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L'après-État postcolonial et la revendication identitaire

Rachid Benlabbah
chercheur, Institut des études africainesUniversité Mohammed V.

Aujourd'hui, en Afrique, la demande politique de reconnaissance de l'identité culturelle implique des systèmes politiques et sociétaux qui évitent d'intégrer le critère de la minorité et du particularisme, alors que la «nouvelle» démocratie semble moins être celle de la loi de la majorité que de l'expression pleine des minoritaires.

L'après-État postcolonial et la revendication identitaire
Le processus de démocratisation en Afrique a confronté l'État postcolonial à son échec à gérer la question identitaire, alors qu'elle aurait dû constituer le fondement du modèle de développement africain.

Dans certaines situations, cette demande de reconnaissance a mué en revendication autonomiste-indépendantiste, s'étant jadis justifiée de l'esprit de libération décolonisateur. Cet esprit a eu pour longtemps partie liée avec le progressisme de gauche et la législation internationale classique, faisant prévaloir le principe de l'autodétermination. Depuis deux décennies, la tendance autonomiste se renforce par la mise en avant de l'autochtonie. Elle profite également de la théorie néolibérale qui préfère des États moins ubiques, plus délégateurs et ayant une propension à neutraliser leur hégémonie. Dans ce sens, de petites autonomies souveraines ou un fédéralisme extrême de régions affranchies permettraient des transactions directes avec un moindre coût économique, social et politique. Cependant, la pensée néolibérale évite d'interroger le problème de fondation d'un État sur le principe d'une identité immémoriale qui de facto marginalise ou conflictualise l'altérité culturelle et accorde une signification particulière à la frontière territoriale. D'un autre côté, comment, en Afrique, cette théorie identifierait-elle les critères structurels de viabilité de ces unités politiques indépendantes ?

À l'orée des années 1990, il y a eu l'espoir des processus de démocratisation, qui n'ont finalement jamais pu atteindre leur terme, à cause de plusieurs facteurs, dont le décalage entre l'ambition politique et la réalité économique précaire. La raison en est également la faiblesse structurelle de l'État qui a subi une opération de désinstitutionnalisation et a été livré à des pouvoirs individuels ou communautaires. Le processus de démocratisation en Afrique a confronté l'État postcolonial à son échec à gérer la question identitaire, alors qu'elle aurait dû constituer le fondement du modèle de développement africain. La version jacobine ne pouvait pas le prendre en charge et le fédéralisme n'est pas parvenu à maintenir un centre souverain rassembleur et diffuseur de l'idéal national (sans nationalisme ou micronationalisme chauvins). L’Afrique est appelée par le défi d'une troisième dans laquelle le particularisme culturel renforcerait la citoyenneté.
En Afrique centrale, depuis au moins le génocide du Rwanda et les deux guerres de la République démocratique du Congo (1996-2002), la construction des identités de violence politique est intervenue systématiquement dans les conflits d'accaparement du pouvoir local, de domination régionale ou de la demande élémentaire du droit à la vie. Or les études ont peu analysé les facteurs instigateurs et peu identifié les acteurs et les relayeurs ainsi que leur rôle dans la mise en place de ces derniers. La conséquence en est la croyance que la rigidification et la conflictualisation des frontières ethniques relèvent d'un processus naturel. La réactivation de ce mécanisme, sur fond d'ambiguïtés ethniques, a été mise à l'œuvre récemment au Sud-Soudan, dans le combat armé opposant Nuer et Dinka. Il alimente la presque guerre civile en République de Centrafrique, où l'identité religieuse globalisée, opposant chrétiens et musulmans, remplace de façon conjoncturelle l'appartenance ethnique. À l'échelle continentale, les nouvelles velléités autonomistes et indépendantistes mettent à mal l'Union Africaine qui se retrouve confrontée à la remise en cause de l'un des dogmes fondamentaux de sa charte fondatrice, à savoir l'intangibilité des frontières. Celle-ci a néanmoins été dès 1963 interprétée de différentes manières. Il ne faut pas oublier non plus l'impact de la scission du Sud-Soudan que l'organisation africaine passe sous silence alors qu'elle redessine profondément ses frontières et instaure de nouveaux enjeux politiques, sans que cela contribue à l'établissement durable de la paix. Également, la médiation de l'UA en Libye et au Mali demeure discrète au regard de la mission panafricaine qui légitime son existence.

La paix et la justice passent-elles forcément par l'application à la lettre des convictions des Nations unies et de l'Union Africaine en matière de libération systématique des peuples et du droit à l'autodétermination, du moment que tous les critères de la définition juridique établie sont satisfaits ? Théoriquement, les États africains doivent se conformer à ces demandes autonomistes et indépendantistes. Mais est-ce que l'UA et l'ONU sont capables de garantir la viabilité des entités politiques qui vont naître et leur pleine souveraineté ? D'un autre côté, ces demandes ont été formulées sur la base d'une communauté culturelle et raciale homogène, donc de l'appartenance ethnique, tribale ou religieuse. Ces États potentiels sauront-ils niveler les contradictions entre les droits politiques (et économiques) identitaires aux principes démocratiques de la diversité humaine et de la citoyenneté ? Par ailleurs, la question de la sécurité régionale et interrégionale commence progressivement à être débattue et analysée, en fonction d'un contexte politique et culturel dans lequel l'affirmation identitaire liée à une revendication territoriale devient fréquente. Cette dernière est formulée expressément au nom des droits de l'Homme et du credo onusien classique des droits des peuples à l'autodétermination. En d'autres mots, il est plus difficile actuellement, même pour les chercheurs, de dissocier les différentes revendications indépendantistes que connaît le continent africain et les régions nord-africaine et sahélienne. Il est même scientifiquement délicat de leur identifier un référentiel spécifique et une antériorité structurelle différente, qui font que tels cas relèveraient d'un processus de décolonisation et tels autres d'une manifestation subjective tardive. Et dans ce cas, l'UA serait amenée à considérer la demande des mouvements touaregs au Mali, de certains milieux sécessionnistes en Cyrénaïque en Libye, des musulmans et des chrétiens en République centrafricaine, ainsi que les potentielles demandes comme une volonté séparatiste.

La trajectoire des événements qui ont succédé au «printemps arabe» et leur impact en Afrique subsaharienne ont rendu banale la conviction que chaque groupe humain s'identifiant comme «peuple» ancestralement caractérisé réussira mieux dans un gouvernement autonome, fédéral ou indépendant (Irak, Syrie, Mali, etc.). En Libye, la guerre civile a provoqué un irrédentisme autonomiste sous demande fédéraliste. Jusque-là, il ne s'est pas encore institutionnalisé, ne profitant d'aucun travail de théorisation politique et n'a pas réellement agi sur l'imaginaire historique et culturel des populations locales respectives des trois régions composant la Libye indépendante (Cyrénaïque, Tripolitaine, Fezzan). Or c'est là où la dimension culturelle et d'appartenance devient extrêmement active sur le plan politique, en créant un «nous» contextuel. Mais la séparation même fédéralisée n'apporte pas de garanties sûres sur la permanence et la totale indépendance de l'État libyen, parce que ces régions peuvent se retrouver confrontées à la compétition des pays voisins ou internationaux et au jeu des sphères d'influence. Mais de l'autre côté, sans une prise en charge stratégique d'une vision régionale poussée et autonome de la gestion des affaires de l'État et de la société, il semble difficile de réussir l'ambition d'un développement inclusif et durable.

L'Afrique est devant une problématique de l'État qui dit l'incapacité de l'État postcolonial à gérer la question religieuse et la question identitaire, qui redeviennent centrales depuis le Printemps arabe. J'introduis dans l'analyse la variable culturelle (islam, ethnie) parce qu'elle éclaire de manière capitale l'enjeu sur lequel repose l'énonciation d'un nouveau modèle étatique. L'un des véritables problèmes, en rapport avec la question identitaire, en Afrique du Nord et au Sahel, reste les difficultés économiques structurelles qui sont dues au centralisme étatique et essentiellement au modèle économique d'«extraversion» qui repose sur l'exportation des matières premières, le secteur des services et l'aide internationale. Ce modèle économique, mis en place depuis l'indépendance a créé des États rentiers, une politique de nationalisation mal gérée des secteurs à forte valeur ajoutée et enfin une distribution inégalitaire des dividendes entre individus, groupes et régions. La doctrine de base de l'État postcolonial est à l'origine de la durabilité de la tension sociopolitique et de la récurrence conflictuelle, étant incapable de répondre à la demande sociale et culturelle. En général, l'État postcolonial africain est marqué par un phénomène de résilience de la crise identitaire. La relation intercommunautaire et la tension sociale ont agi faiblement en attente d'un concours de facteurs qui crée les conditions de l'éclatement d'un conflit violent. En Afrique du Nord et au Sahel, les facteurs qui ont empêché la réussite de l'État postcolonial se rapportent au choix de l'État-Nation comme modèle d'organisation politique et comme représentation citoyenne universaliste, individuelle et collective qui devait ne s’accommoder d'aucune autre représentation concurrente, tribale ou ethnique. Cependant, cet État-Nation n'est jamais parvenu à créer une véritable identité nationale.

Le deuxième facteur est relatif à la nature de l'exercice du pouvoir et de la gestion administrative. Le centralisme a été privilégié comme figure de l'universalité de l'État-Nation. Il s'est finalement transformé en autoritarisme. Je n'évoque pas à ce sujet la nationalisation de l'économie qui a été saluée par les uns et critiquée par d'autres parce qu'elle a débouché sur des pratiques rentières. Le troisième facteur est relatif au choix «naturel» du parti unique. Nous pensons que les leaders politiques ont été influencés par le contexte idéologico-politique post Seconde Guerre mondiale et par le tiers-mondisme. Le facteur suivant a rapport avec un aspect précis de l'idéologie de l'État qui a contribué à sa crise déterminé par la relation entre l'État et la religion. L'État postcolonial en Afrique a certes su manipuler les identités dans les compétitions pour le contrôle du pouvoir, mais il s'est refusé à en faire le fondement de son existence. Les États postcoloniaux n’ont introduit presque aucune variable dans l’ordre colonial dont ils ont reconduit le modèle d’organisation et de gestion au profit finalement des majoritaires et au détriment des compositions ethniques minoritaires. Le résultat a été plus de centralisme, d’autoritarisme, de militarisme et d’intervention étrangère. Une autonomie et une régionalisation reconnaissant les identités culturelles est une voie d'avenir pour le continent africain, sans que ces identités cherchent à s'imposer aux dépens de la règle démocratique et de la citoyenneté. Ce modèle d'organisation culturel, politique, économique et territorial qui pense et pratique les frontières intra et interétatiques dans la continuité, au lieu du check-point ou de la barrière, peut résoudre les questions du droit des peuples autochtones, de la démocratie locale et du sentiment de ne pas être spolié de sa chose et de ses ressources naturelles, humaines et immatérielles, tout en s'inscrivant dans un ensemble de viabilité plus vaste.
En fait, la reconnaissance et la légitimité sont mutuelles, autant les autonomies et les régions existent à travers la reconnaissance de l'État, autant ce dernier tire sa légitimité des porteurs de la spécificité culturelle. 

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