comme en témoigne la crise du Mali, l’une des propositions mises en avant au Sommet Africités de Dakar, c’est la démocratie locale et la construction des régions : «Construire l’Afrique à partir de ses territoires : quels défis pour les collectivités locales ?»
En mettant en avant l’idée de région, le Maroc veut-il faire œuvre de pionnier ?
La régionalisation avancée a été inscrite dans la Constitution et l’Initiative marocaine pour l’autonomie des provinces du Sud a été présentée pour relancer les négociations au niveau des Nations unies. Tout cela indique clairement l’approche du Maroc qui consiste à développer la participation des populations locales à la gestion de leurs affaires et cela dans le cadre de l’unité du pays et du respect de sa souveraineté. J’ai la conviction qu’aujourd’hui et sans attendre la dimension politique qui va prendre du temps, notamment en raison du temps nécessaire à l’émergence d’élites régionales, l’élaboration et la mise en œuvre d’un nouveau modèle économique et social peuvent créer un environnement qui favorise la réussite du projet politique.

Je relis en ce moment, pour comprendre la crise du Mali, le «Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné, dans l’Afrique centrale, précédé d’observations faites chez les Maures Braknas, les Nalous et autres peuples ; pendant les années 1824, 1825, 1826, 1827, 1828», rédigé par le premier explorateur occidental qui a visité l’Afrique centrale, René Caillé. Dans la carte qu’il trace, René Caillé décrit son itinéraire qui l’amènera de Tombouctou, en Mauritanie, au Sahara, puis à Fès, qui est pour lui la «plus belle ville de l’Afrique». En fait, on voit les liens solides qui existaient entre les provinces du Sud et l’Afrique et qui sont aujourd’hui revigorés. Dans quel objectif ?
Le Sahara a toujours été une zone de transition, de commerce, avec l’Afrique de l’Ouest. C’est aussi un carrefour qui avait une dimension spirituelle, rappelez-vous Smara, Assa... et bien d’autres lieux. La régionalisation met en avant ses spécificités et permet de construire, de re-concevoir une nouvelle place dans leurs espaces géopolitique et géostratégique naturels en lien avec l’environnement de l’Afrique subsaharienne et en intégration avec le Nord. D’où l’intérêt de travailler simultanément sur tout ce qui valorise ces régions, en préservant leurs spécificités, et sur ce qui renforce leur intégration au reste du Royaume. L’attention particulière accordée aux volets économique et social et à un développement durable et sain est le meilleur moyen d’assurer la stabilité régionale et cela à un moment ou la région du Sahel connait une recrudescence des trafics en tout genre. Ce faisant, le Maroc crée les conditions pour faire de cette région une zone de paix et de prospérité en mesure de rayonner sur son hinterland. En d’autres termes, c’est en favorisant l’éclosion d’une économie locale, viable et attractive, pouvant transformer les provinces du Sud en un trait d’union avec l’Afrique et un pôle régional de coopération, de prospérité et de paix dans le sous-ensemble régional du Grand Nord-Ouest africain que nous atteindrons notre objectif. 

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