16 Novembre 2021 À 16:48
Le Matin : Quel est votre sentiment en recevant le Prix international «Mémoire pour la démocratie et la paix» dans la région où vous êtes née ?r>Najat Vallaud-Belkacem : C’est une émotion particulière que de se retrouver dans ma région natale. L’idée de recevoir ce prix me touche vraiment, surtout dans cette terre qui m’a vue naître et que j’ai certes quittée à l’âge de 5 ans, mais qui n’a jamais vraiment quitté mon cœur. C’est des souvenirs qui reviennent et une part de mon identité aussi. Je suis ravie que les organisateurs aient pensé à moi.
Ce Prix récompense votre engagement en faveur de la paix et du vivre ensemble. Comment, dans un monde exposé à toutes les formes d’extrémisme et d’intolérance, peut-on contribuer à changer cette donne ?r>C’est justement la raison pour laquelle je trouve que ce festival est très fort et bienvenu. Car la principale arme pour lutter contre l’intolérance et contre la violence est précisément l’arme de la culture. Il faut apprendre à connaître les autres, à comprendre leurs points de vue pour s’ouvrir à eux et pour qu’eux aussi s’ouvrent à vous. Et c’est uniquement dans cette rencontre entre les autres et vous-même que se construit la paix et qu’on lutte contre la guerre, la violence, la haine, la radicalisation. C’est vrai qu’on est dans un monde qui est de plus en plus soumis à ces risques-là. Pas simplement parce qu’il y a des gens qui en font commerce de toute part. Mais aussi parce que nous sommes dans un monde de l’image où tout le monde peut voir à quoi ressemble la vie des autres à l’autre bout du monde. Ce qui attise les frustrations, les jalousies et la rancœur contre les inégalités et les injustices mondiales. Il ne faut donc pas s’étonner de voir que la jeune génération, qui n’a pas accès à l’éducation, à des horizons meilleurs, finisse par en vouloir à ceux qu’elle considère comme responsables et à se révolter. Il faut absolument donner des perspectives à ces jeunes. Il y a deux points essentiels : la rencontre pour mieux se connaître et la lutte contre les peurs et la haine, puis donner de nouvelles perspectives pour cette jeune génération, en luttant contre toutes sortes d’inégalités, pour que chacun puisse trouver sa voie, grâce à une éducation, des études et un emploi.
La jeunesse est un atout primordial dans les pays qui savent en profiter. Dans d’autres pays du sud de la Méditerranée, comme le Maroc, ce privilège ne porte pas toujours ses fruits. Est-ce que la cause est en relation avec le système politique en place ou les systèmes éducatifs ou d’autres choses ?r>D’abord, il faut rappeler que la jeunesse est une chance. Il y a des pays qui aimeraient l’avoir, car ils souffrent d’un vieillissement de la population, comme l’Allemagne qui demande à des jeunes d’ailleurs de venir soutenir son système de santé ou de retraite… Mais pour que ce soit une chance, il faut investir en elle. Et le meilleur investissement est l’éducation. Quand j’étais ministre de l’Éducation, là où j’allais, je ne rencontrais pas une seule famille qui ne me disait que le plus important pour elle était que ses enfants, grâce à l’éducation, puissent s’en sortir, se réaliser, trouver le chemin de leur vie. Il n’y a pas une réussite dans la vie, il y a des réussites. L’important est de pouvoir trouver sa propre réussite, et ce en suivant le développement technologique qui n’arrête pas d’évoluer et en maîtrisant les langues vivantes pour communiquer avec d’autres pays. Donc, nos enfants doivent avoir ces nouvelles compétences. Malheureusement, on sait très bien que beaucoup d’enfants dans le monde n’ont pas accès à l’école, même dans un pays qui se porte de mieux en mieux comme le Maroc, il y a certaines zones rurales où l’éducation n’est pas encore suffisamment installée. Donc pour investir dans l’éducation, il ne faut pas seulement construire des murs pour faire des écoles, mais mettre des professeurs formés dedans, puisque le tout tient dans la qualité des professeurs pour pouvoir emmener ces enfants le plus loin possible. Il faut que les diplômes aient une valeur réelle pour qu’ils soient reconnus sur le marché du travail, chez soi et ailleurs.
Depuis quelques années, le Maroc a lancé un grand chantier de réforme de son système éducatif. Comme vous avez été ministre de l’Éducation nationale en France, quelle est, selon vous, de manière générale, la recette pour un enseignement de qualité, inclusif et porteur des valeurs de citoyenneté ?r>Comme je l’ai dit, il faut d’abord des professeurs formés, bien reconnus, c’est-à-dire bien rémunérés. Je suis persuadée que l’une des clés de la réussite de l’enseignement, c’est aussi la relation avec les parents. Il faut que l’école soit ouverte aux parents en créant un lien de confiance avec eux pour les informer de ce qui se passe à l’école. C’est ce qui fait que quand l’enfant rentre chez lui pour faire ses devoirs, ses parents vont conforter ce que l’enseignant lui a dit et pas dire le contraire. C’est-à-dire arriver à avoir un dialogue fructueux entre les deux. C’est ce qu’on appelle la coéducation. Il faut aussi que les diplômes aient une valeur réelle, parce que quand une génération entière de jeunes décroche un diplôme et n’arrive pas à trouver un emploi au bout de 4 ou 5 ans, cela n’encourage pas à faire des études.
Ce constat est plus valable pour le système d’enseignement public. Les lauréats du privé tirent leur épingle du jeu ?r>Les deux systèmes ont une raison d’être. Ce qui pose problème pour moi c’est quand, finalement, la réussite ne peut se faire que dans un enseignement privé. Quand on arrive à ce stade, cela veut dire que nous avons un dysfonctionnement. Par exemple, en France, il y a un bon système public et à côté il y a des écoles privées qui répondent à des thématiques différentes. Les deux peuvent coexister, mais l’important est que le système public gratuit doit être bien financé pour que la réussite soit assurée sans aucun doute.
Dans votre parcours, la cause de la femme a constitué l’une des priorités de votre combat. Quel regard portez-vous sur la place de la femme marocaine en politique et dans les postes de décision ? Peut-on dire qu’elle a brisé le plafond du verre ?r>Là, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans les élections municipales qui ont conduit des maires de grandes villes du Maroc. Honnêtement, je trouve ça fabuleux. Depuis la dernière Constitution, je trouve que dans les textes et la loi, les choses changent positivement au Maroc. Il y a la question de la parité qui est reconnue, la réforme du Code de la famille… C’est vrai que dans les faits, c’est toujours plus long partout dans le monde, mais ces dernières élections municipales sont un bon signal, j’espère que ces femmes qui ont été élues vont être aidées et accompagnées pour aller de l’avant. Ce qui est important en politique est d’avoir des rôles modèles pour les générations à venir. Il faut dire que les problèmes d’inégalité existent dans tous les pays, même les plus développés. Il faut donc toujours continuer cette lutte pour résorber ces inégalités.
Le monde peine à se remettre d’une crise économique et sociale majeure, qui est la conséquence de la pandémie de la Covid-19. La riposte mondiale a montré que les égoïsmes et l’unilatéralisme ont de beaux jours devant eux dans les relations internationales. Êtes-vous d’accord avec cette assertion ?r>Là, on est en plein dans le sujet, comme je vous disais tout à l’heure. Depuis 2020, je dirige une ONG (qui s’appelle One) de plaidoyer sur les questions de lutte contre l’extrême pauvreté et ce qu’on appelle les maladies évitables, comme la tuberculose, la malaria, le SIDA, la Covid-19 qui tuent des gens, mais dont les traitements existent et coûtent très cher pour les populations pauvres. On travaille justement sur ça pour dépasser les égoïsmes des États. Si on part des premiers mois de la pandémie, je peux dire qu’on a fait un peu de progrès en deux ans. Ce qui a donné lieu à l’adoption par le G20 d’une décision pour alléger les dettes des pays les plus pauvres. Nous, on défend aussi un projet simple sur l’équité des vaccins, c’est-à-dire qu’en automne prochain 2022, il faut qu’on ait 70 pour cent de toute la population mondiale vaccinée. On peut tout à fait y arriver si les choses vont bien, parce qu’il y a suffisamment de vaccins, sauf que les choses sont mal réparties.
Comment avez-vous trouvé la gestion de cette crise par le Maroc, aussi bien sur le plan sanitaire, économique que social ?r>C’était très intéressant parce que c’est rare d’entendre dans la bouche de responsables politiques français de différents bords les hommages sincères rendus à la gestion du Maroc de la crise de Covid. Je pense que la plupart des observateurs ont été impressionnés par la façon dont cette pandémie a été gérée au Maroc, aussi bien la mise à disposition assez rapide du masque auprès de la population, du test que des vaccins. Il y a eu aussi le volet de la relance économique en apportant aux plus vulnérables un soutien pour leur permettre de mieux résister à la crise. Cette pandémie a représenté un stress test qui a mis à l’épreuve les pays dans leur capacité à faire face à l’imprévu et à faire preuve de solidarité. Ce qui n’est pas évident, même pour les pays développés. Donc, les leçons qu’on tirera seront absolument majeures pour la prochaine crise climatique.r>Le Maroc dans tout ça bénéficie de sa situation géographique, puisqu’il est la convergence de l’Europe et de l’Afrique, bien placé pour être un laboratoire de réussite de gestion de crise nationale et a joué un rôle dans la solidarité internationale. Ce qui lui donne une forme de centralité dans l’espace méditerranéen qui peut jouer en sa faveur et doit lui donner beaucoup d’ambition pour paraphraser une formule que j’ai souvent entendue à propos de la France : la France n’est jamais aussi grande que quand elle parle au monde. Donc, le Maroc peut aussi nourrir des ambitions de parler au monde, c’est ce qui est très fort. Et j’espère vraiment que les faits dans les années qui viennent vont me donner raison.
--------------------------------------------------
Deux postes ont marqué sa carrière
Tout au long de sa carrière professionnelle, Najat Vallaud-Belkacem a occupé plusieurs postes importants. Mais selon elle, deux l’ont marquée profondément : ceux de ministre des Droits des femmes et de ministre de l’Éducation nationale. «En tant que ministre des Droits des femmes, j’ai vécu des moments extraordinaires, parce que j’ai travaillé avec des gens que je n’avais jamais rencontrés. Dans les associations de lutte contre la violence faite aux femmes, les bénévoles s’occupent de ces sujets avec beaucoup de dévouement.r>J’étais fière des lois qu’on a adoptées, notamment celle contre le harcèlement sexuel, pour l’égalité au travail, pour sanctionner les sociétés qui ne payent pas les femmes et les hommes de manière équitable… Puis, il y a le mandat de 3 ans de ministre de l’Éducation que j’ai, également, apprécié. C’était, en fait, très difficile, parce qu’en France, c’est un sujet passionnel. Chaque soir dans les médias, il y a une page polémique sur l’éducation. Du coup, dès que vous bougez et vous faites une réforme, il y a des débats qui suivent. Là aussi, on a fait énormément de choses, en avançant l’âge de commencer à l’école de 3 ans à 2 ans dans les quartiers difficiles. Il y a eu l’embauche de 60.000 professeurs, la réinstallation des formations des enseignants et plein d’autres réformes. Il y a eu une réforme sur la place du numérique, en formant les élèves à l’utiliser à bon escient. Car le numérique peut aider les apprentissages chez les professeurs aussi», s’est-elle confiée au «Matin».
Entretien réalisé par NES à Nador Ouafaâ Bennani