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Takaful : Risque d’un échec programmé ?

Le Maroc a ouvert son marché aux produits de finance islamique, en général, et ceux du Takaful en particulier, deux décennies après une première tentative avortée de lancement en 1993. Il a dû le faire sous la pression des investisseurs étrangers et de l’assèchement des liquidités depuis la crise de 2008. Pour rappel, le Takaful est une opération d’assurance conforme aux préceptes de la charia. Son lancement doit venir enrichir l’offre du marché des capitaux au Maroc et intégrer dans le circuit financier des segments de la population réticents à la finance conventionnelle par conviction religieuse. Sauf que les choix du Maroc en la matière risquent d’en faire un mort-né.

Takaful : Risque d’un échec programmé ?

Face à un lobbying des plus agressifs de la part des assureurs conventionnels redoutant la concurrence des produits Takaful, le législateur a dû entamer cette activité en fournissant toutes les garanties nécessaires aux compagnies d’assurances commerciales. À la tête desquelles, la limitation de l’offre Takaful aux assurances de personnes (vie et accidents corporels) qui ne représentent que 16,1% des profits du secteur en 2014, excluant de jure le segment très profitable des assurances dommages qui accapare 83,9% des profits.

De l’autre côté, il a imposé, pour l’exercice du Takaful, la création d’une compagnie ad hoc dotée d’un capital minimum de 50 millions de dirhams. De quoi dissuader plus d’un assureur de se lancer dans cette activité ! Obliger les acteurs à mobiliser autant de fonds pour si peu de profit et à démultiplier les structures de gestion et les réseaux de distribution au lieu de les mutualiser est un frein légal au développement de l’assurance islamique dans ce pays. Cette configuration est d’autant plus incompréhensible que dans d’autres expériences, le législateur a toléré l’exercice du Takaful dans le cadre des compagnies d’assurances commerciales déjà existantes, réduisant ainsi considérablement le risque de lancement pour elles. L’autre frein consiste en l’exclusion des produits de la finance islamique en général et du Takaful en particulier de tout avantage fiscal, comme ce fut le cas des autres produits financiers à leur lancement. Ainsi, de l’investissement en Bourse à l’assurance vie, en passant par le crédit-bail ou encore les plans d’épargne actions, l’État a toujours fait un geste pour encourager le démarrage de certains produits financiers. Dans bien des cas, cette incitation avait duré plusieurs années,
lui conférant presque le statut d’un avantage acquis.

D’autre part, dans sa mouture initiale, le projet de loi 59-13, modifiant et complétant la loi 17-99 portant Code des assurances et introduisant le Takaful, n’a malheureusement pas tenu compte du caractère spécifique du Takaful et n’a pas jugé opportun de le doter d’un code à part entière. Le législateur s’est borné à apporter quelques amendements au Code des assurances, en y intégrant des articles traitant du Takaful. Or une version personnalisée aurait permis de cerner l’assurance islamique Takaful, de faciliter sa discussion à une large échelle et plus tard d’assurer son adoption rapide au niveau du Parlement. Et pour cause, tant au niveau de la philosophie de droit (charia versus droit positif continental) que de l’essence du contrat d’assurance (entraide versus aléa) ou du fonctionnement de la compagnie d’assurance (opérateur et contributeurs versus actionnaire) ou encore des modes de rémunération (frais de gestion versus dividendes), le Takaful présente bien des particularités par rapport à l’assurance conventionnelle justifiant un cadre légal ad hoc. Ceci pose la question de la préparation du législateur marocain à faire cohabiter deux référentiels juridiques aux soubassements philosophiques diamétralement opposés. L’un se fondant sur la charia et l’autre sur le Code civil napoléonien. Son hésitation dans le lancement et sa prudence dans la mise en œuvre donnent un début de réponse.

Par ailleurs, en l’absence d’un marché financier intégré pour le Takaful, celui-ci risque d’être tué dans l’œuf, car les compagnies y opérant auront beaucoup de liquidités collectées (par la vente des produits d’assurance Takaful) et pas suffisamment de véhicules de placement halal. En effet, outre l’étroitesse du marché des actions cotées (70 sociétés listées, dont à peine une vingtaine liquides), les compagnies d’assurances Takaful ne peuvent investir ni dans les banques, ni dans les assurances, ni dans les sociétés de crédit à la consommation, ni dans les grandes surfaces distribuant des produits alcoolisés. Ceci réduit de facto, à moins d’une dizaine, les titres où elles peuvent investir dans des conditions satisfaisantes de conformité, rentabilité, risque et liquidité, ce qui est fortement insuffisant pour une pareille activité. S’agissant des placements dans les produits de la dette, en l’absence d’une offre et d’un marché Sukuks (obligations conformes à la charia), les compagnies Takaful ne pourront pas, d’un côté collecter l’épargne sous forme de contrats d’assurance vie ou de contrats en unités de compte, et de l’autre être bloquées dans leur activité de placement par manque de papier conforme. Dans ce cas, elles seront confrontées à un dilemme, soit investir dans des titres classiques de dettes producteurs d’intérêt (ce qui les exclut de la conformité à la charia), soit attendre la mise sur pied d’un cadre réglementaire et d’un marché des Sukuks avec le risque de retard de mise en œuvre par les autorités et surtout d’insuffisante profondeur du marché.

D’autres points surgiront et constitueront autant de lacunes à combler, à savoir le cadre comptable propre à ces produits et les normes de solvabilité à appliquer. Ces deux piliers de l’activité d’assurance ne peuvent puiser dans le référentiel actuel et s’appliquer à des produits au fonctionnement fort différent. Ces chantiers (code, fiscalité, capital minimum, placements, comptabilité et solvabilité) constitueront des sujets auxquels il faudra que le législateur apporte des réponses convaincantes et sérieuses pour ne pas donner l’impression que la montagne du Takaful, où une véritable demande existe de la part du segment conservateur de la population et après plus
de deux décennies d’attente, a accouché d’une souris. 

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Par Nabil Adel
M. Adel est chef d'entreprise, consultant et professeur d’Économie, de stratégie et de finance. Il est également directeur général de l'Institut de Recherche en Géopolitique et Géo-économie à l'ESCA.
[email protected]

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