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Contempler et agir

Les corporations de métiers avaient un lien direct avec les confréries soufies et leurs pratiques spirituelles. Cette connexion entre futuwwa et soufisme inaugurera vers les 12-13e siècles de l’Islam un processus social qui aboutira en fin de compte à la réforme exceptionnelle du calife abbasside al Nâsir li dîn Allah (m. 620/1233). L’idée était d’étendre cette notion de «futuwwa», au-delà des corporations de métiers, dans les instances de gouvernement.

Par Faouzi Skali

Les corporations de métiers (hiraf) ont été les chevilles ouvrières qui ont façonné la civilisation de l’Islam et lui ont donné ses colorations culturelles et esthétiques particulières. C’est un univers qui pour l’époque actuelle appartient à un monde révolu. La modernité ayant introduit une distanciation, sinon une rupture, entre la dimension des valeurs spirituelles et celle d’une action basée sur la seule gouvernance rationnelle, au-delà de laquelle aucune valeur ou éthique n’est concevable. 
Il y a cependant des valeurs qui sans être irrationnelles – en réalité elles élargissent le champ de notre raison ordinaire – s’inscrivent dans une éthique spirituelle du comportement ou, selon différentes cultures et sagesses  du monde, dans une  voie de «chevalerie spirituelle» qui est appelée dans le soufisme «futuwwa». Celle-ci désigne une noblesse de comportement, une spiritualité qui s’incarne dans une façon de vivre et d’agir.


Cette notion de futuwwa peut être personnelle, et nous y reviendrons, mais aussi collective et c’est précisément à partir de cette notion que se sont constituées les chartes d’honneur des «guildes» ou corporations de métiers. Que cette Charte, d’ailleurs, soit une tradition orale ou, ce qui est plus rare, une convention écrite. Dans tous les cas, ces corporations avaient un lien direct avec les confréries soufies et leurs pratiques spirituelles.
Cette connexion entre futuwwa et soufisme inaugurera vers les 12-13e siècles de l’Islam un processus social qui aboutira en fin de compte à la réforme exceptionnelle du calife abbasside al Nâsir li dîn Allah (m. 620/1233). L’idée était d’étendre cette notion de «futuwwa» au-delà des corporations de métiers, dans les instances de gouvernement. Pour cela, al Nâsir allait faire appel,  pour écrire un opuscule sur la futuwwa,  à l’un de ses grands représentants dans le soufisme : Shihâb ad-dîn Umar as-Suhrawardî. Les deux instances spirituelle et temporelle concourent donc à faire de la futuwwa sous toutes ses formes un instrument d’éducation ou d’initiation spirituelle.
Mais pour bien comprendre les racines culturelles de cette notion, il nous faut en saisir dans un premier temps le sens, en tant qu’expérience personnelle, dans le monde du soufisme. Dans celui-ci, elle renvoie à l’idée d’excellence ou noblesse du comportement (makârim al akhlâq). Dans un hadîth célèbre, le Prophète (PSL) dit : «J’ai été envoyé afin de parfaire la noblesse du comportement (ou des mœurs)».
Une fois établie cette équivalence, il nous faut évoquer ici les occurrences coraniques à partir desquelles ont été développées ces significations. Dans le Coran tout d’abord, nous ne trouvons que la forme nominale de «fatâ» employée le plus ouvert au pluriel (fityân, fatayât). Les dictionnaires arabes nous apprennent que le mot «fatâ» désigne littéralement «un jeune homme» ayant atteint sa pleine vigueur et force de l’âge. En ce qui concerne les dérivations directes du terme «fatâ», les versets coraniques nous donnent à la fois les sens de «jeune homme» à propos d’Abraham (21/60), des dormants de la caverne (18/10-13) et celui de «serviteur» (18/60, 62 et 12/ 36...).
Au-delà d’une jeunesse physique, on entrevoit dans chacun de ces versets l’idée d’une élévation, d’une maturité spirituelle qui serait l’équivalent d’une force et d’une «jeunesse de l’âme» et de toutes les vertus, comme celles de générosité, d’amour ou de compassion qui peuvent lui être attachées. Les grands maîtres du soufisme vont développer cette notion dans toutes ses implications comme «une science utile» à même de nous apporter les nourritures nécessaires pour transformer notre âme et élever notre comportement. 
On rapporte l’épisode d’une rencontre célèbre entre l’un des grands maîtres du soufisme, al Junayd, et Abû Hafs, un persan qui parlait peu l’arabe, mais était connu et apprécié pour son comportement de «fatâ». Après avoir écouté al Junayd et interrogé à ce propos, Abû Hafs donne de la futuwwa la définition suivante : «Pour moi, dit-il, celle-ci consiste à agir avec droiture sans exiger (ou attendre) d’autrui d’en faire autant». À cette réponse, al Junayd demanda à ses compagnons de se lever, car selon lui Abû Hafs vient de donner de la noblesse du comportement une définition insurpassable.
Outre les vertus spirituelles mentionnées, une idée maîtresse traverse cette notion de futuwwa, la nécessité pour chacun de mettre en accord et en cohérence ses paroles et ses actes. C’est cette définition qui ressort de la parole d’un des plus anciens maîtres en la matière, Hasan al Basri (m. 110/728) : «Dans le temps, dit-il, la piété des fityân se reconnaissait non pas à leurs paroles, mais à leurs actions, et c’est ce que l’on peut appeler la “science utile” (ilm nâfi’)».

À méditer... 

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