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Une politique industrielle orientée développement, clé de réussite

Le «Made in Morocco : Industrialisation et développement» est un ouvrage qui concentre les résultats de cinq années de recherche sur la thématique de l’industrialisation et le développement au Maroc. Un important travail de recherche mené entre 2013 et 2018 par une quarantaine de chercheurs et de doctorants marocains. Sa publication vient à point nommé pour enrichir le débat autour de deux concepts clés de la relance économique, à savoir la préférence nationale et le Made in Morocco.

Une politique industrielle orientée développement, clé de réussite

Porté et financé par l’Académie Hassan II des sciences et techniques, cet ouvrage a été présenté le mardi 15 décembre par d’éminentes personnalités du monde académique et économique et il a donné lieu à un débat particulièrement riche et de qualité. L’ouvrage se compose de trois volumes autour de la problématique générale de l’industrialisation dans sa double relation avec les exigences du développement national, d’une part, et les contraintes imposées par la mondialisation, d’autre part.
Ont participé à ce webinaire, organisé par Le Collège Études stratégiques et développement économique, diverses personnalités du monde académique et économique, telles que l’économiste et chercheur Noureddine El Aoufi, l’universitaire français Bernard Billauddot, la présidente de Valyans Consulting, Saadia Slaoui Benani, l’économiste Mohammed Benmoussa, ainsi que Ryad Mezzour, chef du cabinet du ministre du Commerce, l’industrie, de l’économie verte et numérique.
De par la méthodologie et l’approche de sa réalisation, les thématiques théoriques et pratiques dont il traite et les résultats et conclusions auxquels il aboutit, ce travail constitue une œuvre majeure autour de la problématique très actuelle de l’industrialisation et du développement. Il présente en effet la particularité d’avoir mobilisé une quarantaine de doctorants et de chercheurs marocains «et qui fut, pour certains, leur première expérience de recherche collective», comme le signale le Collège Études stratégiques et développement économique. Une démarche qui s’inscrit dans l’ADN du Collège qui, outre sa mission et son rôle dans le renforcement des conditions d’excellence de la recherche nationale, son soutien à la promotion de la discipline et à la diffusion de la culture économique, veille tout particulièrement à apporter un appui aux jeunes chercheurs et doctorants marocains. .../...
Composé de trois volumes, l’ouvrage traite de la problématique de l’industrie et du développement au Maroc sous plusieurs angles :
Le premier volume, «Made in Maroc, Made in Monde : industrialisation et développement», porte sur la problématique générale, en mettant en évidence son originalité au regard des enjeux majeurs nationaux et internationaux de l’économie marocaine. Il présente aussi une mise en perspective historique de l’industrialisation au Maroc, les différentes relations qu’un processus national d’industrialisation tirée par le développement met en jeu avec le régime de politique économique, la croissance, le capital humain, l’innovation, les formes du rapport salarial, les compétences territoriales, les besoins de financement, le développement agricole, la modalité promotion des exportations. 
Le second volume, «Made in Maroc, Made in Monde : L’entreprise marocaine entre marché et industrie», traite pour sa part de la diversité des entreprises industrielles marocaines et présente les résultats d’une enquête nationale effectuée auprès d’un échantillon de 600 entreprises opérant dans le secteur industriel, réparties sur cinq régions du Maroc. Il fournit ainsi une description des différentes configurations de l’entreprise marocaine ayant trait au cadre institutionnel et organisationnel, aux structures productives, aux transformations des marchés, aux facteurs de compétitivité et aux tendances observées depuis 1998.
Le troisième et dernier volume est intitulé «Made in Maroc, Made in Monde : Profils sectoriels et émergence industrielle». Il offre un cadrage d’ensemble de la dynamique sectorielle de l’économie nationale, réalisé en mobilisant les données de la comptabilité nationale. Il permet ainsi de porter un regard sur un certain nombre de domaines d’activités industrielles, couramment qualifiés de branches ou de secteurs, tout en élargissant la grille d’analyse à d’autres composantes liées à l’industrie manufacturière, comme la logistique, les infrastructures, etc. 
Dans le chapitre introductif du premier volume de cet ouvrage, intitulé «Développement économique : L’impératif de l’industrialisation» et signé Bernard Billaudot et Noureddine El Aoufi, les auteurs rappellent que l’enjeu pour le Maroc est de renforcer les conditions endogènes de son industrialisation en correspondance de phase avec les modalités les plus favorables de l’insertion dans le régime international. Cette réflexion repose notamment sur un diagnostic positif des politiques sectorielles et des programmes qualifiés de «structurants» mis en œuvre par les pouvoirs publics depuis 1998. Plus loin dans l’ouvrage, les auteurs indiquent que «l’enjeu industriel pour le Maroc est celui du passage d’une spécialisation simple vers des composants plus complexes, des tâches de montage à la production de modèles, de l’exécution aux activités de recherche et de développement. (…) L’industrialisation exige donc aujourd’hui une véritable politique de développement de long terme visant l’éducation, la formation, l’amélioration du capital humain, l’innovation et la R&D, le développement des infrastructures et l’approfondissement des capacités institutionnelles. Les deux processus, industrialisation et développement, non séquentiels ont dorénavant partie liée.»
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Entretien avec Noureddine El Aoufi, Membre résident de l’Académie Hassan II des sciences et techniques et directeur du Collège Études stratégiques et développement économique
«Produire marocain ne se limite ni à produire au Maroc ni à produire par le Maroc ou encore à produire pour le Maroc, c’est tout cela à la fois»

Le Matin : Quelle lecture faites-vous de la dynamique actuelle autour du «Made in Morocco» ? 
Noureddine El Aoufi : C’est une dynamique vertueuse, qui a mis du temps à être enclenchée. À vrai dire, le mérite revient à la pandémie de la Covid-19 qui a imposé aux décideurs une telle inflexion dans la trajectoire économique. Le confinement économique lié à la crise sanitaire n’a pas laissé d’autre choix que de compter sur ses propres forces et d’essayer de s’en tirer avec les moyens que peut permettre l’économie nationale. Les pouvoirs publics se sont résolus au Made in Maroc, pour ainsi dire, à leur corps défendant. L’ouvrage «Made in Maroc, Made in Monde» qui traite frontalement de la question est issu de travaux menés par une quarantaine de chercheurs nationaux et étrangers entre 2014 et 2018. Le concept de Made in Maroc était loin d’être en vogue à l’époque. Pour cause. La politique dominante depuis au moins les années 1990 était à l’opposé du Made in Maroc. C’est une politique qui a privilégié de façon constante, voire excessive de mon point de vue, le tout à l’export. On connaît l’argument d’obédience néolibérale : promouvoir les exportations, c’est améliorer la compétitivité, accroître la productivité, contribuer à la diversification productive, favoriser la concurrence, la qualité, l’innovation et renforcer les réserves en devises. Force est de constater que ce choix d’ouverture tous azimuts n’a pas tenu ses promesses. En l’absence d’un socle productif national, notamment industriel, le productivisme exportateur ne peut que générer un productivisme importateur plus intense neutralisant les avantages du libre-échange. 
Aujourd’hui, le Made in Maroc, tout le monde en parle. Tant mieux. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.    

Vous avez réalisé, en 2018, une étude inédite sur le sujet. Quelles sont les principales recommandations que vous aviez relevées et qui s’adaptent à la situation actuelle ? 
Il n’y a pas dans l’ouvrage, à proprement parler, de recommandations, mais plutôt des conclusions. Pourquoi ? Parce que le principe général d’une recherche académique est de produire une analyse théorique et/ou empirique qui doit obéir aux règles scientifiques classiques : problématique, hypothèses, cadre d’analyse, protocole méthodologique, etc., le tout devant déboucher sur des conclusions où les critères de cohérence et de pertinence, entres autres, sont strictement observés. Mais les recommandations, qui en général caractérisent le travail d’expertise et/ou de consultation et qui constituent le cœur d’un rapport, sa partie la plus attendue en tout cas par les commanditaires et les décideurs, peuvent être inférées plus ou moins directement de l’ouvrage, moyennant un travail de transformation et de traduction des conclusions en termes de politiques ou de mesures opérationnelles. Le travail du chercheur s’arrête à ce seuil, le reste dépend de la valeur que les pouvoirs publics accordent à la recherche fondamentale, notamment nationale.
L’ouvrage comporte plusieurs conclusions. Je vous livre les plus importantes. 
La plus générale concerne ce qu’on a appelé la «sous-industrialisation dépendante» dont témoignent le nombre important d’entreprises qui ne font que de l’export, le poids élevé dans l’industrie manufacturière des productions dédiées, l’absence d’activités de R et D et d’innovation en interne, etc.  Cela veut dire que l’industrialisation ne s’est pas accompagnée de la mise en place d’un tissu industriel avec renforcement de liens d’échange intersectoriels et interbranches, comme ce fut le cas pour tous les pays qui se sont pleinement industrialisés dans l’histoire moderne. Un processus d’industrialisation autocentré et auto-entretenu implique, par ailleurs, la mise en place d’un écosystème national d’innovation articulant, sur la base d’un partenariat public-privé avantageux, le sous-système industriel, c’est-à-dire les entreprises et le sous-système de recherche-développement, c’est-à-dire les universités et les centres de recherche.  
L’enquête entreprises que nous avons effectuée et dont les résultats sont présentés et analysés dans le volume 2 intitulé «L’entreprise marocaine entre marché et industrie» fait ressortir l’existence de deux modèles d’industrialisation au Maroc : Le «modèle Tanger» est un modèle extraverti, fondé sur la sous-traitance classique, c’est-à-dire sur l’avantage coût salarial, il renvoie, par conséquent, à un type d’industrialisation tronquée, avec très peu d’effets de maillage sur le tissu productif national. Il est, de surcroît, peu soutenable dans la mesure où il demeure dépendant des pulsations de la mondialisation, et pris entre les mouvements imprévisibles de délocalisation-relocalisation, comme on peut le constater dans la crise actuelle où la pandémie mondiale dicte aux États de s’intravertir pour sauver leurs industries et leurs emplois. Dans ce modèle industriel dépendant, la gestion et le management des entreprises sont fondamentalement soumis à des stratégies conçues à l’étranger avec des objectifs qui ne sont pas forcément alignés sur les exigences du développement national, notamment en matière de transfert de technologies et de connaissances. 
En revanche, le «modèle Casablanca», plus ancien et plus classique, est plus industrialisant dans la mesure où l’ancrage territorial lui permet d’agglomérer les entreprises dans des écosystèmes à la fois centrés sur le marché national et plus ou moins compétitifs à l’export. Le «modèle Casablanca» est, selon l’enquête, nettement plus créateur d’emplois que le «modèle Tanger».
  
Vous parlez dans l’ouvrage de «sous-industrialisation dépendante». Qu’entendez-vous par cette formule ?
Autre conclusion de l’enquête : la sous-industrialisation n’est pas propre à certaines branches et les similitudes entre les branches l’emportent sur les différences. Par conséquent, la «trappe à sous-traitance» dans laquelle se trouve la majorité des entreprises exportatrices ne favorise guère les conditions d’une émergence industrielle à même de renforcer l’intégration industrielle, de créer des emplois qualifiés et décents, d’asseoir la compétitivité sur l’avantage qualitatif (qualité du travail et du produit), et de réduire le déficit de la balance commerciale. Un des résultats de l’enquête, qui peut surprendre, est que les entreprises qui produisent exclusivement ou principalement pour le marché national contribuent davantage à la qualité du capital humain que les entreprises exportatrices. Le Made in Maroc n’est pas, contrairement au sens commun, synonyme de productivité médiocre, d’avantage coût salarial et de production au rabais. 
Mais, comme je l’ai déjà souligné, le Made in Maroc n’a pas été jusqu’ici la modalité prévalente. Au contraire, c’est la stratégie de promotion des exportations portée à bras le corps et à coup d’incitations et de subventions par le Plan d’accélération industrielle, qui a constitué la cible privilégiée des politiques structurelles du Maroc. Il faut attendre le Plan de relance pour voir s’opérer une inflexion industrielle en faveur du «produire marocain» et du «consommer marocain» pour contrecarrer l’impact de la crise sanitaire. Je considère que cette inflexion est nécessaire et doit être amplifiée non seulement pour rétablir l’équilibre entre les deux modalités complémentaires de l’industrialisation que sont la substitution des importations et la promotion des exportations, mais aussi pour rattraper le retard pris par le Maroc en matière de transformation structurelle, de diversification productive et de sophistication des produits destinés à l’export.   
L’engagement récent du ministère de l’Industrie sur le sentier de l’import substitution est à saluer. Ce qui, on l’a vu, n’a pas manqué de libérer des énergies insoupçonnées jusqu’ici et les quelques résultats observés montrent que la «voie marocaine» de développement peut être frayée et les conditions préalables d’une émergence industrielle sur des bases nationales peuvent être réunies. On a pu voir des TPME et des Startups prototypées puis des masques anti-Covid, des lits d’hôpitaux, des respirateurs, et plus récemment encore des bornes de recharge pour les voitures électriques sur la base d’une coopération industrie-université-recherche-développement. 

Je voudrais, pour finir sur ce point, préciser à vos lecteurs le sens profond du concept de «Made in Maroc». Celui-ci désigne, dans la littérature économique, la part de la production nationale dans les biens fabriqués, que ces derniers soient destinés au marché intérieur ou à l’export. «Produire marocain» ne se limite ni à «produire au Maroc» ni à «produire par le Maroc» ou à «produire pour le Maroc». C’est tout cela à la fois. Les entreprises engagées dans le «Made in Maroc» sont des entreprises nationales appartenant à des Marocains. Des entreprises dont la majorité du capital (bien entendu, cette majorité n’est pas forcément et toujours fixée à plus de 50%) est détenue par des Marocains, ce qui leur octroie un pouvoir réel d’initiative et de décision, de conception et de mise en œuvre de la stratégie d’entreprise, de contrôle, etc.    

 Quels sont, selon vous, les leviers à actionner pour accélérer le développement de la production Made in Morocco ? 
Sans conteste, le levier le plus puissant, celui qui peut permettre de «soulever le “monde industriel” national,», de le supporter, de le soutenir dans la durabilité c’est une nouvelle politique industrielle orientée développement. Celle-ci peut s’articuler autour d’une série d’invariants. D’abord des secteurs stratégiques et/ou de souveraineté comme les infrastructures, la composante alimentation de base de l’agro-industrie, l’industrie pharmaceutique, l’industrie énergétique. L’exemple de la privatisation de la Samir est édifiant à cet égard, car il est significatif de l’incapacité du marché à assurer et garantir la sécurité du pays dans un domaine aussi déterminant. Le second invariant de cette nouvelle politique industrielle a trait à la «préférence nationale», laquelle peut, prenant appui sur la commande publique, avoir un triple effet performatif : renforcer la base industrielle de l’économie nationale, réduire le déficit de la balance extérieure, c’est-à-dire éviter que les gains en devises du productivisme exportateur ne soient contrebalancés par les pertes liées au productivisme importateur, faire émerger, enfin, une classe d’entrepreneurs et promouvoir le capitalisme national. 
Troisième invariant : un partenariat industriel public-privé privilégiant le co-investissement susceptible de maximiser les effets multiplicateurs et où les aides publiques sont conditionnelles (liées à des contreparties obligatoires). Le quatrième invariant a trait au système national d’innovation, déjà évoqué, où les investissements publics de nature stratégique peuvent jouer un rôle majeur dans la constitution des marchés innovants. 
Dans son livre, publié en 2013, l’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé (Fayard, 2020), Mariana Mazzucato souligne que le rôle de l’État n’est pas seulement de réparer le marché ou de le réguler, mais de le créer et de le développer en endossant un rôle d’entrepreneur et d’actionnaire public dans la recherche de l’intérêt général et du bien-être social. 
5) Quels sont les secteurs qui peuvent ou devraient porter une progression du Made in Morocco, notamment en ce contexte de crise ? 
Il y a d’abord les secteurs stratégiques de souveraineté dont j’ai dit un mot dans ma réponse à votre question précédente. De par leur nature, de tels secteurs sont un gisement inépuisable de gains de productivité, de rendements d’échelle et d’externalités positives. Il y a ensuite, en liaison étroite avec la Covid-19, ce que Jacques Attali a appelé L’économie de la vie (Fayard, 2020) qui englobent les activités de santé, d’hygiène, de prévention, d’éducation, de logement, de e-commerce, de culture, de logistique, de digital, etc. Deux autres secteurs peuvent tirer le Made in Maroc, de façon vigoureuse, vers le régime industriel 4.0 : il s’agit de la transition écologique (économie verte et bleue), de la transformation digitale et des modèles productifs fondés sur la robotisation, l’intelligence artificielle et qui sont en passe d’imprimer les nouvelles chaînes de valeur mondiales. 
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Made in Maroc face au Made in Monde ? 
Le titre de l’ouvrage suggère non pas un face-à-face entre les deux enjeux, mais plutôt une combinaison avantageuse, un seul et même enjeu gagnant-gagnant. La contradiction dans les termes n’est qu’apparente. Elle relève de ce que le philosophe Gilles Deleuze appelle une «synthèse disjonctive», c’est-à-dire une synthèse inclusive et non pas exclusive. On peut poursuivre les deux objectifs, en même temps, dans le même mouvement, en prônant une stratégie d’insertion active dans le régime industriel international. Ce qui implique de conjuguer marché interne (productivité) et marché externe (compétitivité), substitution des importations et promotion des exportations, «Métiers nationaux», voire «Métiers locaux» et «Métiers mondiaux», intégration industrielle et inscription dans les chaînes de valeur mondiales. Bref, un Made in Maroc aligné sur le Made in Monde, saisissant les opportunités offertes en termes de co-développement, préservant l’indépendance nationale dans l’interdépendance internationale.

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