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Tutelles et établissements publics à couteaux tirés

Les relations conflictuelles entre certains établissements publics et leur tutelle bloquent indubitablement le déploiement des stratégies sectorielles. L'actuel système de gouvernance des établissements publics y est pour beaucoup, selon des économistes. Ces derniers suggèrent un double contrôle élus-gouvernement et davantage de marge de manœuvre pour les directeurs généraux.

Tutelles et établissements publics à couteaux tirés
Pour comprendre la complexité des relations entre un établissement public et sa tutelle, il faut se poser une seule question : Dans le cas d'une contreperformance, qui doit-on pendre, le directeur général ou le ministre qui préside le conseil d'administration ou le conseil de surveillance ? Sur le plan doctrinal, comme développé par les économistes qu'Écoplus a interrogés, le débat est vite tranché. La question est réduite à quelques réformes juridiques, ajustement des structures et mécanismes de désignation du management. Toutefois, dans la réalité du terrain, la complexité est telle qu'il est difficile de démêler le juridique du coutumier, les décisions de management de la pression des réseaux…

Dans certains cas, l'entente est tellement enracinée qu'il est légitime de se demander qui est le vrai meneur de l'établissement, le patron ou la tutelle. Une image qui colle parfaitement à l'exemple de l'ONCF (office national des chemins de fer) et la Société nationale du transport et de logistique (SNTL) «en symbiose» avec leur tutelle qui n'est autre que le ministère du transport. Les décisions stratégiques se prennent en concert et le déploiement sur le terrain ne souffre d'aucune mésentente notable. Et même quand cela va mal, comme dans le cas de la campagne anti-TGV menée par des parlementaires, de la majorité comme de l'opposition, ou entre la critique qui a soulevé la générosité du plan Logistique en faveur de la SNTL, aussi bien la tutelle que les établissements concernés ont fait preuve de solidarité. Il s'agit d'une position de défense dictée par les choix de la tutelle et dont bénéficient pleinement les organismes exploitants. Dans d'autres cas, moins harmonieux, les frictions sont légion. Et si rien ne remonte à la surface, les divergences entre les annonces de déploiement sur le terrain et les développements stratégiques initiaux démontrent l'entente artificielle affichée. Le cas de la Comanav, avant sa cession aux Français, était très emblématique dans ce sens. Deux départements se tiraillaient sur son dossier : le ministère des Finances qui voulait redresser la situation financière en axant sur le développement du transport de conteneurs et le ministère du Transport qui se faisait petit à l'époque. Entre les deux, le management de la société qui n'en faisait qu'à sa tête, déployant sa propre stratégie (renforcement du pôle voyageur, cession des vieux navires et adoption du fret de porte-conteneurs). Le cas de la RAM était aussi flagrant dans ce sens. Entre les ministères du Tourisme et du Transport qui rêvaient de l'open sky, et le mangement de la compagnie qui focalisait sur le hub pour les liaisons régulières, beaucoup d'eau a coulé. Et si elles ne sont pas d'ordre stratégique, les frictions naissent par incompatibilité d'humeur et de tempérament.

Les règles de l'art sont difficilement conciliables

La bonne gouvernance des entreprises publiques contribue au développement économique durable, en améliorant la performance de ces établissements. Telle est l'une des principales recommandations du récent rapport du programme ROSC (Rapport sur l'observation des normes et des codes) de la Banque mondiale. Par bonne gouvernance, l'institution entend les responsabilités du conseil d'administration, le rôle des acteurs non financiers, la transparence…Le Conseil d'administration est ainsi qualifié de principal organe de gouvernance, qui préside aux destinées de l'entreprise, même dans le cas des établissements publics. Le ROSC a particulièrement insisté sur l'indépendance de ces Conseils d'administration.

Quel est donc le degré d'indépendance des différents établissements publics (EP) vis-à-vis de leur tutelle ou vis-à-vis du « super-ministère » de l'Economie et des finances ? Au vu des dernières actualités ayant marqué certaines entreprises publiques, on est fortement tenté de dire qu'il est « faible ». Jugez-en par vous-même : la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) vit actuellement sous le signe des grèves en raison du blocage, par le ministère des Finances, d'augmentations promises, selon les syndicats, par le ministère de l'Emploi. C'est pratiquement le même topo du côté du ministère de la Justice, dont la grève des greffiers fait que nos tribunaux marchent au ralenti. Le ministère des Finances occupe ainsi une place centrale, se retrouvant de facto à coordonner les politiques publiques. Autre exemple, cette fois-ci du côté de l'Office de commercialisation et des exportations. L'Office transformé en agrégateur de producteurs d'agrumes et légumineuses n'a pas les moyens de ses ambitions. Placé sous la tutelle du Commerce extérieur, il est freiné dans son élan par la lenteur bureaucratique et le refus par l'Inspection générale des finances de l'autoriser à accorder des préfinancements aux agrégés (résultante d'un contrôle antérieur). Résultat des courses : l'ensemble des projets d'agrégation chapeautés par l'OCE sont bloqués.

Une autre particularité imprègne aussi la gouvernance de certains EP : un DG qui fait cavalier seul et développe des relations conflictuelles avec sa tutelle (le cas de l'ex-DG de l'ONDA). Les exemples sont légion quant aux relations, parfois tendues, entre ministères et patrons d'entreprises publiques, dont l'impact est souvent négatif sur le déploiement et la mise en œuvre des stratégies sectorielles.

Quelle légitimité pour les patrons des EP ?

Au Maroc, la Constitution confère à S.M. le Roi le pouvoir de nommer les hauts fonctionnaires civils et militaires. Dans ce contexte constitutionnel, le Premier ministre assure la fonction de Chef des administrations publiques de l'État et de premier responsable du bon fonctionnement des services publics. Au vu de ces faits, les membres du Conseil d'administration (CA) d'un EP se retrouvent devant un DG qui tire sa légitimité de l'Etat et dont le processus de nomination ne provient ni du CA, ni du département de tutelle. Un état de fait qui exige du DG d'être un « bon équilibriste », estime Mohamed Chiguer, économiste et professeur universitaire, auteur de « La rescapée, histoire romancée de la Caisse de dépôt et de gestion -CDG-». Faire aboutir les projets dépendra ainsi en gros de la personnalité du DG. Dans le cas contraire, les rapports de force CA-DG créeront un climat de tension et de blocage. Une situation que l'on a constatée au niveau de l'Office national des aéroports, à l'époque de l'ex-directeur de l'ONDA, Abdelhanine Benallou (voir encadré). Sauf que, selon Mohamed Chiguer, l'expérience a montré qu'en cas d'échec, le DG demeure le seul responsable. « Le patron d'un établissement public doit savoir dire non aux pressions. Que ces pressions viennent de la tutelle ou de personnes influentes », commente, pour sa part, ce conseiller auprès du Premier ministre.
Pour renforcer le contrôle des EP par le gouvernement, Abderrahmane Youssoufi, ex-premier ministre (1998-2003) avait proposé à l'époque que soit introduite une réforme pour que la nomination des hauts responsables soit intégrée aux prérogatives du Premier ministre. Le souci était d'assurer une harmonie au niveau des stratégies sectorielles et de la politique du développement économique, censée être portée par le gouvernement. « Le problème n'est pas là », croit savoir Mohamed Chiguer.
« La proposition de nommer un DG doit impérativement venir du Conseil d'administration. Ce dernier doit, en effet, avoir au moins la prérogative de proposer des profils au poste de DG et ne pas être complètement marginalisé », poursuit-il. Pour lui, il faudra impérativement veiller à débarrasser la gouvernance des EP de la charge idéologique. En d'autres termes, l'entreprise publique devrait maîtriser la vision de l'Etat, mettre sur place des plans d'actions et disposer des moyens nécessaires. Des évaluations périodiques, sous l'impulsion du Conseil d'administration, devraient aussi être programmées.

Renforcer la souveraineté du CA

Valeur aujourd'hui, l'Etat exerce toujours un contrôle et un suivi budgétaire des établissements publics. Une situation longtemps critiquée par les rapports sur la bonne gouvernance, qui résulte, de l'avis d'observateurs, du PAS (Programme d'ajustement structurel). « La logique qui domine actuellement est comptable-financière. Nous sommes sortis du PAS en 1993 mais malheureusement nous ne sommes pas sortis de sa logique. Il est certes important de contrôler le volet financier, mais sans sacrifier l'économique et le social », explique Mohamed Chiguer. « L'Etat doit réfléchir à une formule concernant les rapports entre les établissements publics et leurs ministères de tutelle », souligne pour sa part Driss Benali, économiste.
Le rapport ROSC, lui, appelle à donner plus de marge de manœuvre aux DG de ces EP, au niveau de la gestion, sur la base d'une stratégie déjà partagée avec la tutelle. Entendez par là, le changement de méthode de contrôle en jouant la carte du « management par objectifs ». « La tutelle doit juger le DG sur l'opportunité des décisions, la Cour des comptes sur les dépenses et les finances », schématise Mohamed Chiguer. Alléger le contrôle a priori (qui vise à contrôler la régularité et non l'opportunité) et privilégier le contrôle a postériori, selon une durée précise et périodique. Le ROSC a aussi indiqué qu'il faut revoir la composition des Conseils d'administration des différents établissements publics. En général, ce sont des fonctionnaires qui y siègent, autant dire des « exécutants d'instructions ». L'ambition est d'alimenter ces CA par des administrateurs indépendants pour permettre aux fonctionnaires de se détacher de leurs hiérarchies. Sur ce registre, Absdelam Aboudrar, président de l'Instance de lutte contre la corruption et ancien directeur général adjoint de la Caisse de Dépôt et Gestion (CDG), avait souligné lors d'un colloque sur la bonne gouvernance, qu'il faudra aussi « clarifier davantage la politique actionnariale au sein des établissements publics et entreprendre une distinction entre orientation et management ».

Entre autres propositions recueillies auprès de plusieurs économistes figurent le « contrôle parlementaire », considéré comme l'un des éléments pour améliorer la gouvernance des EP. L'idée consiste à obliger les responsables de ces établissements à venir devant les parlementaires et répondre de leur politique. Cette pratique, courante sous d'autres cieux, n'a pas encore investi le Parlement marocain. L'exemple de la Caisse des dépôts et de Consignation (CDC), dont les membres de la Commission de surveillance englobent des parlementaires, et celui de la Caisse de Dépôt et de Placement du Québec (CDPQ), dont le PDG présente son programme devant les parlementaires, sont éloquents.
A Rabat, le parlement n'a pas encore d'accès direct aux établissements publics. En effet, les réponses aux questions des parlementaires passent souvent par la tutelle. Pour Driss Benali, le fait que les partis politiques n'ont plus de crédibilité affaiblira une telle démarche. Mohamed Chiguer, lui, n'est pas de cet avis. « Au-delà de la crédibilité des parlementaires, il faudra d'abord instaurer comme pratique courante le contrôle des entreprises publiques par les députés », estime-t-il.

Ce dernier appelle aussi à institutionnaliser la logique d'un mandat pour les directeurs généraux de ces EP. Au Canada, la durée du mandat est fixée à 4 ans. Au Maroc, certains DG sont restés en poste pendant 20 ans. Le double contrôle « Conseil d'administration-élus » fera en sorte, selon Mohamed Chiguer, que la tutelle ne pourra plus, techniquement, bloquer le DG dans son élan, et ce dernier ne pourra plus avancer l'excuse de la « bureaucratie » pour expliquer la lenteur d'exécution des projets dont il a la responsabilité. Et pour pousser davantage la réflexion, des économistes avaient même proposé, dans le passé, la création d'une « structure légère » qui se charge de la coordination de l'ensemble des EP et les orienter, pour rendre efficaces leurs actions.

Une structure qui pourrait prendre la forme d'un « Conseil supérieur pour les établissements publics ». Une idée qui aurait été proposée, selon nos sources, aux équipes de la Direction des établissements publics et de la privatisation (DEPP) qui travaillerait actuellement sur le projet d'un Code de gouvernance des établissements publics.
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