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«La compétitivité ne se décide pas par décret»

Interview. Avec Hassan Abouyoub, ambassadeur itinérant du Royaume.Avant d'être nommé ambassadeur itinérant, il a été à la tête de plusieurs ministères: Commerce extérieur, Tourisme, Investissements extérieurs et Agriculture.

«La compétitivité ne se décide pas par décret»
Son expertise dans le domaine du commerce multilatéral est internationalement reconnue. Dans cet entretien, tout en expliquant les raisons qui empêchent le Maroc de tirer profit des accords de libre- échange, Hassan Abouyoub dresse une analyse dynamique du déficit de la balance commerciale. Selon lui, la modification de la structure de compétitivité exige un effort qui s'échelonne sur deux décennies…

LE MATIN ÉCO : Le débat revient sur la scène quant aux opportunités et aux effets des accords de libre-échange, notamment suite à la présentation des premiers résultats de l'étude du cabinet Roland Berger (commanditée par la CGEM). Que répondez-vous à ceux qui pensent que la signature des ALE se fait sans prendre le temps de fouiner les mini-détails de l'ensemble des clauses, et aussi sans procéder à une évaluation préalable de l'impact de ces accords ?

HASSAN ABOUYOUB :
Ceux qui pensent que les ALE se concluent dans l'improvisation et la précipitation se trompent et font un mauvais procès à l'expertise marocaine qui a conduit les diverses négociations commerciales depuis des décennies. Je ne m'étendrais pas sur ces aspects anecdotiques sans importance. Je ne commenterais pas non plus le Rapport Roland Berger pour la raison simple que la partie que j'ai lue est incomplète et que l'étude n'est pas entièrement achevée. Cependant, sur les prémices de conclusions qu'il m'a été donné de parcourir, je retrouve l'essentiel des enseignements des simulations faites au début des années 90 lorsque nous préparions nos négociations avec l'UE à l'époque. J'ajouterais également que les modèles économétriques utilisés en 1976 dans le cadre de «l'étude Dar el Handassa sur l'identification des opportunités d'investissements industriels» aboutissaient aux mêmes enseignements. Ces enseignements ont été pris en compte d'une manière volontariste dans le cadre des programmes d'ajustement structurel, pour aboutir aux réformes qui ont sensiblement modifié le paysage économique marocain en restaurant d'une manière significative la compétitivité globale des facteurs, en améliorant le climat de l'investissement, etc. Une analyse minutieuse des données macro-économiques et micro-économiques montre clairement que l'effet des réformes, mises en œuvre entre 1983 et 1995, s'est largement érodé. Nous observons de nouveau les symptômes d'une croissance économique tirée principalement par la consommation intérieure et notamment par la progression spectaculaire de l'investissement public avec une contribution négative des secteurs exportateurs à cette croissance. Les secteurs des services (tourisme en particulier) ont certes pris le relais pour compenser l'atonie des exportations de biens mais pas au niveau qui nous mettrait à l'abri des syndromes expérimentés à la fin des années soixante-dix. Tout ceci pour dire que les Accords de L.E n'ont pas vocation à apporter des remèdes miracles aux dysfonctionnements systémiques d'une économie quelle qu'elle soit. Les ALE contribuent à supprimer les surprotections abusives, les situations monopolistiques et les rentes préjudiciables aux intérêts stratégiques d'une Nation en cours de modernisation rapide comme le Maroc. Ces Accords jouent aussi le rôle de révélateurs de nos carences structurelles au même titre qu'ils mettent en relief nos atouts compétitifs nominaux. J'ajouterais pour conclure cette réponse que la compétitivité ne se décide pas par décret et qu'en modifier la structure exige un labeur qui s'échelonne sur deux décennies en moyenne. En un mot, notre niveau compétitif actuel est la résultante des efforts entamés en 1983. Nous récolterons à l'horizon 2020 ce que nous aurions semé hier, aujourd'hui et demain matin dans un contexte international qui n'a plus rien à voir avec ce que le Maroc a vécu il y a encore seulement dix ans.

Globalement, vis-à-vis des pays signataires de ces accords, le Maroc importe plus que ce qu'il exporte, la balance est déficitaire du côté marocain. Ce résultat, de par son ampleur, était-il prévisible lors de la signature des accords ou bien devrions-nous être surpris par cette nouvelle donne ?

La balance commerciale marocaine a été et demeure structurellement déficitaire. Le niveau du déficit a varié en fonction des politiques publiques de dépenses, du climat, du marché pétrolier, de l'émergence de nos exportations de biens et services, etc. Le solde de la balance des paiements courants a par contre varié du négatif au positif et évolue de nouveau vers le déficit structurel. L'effondrement de la croissance de l'économie mondiale crée une situation inédite, qui demande de notre part, anticipation, imagination et beaucoup de précautions stratégiques. Le désarmement tarifaire, effet mécanique des ALE, favorise à l'évidence la demande importée et pénalise l'offre locale non compétitive. Mais ce n'est pas le seul facteur qui influe sur le niveau de la demande importée. La politique monétaire et de crédit, l'investissement public et la politique des salaires et de subventions à la consommation ont autant d'effets si ce n'est plus que les ALE. Par contre, le relâchement de notre effort national en faveur des exportations de biens et services, leur caractère non prioritaire dans notre gouvernance économique ont sans aucun doute aggravé les biais anti-exportations en réduisant sensiblement nos parts de marché mondiales dans nos secteurs traditionnels et en maintenant le caractère dual de nos structures économiques. Voilà pourquoi nous ne tirons pas tous les avantages qui s'offrent dans le cadre des ALE.

L'un des reproches souvent avancés, le cabinet Berger vient d'ailleurs de le rappeler, une sorte de télescopage entre les différents accords, une absence de complémentarité entre les économies, notamment pour le cas du Quad. Ces insuffisances sont-elles remédiables ?

Conclure un ALE avec les USA ou l'UE, hyper puissances commerciales, n'est pas le même exercice que celui qui a été conduit avec les nations émergentes de notre région arabe ou méditerranéenne. Le niveau de la norme juridique n'est pas le même, la transparence et l'homothétie des conditions de concurrence ne sont pas comparables. Cet état de fait ne nous a jamais échappé et c'est la raison pour laquelle une stratégie de précaution a toujours prévalu dans nos approches de négociation antérieures. La donne politique a certes prévalu dans les évolutions conceptuelles constatées ces dernières années. Je pense que nous allons assez rapidement revenir à des méthodes de coopération commerciale plus orthodoxes et pragmatiques où des considérations préjudicielles ayant trait à l'égalité des conditions de concurrence vont prendre le pas sur des velléités politiques qui n'ont jamais produit de résultats probants lorsqu'on se limite à des projets d'intégration régionale purement formels.

Au regard de la nature des problèmes suscités par l'accord d'Agadir, le cabinet Berger propose la mise en place d'un Organe régional de règlement des différends au sein de la zone. De par votre expérience dans le domaine des négociations de commerce international, quelles sont les chances de réussite d'un mécanisme pareil ?

Très sincèrement, cette proposition reviendrait à mettre la charrue avant les bœufs. Nous devons d'abord veiller à débarrasser le cadre des relations bilatérales d'un certain nombre de biais et de distorsions qui rendent impératives des mesures unilatérales, plus ou moins transparentes, de neutralisation des opérations de détournement de flux d'échange qui utilisent les régimes économiques douaniers spéciaux ou d'exception dans le commerce régional préférentiel. Les règles d'origine, les tarifs des biens non échangeables (énergie), les distorsions fiscales d'un pays à l'autre (TVA, subventions à la consommation) et les dévaluations compétitives rendent inapplicables les ALE conclus dans notre région.

Roland Berger propose un plan de relance qui pourrait rehausser les exportations vers les Etats-Unis jusqu'à atteindre 1,2 milliard de dollars à l'horizon 2015. Cet objectif vous paraît-il réaliste dans le contexte actuel ?

L'horizon 2015 relève pour moi de la futurologie. Les données actuelles du tsunami financier qui ébranle le monde ne permettent de tirer aucune conclusion sur les scénarii d'évolution probable de l'économie mondiale, de la division internationale du travail et de la nouvelle donne compétitive. Par contre, nos données démographiques pour cette échéance, conjuguées avec l'évolution possible de la compétitivité globale des facteurs, rendent cet objectif plus qu'impératif. Le même niveau de performances est exigé vis-à-vis de l'UE, du Marché arabe et africain sans oublier les autres régions du monde. Sans ces performances, nous allons vers des défis en matière de créations d'emplois, de financement de notre compte courant extérieur qui devraient nous interpeller au quotidien.

Lors d'une rencontre organisée récemment par l'APD, laquelle a débattu la thématique du Statut avancé, vous avez développé l'idée selon laquelle, vis-à-vis de l'UE, le chemin psychologique vers la récupération de l'acquis communautaire est derrière nous, reste maintenant à passer vers des réformes de troisième génération. Quelles sont, à votre avis, les réformes prioritaires du moment ?

Je ne me reconnais pas dans la relation que vous faites au débat qui s'était déroulé il y a quelques semaines à Casablanca si je ne m'abuse. J'avais par contre affirmé que les engagements souscrits par le Maroc dans le cadre du Statut avancé sont le reflet fidèle des réformes déjà engagées sous la conduite de Sa Majesté le Roi dans tous les domaines. Pas un seul engagement qui n'ait été l'objet d'un Discours Royal ou qui n'ait été inclus dans des conventions conclues entre les pouvoirs publics, les acteurs économiques ou la société civile. J'avais également mentionné que rattraper le niveau de développement humain de l'Europe et réduire le gap qui nous sépare en termes de richesses et de revenu par habitant exigent des réformes de troisième génération. Ces réformes sont celles qui responsabilisent le citoyen, qui augmentent son niveau d'autonomie individuelle et collective, qui créent le nouveau lien social et qui participent à l'expression d'une cohésion nationale repensée. Ces réformes passent par l'éducation, l'économie du savoir, l'égalité des chances et une fiscalité adaptée à l'émergence de la classe moyenne. Elles passent aussi par l'élimination des rentes de situation, des passe-droits et des prébendes qui sont l'obstacle le plus insidieux à la mobilisation des forces vives d'une Nation. Voyez vous, je ne fais que paraphraser le Discours Royal d'octobre dernier.

On ne peut pas dissocier le commerce extérieur à la nature du régime de change. Ne pensez-vous pas qu'il est temps de tenter l'expérience de la convertibilité totale du DH ?

La convertibilité est la règle et la non-convertibilité est l'exception partagée par moins de 30 pays à l'échelon international. Dans la convertibilité, il y a plusieurs niveaux possibles. Dans le cas du Maroc, le dirham est convertible pour les opérations commerciales. Pour les opérations du compte capital réalisées par les Marocains résidents dans leur propre pays, il n'y a pas de convertibilité. L'autorisation préalable de l'office des changes est donc obligatoire. Mon vœu le plus ardent est que le Maroc quitte aussi rapidement que possible le club des pays à monnaies non totalement convertibles et que des mécanismes de régulation du marché des changes soient mis en place pour permettre de dépasser les taux de change administrés. C'est une garantie de bonne gouvernance monétaire et de meilleure gestion des risques de taux, etc.

La politique des programmes sectoriels a montré ses limites, de l'avis de certains économistes et même de certains membres du gouvernement. On lui reproche un manque, voire une absence de cohésion d'ensemble. Pensez-vous que les programmes sectoriels sont condamnés à disparaître ?

L'histoire économique marocaine, depuis l'Indépendance, est jalonnée d'initiatives sectorielles multiples et variées. Citons, pour illustrer cela sans être exhaustif, les plans sucrier, cimentier, laitier, avicole, oléagineux, les schistes bitumineux, etc. Des succès indiscutables ont été réalisés et des échecs retentissants ont été enregistrés. Là n'est pas le problème. Ce qui est amusant dans l'expérience marocaine, c'est le caractère répétitif et redondant des méthodes utilisées dans les approches sectorielles. Les mêmes bureaux d'études sont sollicités après trente années. L'absence d'une base de données à jour, qui permette la compilation des investissements réalisés dans un nombre impressionnant d'études qui ont concerné tous les secteurs, prive le pays des bénéfices précieux qu'il pourrait tirer d'un processus d'accumulation maîtrisé de la connaissance et d'une gestion pertinente de la mémoire publique. Ce sont là les travers d'un modèle de planification de type latin par opposition à des concepts d'intelligence économique, et d'approches holistiques qui sont plus l'apanage des traditions anglo-saxonnes. Une chose est sûre dans ce contexte : l'optimum global n'est pas la somme algébrique des optimums sectoriels ou partiels ; on a souvent tendance à l'oublier. Enfin en période d'aisance budgétaire, les projets sectoriels ont tendance à se multiplier. Dès que la restriction budgétaire est à l'horizon, tout le monde revient à une allocation de ressources rares en fonction de priorités âprement négociées. Nous avons déjà expérimenté ce type d'ambiance dans notre pays.

Quelle évaluation faites-vous de l'intelligence économique marocaine ? Pensez-vous que le Maroc dispose de suffisamment de cellules de veille en ces temps d'incertitude économique et financière mondiale ?

C'est un secteur qui se trouve encore à l'état de balbutiement. Des îlots de prospérité existent en matière de compétences stratégiques ou de prospective. Pour ne vexer personne, je m'abstiendrais de les citer bien qu'ils se comptent sur la moitié des doigts d'une main. En relisant l'excellent travail fait dans le bilan du cinquantenaire de l'Indépendance, vous allez identifier qu'une des causes qui expliquent nos retards dans certains domaines essentiels de notre développement humain, ou les erreurs commises dans la conduite d'un certain nombre de questions vitales pour le pays, est l'atrophie relative de nos fonctions d'élaborations stratégiques. Les carences similaires constatées dans nos structures politiques partisanes expliquent l'atonie de notre paysage politique et l'inadaptation de son offre si la mobilisation de l'électorat était recherchée.

Vous êtes un fervent défenseur de la stratégie des champions nationaux compétitifs. Dans quels domaines le Maroc pourra-t-il se distinguer dans ce sens ? Estimez-vous qu'il existe déjà des incitations à même de réussir cette stratégie au Maroc ?

Effectivement, cela fait des années que je prêche en faveur de l'émergence de champions nationaux dans tous les domaines possibles. A de très rares exceptions rencontrées dans des secteurs de nature quasi monopolistiques, la masse critique de l'entreprise marocaine est trop faible pour dominer une niche au niveau mondial ou pour jouer le rôle de locomotive dans une branche donnée. Le succès des économies asiatiques, du Brésil … ne saurait être dissocié du rôle que les conglomérats financiers et industriels ont joué dans l'acquisition des technologies et la maîtrise des marchés. La perspective du Maroc, membre de l'espace économique européen, devrait nous débarrasser des inhibitions ultimes qui nous empêchent de tirer profit de nos atouts compétitifs. Le secteur des services, notamment ceux liés à la personne, et notre potentiel culturel et patrimonial sont favorables à toutes les ambitions. Nous n'avons pas assez confiance en notre capacité, nos talents, etc. La crise grave, que traverse notre voisinage immédiat, nous offre l'occasion de participer à une nouvelle distribution des cartes où nos entreprises, remobilisées et soutenues, auront leur mot à dire.

Souvent, les négociations des Accords de libre-échange n'ont que très peu d'échos auprès de l'opinion publique. A qui incombe la responsabilité à votre avis ?

Les questions commerciales intéressent peu l'opinion publique d'une manière générale. Il a fallu que le courant altermondialiste émerge à la faveur de la globalisation des échanges pour qu'un débat commence à passionner le monde. Dans la hiérarchie des pouvoirs, la finance, la défense nationale et aujourd'hui la sécurité sont les fonctions régaliennes dominantes. Le commerce a un rôle très marginal. Avec la globalisation, la donne est en train de changer : le déclin de la prééminence de l'Etat Nation et la réduction de la sphère d'influence des souverainetés westphaliennes sont en train de faire émerger de nouveaux modes de gouvernance institutionnelle et territoriale. Je crains fort, dans cette atmosphère, que le libre-échange ne demeure impopulaire aux yeux du public et que le spectre de la crise ne renforce les égoïsmes et les velléités de repli sur soi.
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