Culture

À bâtons rompus avec Hicham Ait Almouh, le cycliste qui traverse les frontières et les imaginaires

Avec «Wa d’Itmouddoun, le voyageur», le journaliste, écrivain et ultra-marathonien Hicham Ait Almouh signe une odyssée cycliste de 2.750 km entre Maroc, Tunisie et Algérie, sur les traces d’un Maghreb rêvé et relié. Né d’un périple réalisé en 2017 et écrit durant le confinement, ce carnet de voyage retrace bien plus qu’un itinéraire à vélo: entre récit personnel et réflexion historique, il devient une méditation sur les frontières fermées, la mémoire partagée et les liens humains tissés au fil des kilomètres. Porté par «Sylia», sa monture de fer fidèle et silencieuse, l’auteur célèbre l’hospitalité et l’amitié, dans un acte de résistance poétique face aux fractures du présent.

26 Mai 2025 À 16:15

Le Matin: Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre ce voyage à vélo entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie en 2017 ?

Hicham Ait Almouh
: Lors d’un tour du Maroc à vélo précédent, effectué en avril 2015, j’ai visité le site frontalier de Bine Lejraf, près de Saïdia, et le poste-frontière fermé entre Figuig et Béni Ounif. Dans ces deux endroits, on peut voir au-delà de la frontière. On peut voir l’Algérie, ses routes et ses habitants. Cela a suscité ma curiosité et mon envie d’aller explorer ce pays. Aussi, le fait que les frontières entre le Maroc et l’Algérie étaient – et sont toujours – fermées a attisé cette curiosité, sans oublier que je suis un amoureux du voyage et des découvertes sportives. Le comble de cette histoire est qu’on pouvait à l’époque visiter ce pays sans visa, ce qui n’est plus le cas.

Que signifie le titre Wa d’Itmouddoun ? Quelle est sa portée symbolique ?

C’est le titre d’une chanson du groupe de musique soussi Izenzaren et qui veut dire littéralement «celui qui voyage», ou le voyageur. D’ailleurs, le titre du carnet de voyage est «Wa d’Itmouddoun le voyageur». Dans un des chapitres du livre, j’évoque mon rapport avec la langue amazighe, qui n’est pas ma langue natale et dans l’apprentissage de laquelle la musique a joué un rôle déterminant. Il y a une histoire personnelle derrière ce choix que je laisse aux lecteurs de découvrir en lisant le carnet de voyage. Pour ce qui est de la portée symbolique, un titre – en partie – en amazigh ne peut qu’être fédérateur, car cette langue est un des plus grands points communs avec les autres pays de l’Afrique du Nord.

Quel a été le moment le plus marquant ou le plus difficile de ces 2.750 km à vélo ?

C’est sans aucun doute le passage des frontières terrestres entre la Tunisie et l’Algérie. J’étais déjà au courant que des voyageurs marocains avaient été refoulés vers la Tunisie en essayant d’entrer légalement en Algérie. Il y a eu également l’arrivée à Bine Lejraf, du côté algérien, après un effort physique incommensurable et une succession d’étapes très épuisantes. Le fait que je pouvais voir le Maroc, mon pays, sans pouvoir y accéder, a été source de frustration et de déception, à un moment où j’étais censé célébrer la fin du voyage et l’accomplissement d’un objectif, celui de parcourir les pays du Maghreb à vélo.

Comment avez-vous été accueilli en Algérie et en Tunisie, compte tenu du contexte géopolitique ?

Dignement et agréablement dans les deux pays. Plusieurs Tunisiens m’ont invité chez eux sans me connaître préalablement. J’ai aussi reçu plusieurs invitations de la part d’Algériens avant même que je n’atteigne les frontières tuniso-algériennes. J’ai été hébergé chez eux à Constantine, à Draa El-Mizane en Kabylie, à Mazagran près de Mostaganem et à Alger avant mon retour. Des associations cyclistes m’ont accueilli aussi à Douz, à Jijel et à Béjaïa. L’accueil des forces de l’ordre était exemplaire également. J’ai plusieurs anecdotes d’invitations et de gestes de courtoisie de la part de Tunisiens et d’Algériens qui ont croisé mon chemin. Dès que je dévoilais ma nationalité, les portes s’ouvraient. Durant mon voyage, l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères Abdelkader Messahel a eu des propos inamicaux envers le Maroc. Cela m’a amusé de voir les réactions et les chamailleries que cela a suscitées sur internet, alors que j’étais en Algérie, accueilli de la manière que j’ai décrite.

Vous mentionnez que «Sylia», votre vélo, a joué un rôle dans l’accueil reçu. Pouvez-vous nous parler de cette relation particulière ?

D’abord, il y a une grande solidarité entre les voyageurs et les cyclistes maghrébins. On se connaît assez bien entre nous. Ensuite, le vélo, surtout quand il est utilisé en tant que moyen de voyage, attire l’attention et suscite le respect et l’admiration. À plusieurs reprises, des gens m’ont arrêté pour m’offrir de l’eau et prendre des photos avec moi. Avec certains, j’ai gardé le contact jusqu’à aujourd’hui. En dehors de cela, le rôle joué par Sylia dans mes voyages dépasse celui d’un moyen de locomotion. Au fil des étapes, elle est devenue un personnage du voyage et du récit à part entière. Un lien solide lie chaque voyageur à sa monture.

Votre voyage semble être une réponse aux frontières fermées. Pensez-vous que le voyage individuel peut avoir une portée politique ou symbolique ?

Au début, cela n’avait rien de politique ou de symbolique. Je voulais voir de mes propres yeux des pays qui constituent une continuité géographique et culturelle de mon pays. Cela est parti d’une étincelle, d’un moment où je contemplais l’Algérie au-delà des frontières et s’est terminé en tant que triomphe symbolique sur une situation aberrante et anormale, celle des frontières fermées. Le voyage peut avoir cette facette civilisée et pacifique.

Pour répondre à votre question, les voyageurs, et tous les individus et les groupes qui se sont déplacés jadis pour une raison ou une autre ont joué un rôle très important dans la survie et le développement de la race humaine. Cela est un sujet très vaste, mais je donne en exemple les contributions à la science de voyageurs de mon pays, à savoir Ibn Battouta et Mohamed Ibn Hassan Al-Ouazzan, alias Léon l’Africain, bien que leurs trajectoires fussent différentes. Le livre de ce dernier, intitulé «Description de l’Afrique», a été une référence scientifique pendant des siècles entiers.

Quels parallèles avez-vous pu établir entre les populations maghrébines au-delà des frontières ?

Nous nous ressemblons fondamentalement. Nous avons beaucoup de points communs en ce qui concerne la géographie, les langues (en l’occurrence les dialectes, le français, l’arabe classique et l’amazigh), les traditions et la religion. Il y a bien évidemment des spécificités régionales, qu’on peut même trouver au sein d’un seul pays. Ce qui change a trait à la manière avec laquelle la réalité socio-économique évolue dans chaque pays.

Vous avez rédigé ce carnet durant le confinement. En quoi cela a-t-il influencé votre écriture ?

Cela m’a permis de revivre le voyage et d’effectuer une ré-immersion dans ses péripéties. La distance temporelle entre le voyage et l’exercice de l’écriture rend ce dernier plus intéressant. Évidemment, mes impressions et mes ressentiments à chaud, durant le voyage, prennent une autre envergure quand elles et ils sont mis noir sur blanc plus tard. Le fait que j’ai continué à lire et à me renseigner au sujet de l’Afrique du Nord a enrichi mon récit.

Pourquoi avoir intégré des digressions sur la sociologie, la musique ou la toponymie ? Quel rôle jouent-elles dans votre récit ?

Ce sont des disciplines qui me fascinent. Il était donc normal que je voie tout à travers leur prisme et qu’elles m’influencent. Quand j’ai parcouru les montagnes de la Kabylie, j’ai compris mieux les paroles du chanteur Idir et les choses auxquelles elles réfèrent. À l’approche des frontières tuniso-algériennes, j’ai commencé à répéter spontanément quelques vers d’un poème de Mohamed Belkheir, un poète qui a été emprisonné à Calvi en Corse après avoir pris part au soulèvement de la confrérie de Sidi Cheikh contre les Français au XIXe siècle. Il implorait le Tout-Puissant pour qu’il soit libéré. Pour mémoire, la confrérie Sidi Cheikh est née à Figuig au XVIe siècle et s’est développé pour constituer actuellement un pont entre le Maroc et l’Algérie. Le même phénomène s’est répété à Oran, que je connaissais à travers la chanson d’Ahmed Ouahdi, etc. Pour ce qui est de la toponymie, c’était un régal de constater les mêmes toponymes, amazighs et arabes, dans les trois pays. Ils forment un lien solide en Afrique du Nord.

Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre récit de voyage personnel et analyse plus universelle ?

Les deux se complètent. Un récit de voyage qui se contente de relater les événements serait, sans aucun doute, ennuyeux et contraire à l’esprit du voyage même, qui est celui de poser des questions et d’essayer de trouver des réponses. Cela permet de donner au voyage un aspect plus universel. Ce qui était difficile, par contre, était de garder mon objectivité lorsque je devais évoquer les rapports conflictuels entre le Maroc et l’Algérie.

À quel public destinez-vous ce livre ? Avez-vous déjà eu des retours qui vous ont surpris ?

Je n’ai pas encore eu de retour, car le livre vient de sortir. Cela étant dit, le livre est destiné à une large palette de lecteurs, les voyageurs en premier, les Maghrébins qui seraient intéressés par cette histoire, les amateurs de la littérature de voyage, etc. Celles et ceux qui souhaiteraient comprendre comment les frontières fermées affectent les populations, surtout celles qui vivent près des frontières, peuvent aussi y trouver leur compte. J’évoque également les raisons historiques du divorce maroco-algérien...

En tant qu’ultra-marathonien, écrivain et journaliste, voyez-vous une continuité entre ces différentes facettes de votre parcours ?

Le plus grand point commun entre ces facettes est le fait qu’on y explore certains recoins de nous-mêmes. L’ultra-marathonien doit puiser profondément dans ses forces pour pouvoir se surpasser physiquement et mentalement. L’entraînement requiert une grande discipline, que l’écriture et le journalisme exigent aussi. Dans les trois, il y a un élément essentiel, celui de l’apprentissage et de la découverte.

Avez-vous l’intention de poursuivre ce genre de récits ou de repartir sur les routes du Maghreb pour un prochain projet ?

J’ai réalisé d’autres voyages à pied et à vélo après le voyage à vélo en Tunisie et en Algérie. En août 2019, j’ai couru 906 kilomètres en 22 jours de Casablanca à Ksar Ich. Cette aventure a fait l’objet d’un carnet de voyage publié sous le titre «Le marchand d’épices». En octobre 2022, j’ai également couru 963 kilomètres, en 22 jours aussi, de Casablanca à Foum Zguid. Pour l’instant, je continue à m’entraîner en pensant au prochain périple. Mais, il faut d’abord que je publie des manuscrits que j’ai réalisés au sujet d’autres voyages antérieurs.

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