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«Le dialogue civil est au cœur de la culture de la démocratie»

Une place en feu, une police qui tire des grenades lacrymogènes, des canons à feu qui chassent des citoyens, des cafés transformés en centres de soins d’urgence, des milliers de blessés : en quelques jours, la place Taksim s’enflamme... à la manière de la place Tahrir et d’autres places dans le monde arabe. S’il existait une culture de dialogue, si le dialogue entre les autorités turques et la société civile avait été mis en place dès le départ, sans doute, le cours des choses aurait changé. En l’absence de dialogue avec cette société civile, les digues ont cédé, laissant place à une répression insupportable. La théorie du «pain et des jeux» ne suffit plus aux jeunes à la recherche d’écoute, de partage et de dialogue.

«Le dialogue civil est au cœur de la culture  de la démocratie»
La société civile réunit des associations de citoyens travaillant dans le sens de l'intérêt commun.

Cette actualité immédiate, intéressant un grand pays qui a engrangé des succès économiques indéniables, mais aussi l’actualité du Printemps arabe montrent toute l’importance et le rôle du dialogue civil, qui est au cœur d’une rencontre qui se tiendra les 17 et 18 juin à Rabat. La région MENA du Conseil international d’action sociale (CIAS) organise en effet sa troisième rencontre dans les locaux de la présidence de l’Université Mohammed V Agdal à Rabat sur le thème : «le dialogue civil dans les sociétés arabes, expériences comparées». Trois sujets seront traités : «le dialogue civil : le cadre général, les préalables, les instruments, les mécanismes et les perspectives» ; «la présentation d’expériences arabes et internationales» et «les prospectives des politiques publiques dans le domaine du dialogue civil dans le monde arabe à la lumière des mutations internes, régionales et internationales». Nous avons demandé au directeur exécutif, que nous a présenté Driss Guerraoui, président du CIAS de la région Mena, de décrypter les enjeux du dialogue social dans une région en mutation, marquée à la fois par la crise économique et par des zones de profonde instabilité.

Le Matin : À travers les expériences du «Printemps arabe», on peut entrevoir un point commun, celui de la recherche de la citoyenneté. Cette recherche passe par une démarche participative aux décisions et aux choix dans la gestion de la cité. Quels sont les prérequis qui permettent de réellement donner du sens à la démocratie participative ?
Sergei Zelenev : Le «Printemps arabe» a retenu l'attention du monde entier. Les principales causes des manifestations politiques et des changements profonds dans les différents pays étaient, bien sûr, différentes, dans la mesure où l'histoire et les difficultés de chaque pays n'étaient pas les mêmes. Pourtant, il y avait, selon moi, un dénominateur commun, une volonté claire de ceux qui descendaient dans les rues de faire entendre leurs voix. Cette période nous a montré que la population voulait participer et avoir voix au chapitre dans toutes les questions qui la concernaient au quotidien ; les citoyens veulent devenir des citoyens actifs et être en mesure de façonner leur présent et leur avenir. La population a également manifesté contre ce qui était perçu comme une injustice, notamment le fait qu'on ne la prenne pas en considération et qu'elle soit réduite au silence, le fait d'être privée des droits universellement reconnus et d'être un témoin passif de l'injustice résultant de règles du jeu arbitraires.
Concernant la démocratie participative, je pense que la démocratie doit reposer sur des élections libres et justes. Néanmoins, les élections, bien que nécessaires, ne sont pas suffisantes. L'expérience de nombre de pays démocratiques, y compris des nouvelles démocraties, montre de façon très claire que la gouvernance démocratique durable ne s’obtient pas sans rien faire ; elle doit être consolidée à travers la création d'institutions démocratiques et le renforcement progressif de la culture démocratique. Sans cela, le risque d'un retour vers l'autoritarisme sous une forme ou une autre persiste.

Dans ce sens, la société civile joue un rôle important dans la légitimation de l’action publique. Comment se forme cette société civile et comment mesurer le degré de représentativité des associations ?
La société civile est constituée d'associations bénévoles réunissant des citoyens qui œuvrent dans le sens des intérêts communs et de l'action collective. À de nombreux égards, la société civile est une condition essentielle pour le développement de la démocratie et la participation de la population. La société civile n'est pas uniquement un élément essentiel de la démocratie politique, elle est également intimement liée aux formes de gouvernance démocratiques. La société civile forte est ce qui sous-tend la démocratie ; sans elle, la démocratie est incomplète, car l’espace de liberté d’expression et d’auto-organisation volontaire s’en voit réduit. L’ouverture du débat politique, qui est, en soi, une condition préalable à la démocratie, joue un rôle important en ce qu’elle crée la possibilité d’influencer l’opinion publique de manière égale. Les organisations de la société civile peuvent prôner un certain mode d’action et obtenir une adhésion plus ou moins significative. Quoi qu’il en soit, dans une démocratie, les politiques et les responsables politiques sont choisis par la majorité des citoyens qui font entendre leur voix à travers leur vote.

Société civile, condition essentielle de la démocratie

Comment organiser la société civile comme un corps intermédiaire défendant l’intérêt général ?
Les organisations de la société civile permettent aux différents intérêts de s’exprimer, elles contribuent également à formuler les préoccupations des citoyens. Elles promeuvent ainsi la participation des citoyens dans les affaires de leur pays à l’échelle locale et nationale. Entendre les différents points de vue et en discuter de façon constructive est bénéfique pour l’ensemble de la société. Tout d’abord parce que cela permet de créer un sentiment d’appartenance et de dissiper le sentiment d’isolement que génèrent les solutions imposées. Par ailleurs, si les solutions à des questions de politique publique complexes sont le résultat de débats très larges, au sein de la société, qui précédent la décision finale, ces solutions seront sans doute meilleures que si elles avaient été arbitraires et issues d’un processus strictement hiérarchique. En outre, la participation à la vie de la communauté à travers les organisations de la société civile est souvent considérée comme plus simple et plus efficace.

La démocratie participative n’est possible que si les acteurs sont imprégnés de la culture du dialogue civil. Sur le terrain, on constate l’émergence de nouvelles formes de violence et de confrontation qu’exacerbe la situation économique. Quelle analyse faites-vous de cette réalité ?
La culture du dialogue civil à laquelle vous faites référence est très importante. Néanmoins, j’aimerais également rappeler la nécessité d’une culture de la démocratie dans laquelle le dialogue peut se développer. La capacité à résoudre des conflits pacifiquement doit être développée, voire créée, quand le pays a traversé une période de violence. Lorsque je travaillais en Afrique du Sud en tant que membre de la mission d’observation des Nations unies, durant la période de transition entre l’apartheid et le régime démocratique, j’ai été très impressionnée par les activités de l’organisation Accord basée en Afrique du Sud. Cette organisation a joué un rôle crucial dans l’éducation des citoyens sur la nécessité d’une résolution pacifique des conflits et a obtenu des résultats impressionnants en résolvant certains conflits de façon très pratique et très pragmatique. Je pense que quand les citoyens ont les moyens de participer au dialogue national, ou quand il est possible de créer les conditions de ce dialogue, il est ensuite plus simple d’acquérir les compétences nécessaires à la conduite du dialogue.
Néanmoins, nous ne devons pas perdre de vue l’essentiel. Souvent, les confrontations dans les rues sont le résultat de l’inégalité, de la corruption généralisée et de la marginalisation de certains groupes de la société. Des efforts adaptés, à l’échelle nationale, doivent donc être consentis pour traiter les causes socio-économiques de la crise avant que celle-ci ne mène à des confrontations et à la violence.

Le dialogue civil contre la violence

Quelle définition peut-on donner alors au dialogue civil ?
Selon moi, le dialogue civil est un processus qui implique que des individus se réunissent pour discuter des problèmes qui sont considérés d’importance pour la société. Néanmoins, les définitions peuvent varier d’un pays à l’autre. Les partenaires du dialogue peuvent partir avec différentes attentes et une compréhension différente des choix et des accords existants. Or il n’est pas garanti qu’ils pourront surmonter ces différences et trouver facilement des solutions satisfaisantes. Cela dit, les résultats peuvent apparaître avec le temps. C’est pourquoi il est important d’envisager le dialogue civil, non pas comme un phénomène ad hoc permettant de gérer certaines situations extraordinaires de crise (même si la gestion de crise est importante et qu’elle donne, pour les citoyens, une autre dimension au dialogue), mais plutôt comme une caractéristique de la démocratie moderne. Quand les parties prenantes maintiennent un dialogue continu, écoutent les arguments des uns et des autres, argumentent leur point de vue – même s’il y a des désaccords –, ce processus renforce la confiance accordée à la société et lui permet d’avancer. Si ce dialogue continu aboutit à une compréhension mutuelle, il acquiert une grande valeur ajoutée pour la société, car, dans ce contexte, même les formes les extrêmes de méfiance, d’hostilité et de violence peuvent laisser place à la réconciliation. Dans de nombreux cas, le dialogue national a été l’élément déclencheur d’un processus politique et de négociations plus large.

Quelles formes peut-il prendre dans le monde arabe ?
Le monde arabe, doté d’une culture et d’une histoire très riches, a mené de nombreuses expériences intéressantes de dialogue, en ménageant les aspects modernes et traditionnels. Ces expériences sont très enrichissantes au moment de faire une analyse globale des bonnes pratiques. J’ai hâte d’entendre les discussions du Forum qui, je l’espère, vont faire émerger des approches très différentes de la résolution des difficultés sociales à travers la participation et le dialogue national. J’espère également que nos hôtes marocains partageront leur expérience au sujet de la réalisation de leur programme publique de grande envergure – l’Initiative nationale de développement humain – visant à réduire la pauvreté, la vulnérabilité et l’exclusion sociale. Les organisations non gouvernementales (ONG) sont activement impliquées dans la mise en œuvre de services sociaux dans de nombreux pays à travers le monde, y compris dans les pays arabes.

Quel rôle joue dans ce sens et dans cette région le Conseil international d’action sociale, le CIAS ?
Je vais vous donner un exemple pratique de nos activités liées aux formes spécifiques de participation de la société civile dans cette partie du monde. Pour le Conseil international d’action sociale, une ONG mondiale, les questions de justice sociale, de bien-être social et de protection sociale sont des priorités. Nous soutenons de manière très active l’initiative de Socle de protection sociale (SPS) telle qu’elle est définie dans la Recommandation 202 de l’Organisation internationale du travail. Nous pensons que la société civile peut jouer un rôle significatif dans la conception des modèles de socles de protection sociale ainsi que dans l’évaluation de leur mise en œuvre à l’échelle nationale. De nombreux pays arabes s’illustrent dans la mise en œuvre de nombreux outils permettant de protéger les groupes vulnérables et désavantagés, en dehors du soutien familial qui est traditionnellement un outil important.
Cette participation des organisations de la société civile peut avoir une valeur ajoutée énorme pour la société, dans la mesure où ces organisations peuvent contribuer à l’amélioration des systèmes nationaux de protection sociale, tout en renforçant la crédibilité des efforts du gouvernement dans ce domaine. Le SPS est un modèle universel qui vise à fournir des garanties fondamentales de revenu pour les enfants, les personnes âgées et les personnes actives qui se retrouvent temporairement au chômage. Ce modèle prévoit également l’accès à des services de santé de base. Le CIAS promeut une approche partant de la société pour veiller à la mise en œuvre de l’initiative de Socle de protection sociale et nous sommes d’avis qu’une combinaison d’outils qualitatifs et quantitatifs que pourraient utiliser à la fois l’État et la société civile permettrait de mieux évaluer l’efficacité du modèle proposé.

Rôle des nouvelles technologies et des médias

Quel est le rôle des nouvelles technologies de communication dans l’édification de la société civile ?
L'émergence des nouvelles technologies et la sophistication croissante d'internet et des médias sociaux ont changé nos modes de vie – tout le monde s'accorde sur ce point. Il est même difficile maintenant d'envisager le monde sans ces merveilles de la communication moderne. Les jeunes générations ne peuvent même pas imaginer comment on vivait sans ordinateur, sans connexion internet sans fil et sans téléphone portable. Les nouvelles technologies dans ce domaine offrent un monde de nouvelles possibilités à tous, notamment la communication instantanée. Elles ne pourront que faciliter le développement des organisations de la société civile, en mettant l'information à la disposition d'un plus large public et en facilitant la mobilisation de la population. Or ces nouvelles technologies deviennent d'autant plus importantes quand d'autres éléments nécessaires au développement de la société civile sont également présents, tels que la responsabilité du gouvernement, la transparence du processus politique et l'ouverture des débats publics.

L’existence d’une presse libre favorise, dit-on, l’émergence d’une société citoyenne et participe au renforcement et à la visibilité de la société civile. Partagez-vous ce point de vue ?
La liberté des médias, et donc de la presse, est indispensable pour le développement démocratique et pour la vigueur de la société civile. Je peux uniquement ajouter que ce principe est largement reconnu à l'échelle internationale. Les médias libres peuvent être dérangeants, particulièrement pour ceux qui sont au pouvoir, qui ont peur du changement et qui préfèrent ne pas parler de certaines réalités peu réjouissantes. Ceux-là choisissent le statu quo pour des raisons principalement d'intérêt personnel. Néanmoins, dans un monde globalisé qui dispose désormais d'une interconnexion rapide à travers internet, on ne cache rien très longtemps. L'accès sans entraves à l'information est essentiel pour améliorer la qualité de l'éducation, de la santé et d'autres services de base, ainsi que pour le développement de la science.
Dans ce sens, les intérêts de la société civile coïncident avec les principes d'une presse libre. Les médias libres et responsables reflètent la vie de la société dans toute sa complexité, ce qui est essentiel pour le dialogue et pour la promotion de la culture de la compréhension et de la tolérance.
Or il est également important de rappeler que la liberté des médias est essentielle pour la promotion de la solidarité humaine globale, la coexistence des cultures et des civilisations et pour que les différentes cultures s'enrichissent mutuellement.

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