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Économistes : pourquoi sont-ils inaudibles ?

Par Nabil Adel M. Adel est chef d'entreprise, consultant et professeur d’Économie, de stratégie et de finance. Il est également directeur général de l'Institut de Recherche en Géopolitique et Géo-économie à l'[email protected]

Économistes : pourquoi sont-ils inaudibles ?
Enfermés dans leur bulle et le confort de l’entre-soi, beaucoup d’économistes tentent de démontrer l’indémontrable, car ils sont souvent payés par des banques d’affaires, des cabinets de conseil et des grandes entreprises. Ils fabriquent des concepts

Les citoyens, et pas uniquement au Maroc, trouvent l’économie rébarbative et réservée aux initiées. Ils s’en détournent donc légitimement. Ce n’est pas tant par désintérêt que par complication inutile d’une discipline qui n’est pourtant pas censée l’être. Beaucoup de citoyens gèrent leurs finances, mieux que certains gouvernements, pourtant conseillés par une armée d’économistes. Ces citoyens sont à l’origine de la création de richesses, quand les gouvernants, au mieux, vont bien gérer les dépenses publiques, au pire, vont dilapider de manière éhontée les impôts. Dans ces conditions, on comprend aisément la perte croissante de crédibilité des économistes.

Quand les économistes s’érigent en donneurs de leçons sur la chose économique, ils pourraient peut-être s’inspirer des citoyens, dont ils ont beaucoup à apprendre, en termes de bonne gestion. Les Marocains exercent des actes économiques au quotidien (travail, consommation, épargne, investissement et paiement d’impôts). Ils le font, tant bien que mal, sans recours à des conseillers bardés de diplômes et armés de modèles mathématiques. Ils le font en s’appuyant sur des règles de gestion en bon père de famille et beaucoup de bon sens. C’est peut-être pour cela qu’ils le font bien, car c’est leur propre patrimoine et celui de leurs enfants qu’ils mettent et jeu, contrairement aux gouvernants qui utilisent l’argent des autres, celui des contribuables. Quand les deniers publics sont mal gérés, on pourrait presque être d’accord avec les économistes néolibéraux qui prétendent que la meilleure chose que l’État puisse faire en économie, c’est ne rien faire.

En revanche, là où les économistes pourraient justifier leur apport à la communauté, c’est dans la prévision, et surtout la prévention, des crises qui secouent, à intervalles de plus en plus rapprochés, l’économie mondiale. Or force est de constater qu’à ce niveau, ils font lamentablement défaut. Ils interviennent après coup pour expliquer ce qui s’est passé et proposent des remèdes pour guérir un mal qui s’est déjà dangereusement propagé. Pire encore, ce sont souvent leurs politiques qui sont à l’origine de ce mal. Quand la crise des subprimes éclata aux États-Unis en 2008, plusieurs millions d’Américains perdirent leurs emplois, leurs logements et leurs économies.

Au milieu de ce marasme, une question tarauda tous les esprits : comment se fait-il que les économistes n’aient rien vu venir ? Or non seulement ils ont failli à prévoir cette crise, mais ses origines sont à chercher dans les modèles proposés par certains d’entre eux. Ces lubies mathématiques qui démontraient, par des calculs savants sur des dizaines de pages, qu’on pouvait prêter à des gens sans revenus pour acheter des maisons en pleine bulle immobilière avec des crédits à taux variables et que cela pouvait fonctionner. La seule garantie des prêteurs étant la valeur de la maison elle-même qui ne pouvait qu’augmenter. Au passage, ils ont empoché de gros bonus et vendu ces prêts toxiques à des investisseurs suffisamment naïfs pour penser que les mathématiques pouvaient défier les lois humaines.

Pour sortir de cette crise bancaire, d’autres économistes proposèrent une solution qui se révèlera pire que le mal. Elle a consisté à injecter beaucoup de liquidités, sans contrepartie réelle, dans l’économie et à endetter les États pour sauver quelques banques qui prenaient toute l’économie mondiale en otage. Enfermés dans leur bulle et le confort de l’entre-soi, beaucoup d’économistes tentent de démontrer l’indémontrable, car ils sont souvent payés par des banques d’affaires, des cabinets de conseil et des grandes entreprises. Ils fabriquent des concepts, qui se traduisent par de juteuses affaires, comme on préparerait des pizzas prêtes à livrer.

L’indépendance de jugement et la moralité qu’on est en droit d’attendre d’un intellectuel sont sacrifiés sur l’autel de la proximité du pouvoir ou de l’appât du gain. Beaucoup d’économistes se sont transformés en justificateurs des décisions de régimes politiques, d’instances supranationales ou d’intérêts privés, indépendamment de leur efficacité économique ou de leur coût social. Les conséquences des recommandations de beaucoup d’entre eux sont dramatiques et peuvent conduire à des crises sociales (Grèce, Chili, Brésil, etc.), voire à des soulèvements populaires (Égypte, Argentine, etc.).

Les économistes perdent leur crédibilité et deviennent inaudibles dès lors que leur discours devient partial et leurs théories incapables de prévoir, ou du moins, expliquer, dans des termes simples, les problèmes économiques qui tombent, in fine, sur la tête des citoyens. Ainsi, à Chypre, quand la crise financière survint, on a pratiqué des coupes dans les salaires des services publics, dans les allocations, une augmentation de la TVA, des taxes sur l'essence et l'immobilier, ainsi que la hausse des cotisations pour la sécurité sociale.

D’autre part, une taxe exceptionnelle sur les dépôts bancaires de 6,75% jusqu'à 100.000 euros et 9,9% au-delà, a été instaurée. En Grèce, on a constaté, depuis le début de la crise en 2008, un doublement des cas de suicides, une hausse des homicides, une augmentation de 50% des infections au virus HIV et des Grecs dont la santé a empiré, mais qui ne peuvent plus consulter de médecins. Avec la succession de plans d’austérité pour réduire les déficits, le chômage frôlait les 31% (contre 24% au plus haut de la crise de 1929) et 35% des salariés avaient des arriérés de salaire de plusieurs mois.

Les Marocains ont également dû payer cher la facture des mauvaises décisions économiques des années 70 et qui les ont conduits droit à subir un sévère programme d’ajustement structurel en 1983, dont nous souffrons des conséquences sociales aujourd’hui encore. L’économie est un jeu d’équilibre. Les erreurs de jugement, de planification, d’exécution et de suivi finissent toujours par être payées. Plus on tarde à liquider les comptes, plus la facture est élevée. La magie est que, contrairement à une famille qui doit assumer les conséquences de ses choix, les citoyens payent, alors que ce sont les gouvernants qui décident et les économistes qui conseillent.

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