29 Novembre 2021 À 15:37
Le Matin : La Commission économique des Nations unies pour l’Afrique a organisé les 24 et 25 novembre au Maroc une rencontre autour du thème «Libérer le potentiel des chaînes de valeur régionales en Afrique du Nord». Quels sont les objectifs stratégiques de cette rencontre ?
Zuzana Brixiova Schwidrowski : La 36e session du Comité intergouvernemental de Hauts Fonctionnaires et d'Experts pour l'Afrique du Nord (CIHFE) a réuni des représentants de nos États membres dans la région afin de discuter des récentes évolutions, tendances et des conditions socio-économiques en Afrique du Nord. Cette année, les discussions ont été focalisées sur les opportunités et les défis de l'intégration régionale en Afrique du Nord dans le contexte du lancement des échanges commerciaux dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) en janvier dernier. L'objectif principal de nos réunions était d'élaborer des recommandations appropriées sur les politiques et stratégies à même de «libérer le potentiel des chaînes de valeur régionales en Afrique du Nord» et parvenir à une intégration plus significative des économies de cette région. L'objectif spécifique de la réunion d’experts était d’identifier des stratégies afin d’accélérer la reprise post-Covid, en exploitant les opportunités offertes par les secteurs pharmaceutique et financier.
Quel diagnostic faites-vous de l’intégration économique en Afrique du Nord et quelles sont les véritables entraves d’une intégration économique solide dans la région ?
En 2019, seulement 4,8% des exportations totales des pays nord-africains étaient de nature intrarégionale, autrement dit, avaient l’Afrique du Nord pour destination. Ce volume était encore plus bas que l’année précédente où elles avaient atteint 5,3% du total. Si les données existantes sur les destinations finales des exportations gagneraient à être renforcées davantage, il est clair aujourd’hui que l'Afrique du Nord est l'une des régions les moins intégrées à la fois du continent et dans le monde. Aujourd’hui, les échanges intrarégionaux réalisés dépassent à peine 30% de leur potentiel. Outre les préoccupations politiques et sécuritaires prolongées, qui entravent les relations commerciales dans la région, les barrières non tarifaires constituent l'un des principaux obstacles. La situation des infrastructures matérielles et immatérielles constitue en particulier un obstacle majeur à la rentabilité du commerce au sein dans la zone. Sur un plan plus positif, il existe un potentiel important et inexploité d'augmentation des échanges au sein de l’Afrique du Nord et entre cette dernière et le reste du continent. Les chaînes de valeur régionales développées grâce à ce commerce peuvent également servir de points d'entrée dans les chaînes de valeur mondiales avec des produits à coefficients plus élevés de compétences et plus rentables.
Quels sont, selon vous, les bons ingrédients pour un développement optimal des chaînes de valeur dans la région ?
Dans l'état actuel de l'intégration régionale en Afrique du Nord, il est crucial que le secteur privé joue un rôle beaucoup plus actif pour stimuler le commerce des biens et surtout des services en exploitant l'énorme potentiel de développement des chaînes de valeur régionales. Ces dernières constituent un instrument de promotion de l'intégration régionale, un mécanisme d'élargissement des avantages de la ZLECAf et un moyen de transformation structurelle. Dans nos études, nous avons identifié plusieurs secteurs à potentiel particulièrement élevé à cet égard. Jusqu'à présent, les retards dans la mise en œuvre de l'intégration régionale ont privé les pays d'Afrique du Nord, et notamment les pays du Maghreb, de 1,5 à 2% de leur PIB annuel. Des pays comme l'Égypte, le Maroc et la Tunisie ont réussi à intégrer leurs exportations dans les chaînes de valeur mondiales de l'automobile, le Maroc exportant des véhicules de tourisme, mais ce secteur n'est pas à l'abri de chocs technologiques potentiels. Sur un plan positif, la transition vers les véhicules électriques présente une énorme opportunité pour ces pays s'ils peuvent développer une chaîne de valeur régionale efficace et compétitive à l'échelle mondiale avec les pays du reste de l'Afrique tels que la République Démocratique du Congo qui est à l’origine de 70% de l'offre mondiale de cobalt. La Covid-19 a également entraîné un remaniement des priorités économiques, donnant aux industries pharmaceutiques une dimension stratégique qu'elles n'avaient pas auparavant. Pour saisir ces opportunités, l'Afrique du Nord doit renforcer la facilitation du commerce grâce à un pack de réformes complet qui comprendrait la réduction des barrières non tarifaires, des réformes réglementaires et le renforcement des capacités des acteurs locaux.
Quel rôle pourrait jouer le Maroc dans le processus de renforcement des chaînes de valeur entre les différents pays d’Afrique du Nord, sachant que le Royaume jouit actuellement d’un bon positionnement sur différents plans notamment industriel et logistique ?
Je pense que le Maroc est bien placé pour servir de plaque tournante de l’export vers le reste du continent et en particulier l’Afrique subsaharienne. Selon une étude publiée par l'OCDE avant la pandémie (2018), les chaînes de valeur mondiales jouent un rôle clé dans l'économie : déjà en 2014, 27% de la valeur ajoutée produite au Maroc (PIB) dépendait de la demande finale étrangère. Certaines des industries manufacturières, à savoir le textile, les produits chimiques ou encore les véhicules à moteur constituaient plus des trois quarts de la valeur ajoutée produite. De même, le Royaume a effectué des progrès significatifs vers l'amélioration globale de son environnement des affaires. Le développement du secteur privé, en tant que moteur majeur de la croissance et de la création d'emplois, figurait en tête des priorités du gouvernement. Le Maroc présente un modèle à suivre pour les autres pays d'Afrique en termes d'amélioration de la production et de renforcement de sa valeur ajoutée. Il est bien positionné effectivement dans plusieurs domaines, notamment sur les plans industriel et logistique. Avec une capacité de production de plus de 700.000 véhicules par an, le pays s'est positionné avec succès pour devenir la plaque tournante d'une chaîne de valeur de la fabrication automobile de l'Afrique à l'Europe. Le Maroc peut également devenir un hub de la voiture électrique dans la région ainsi que sur le continent africain. Le constructeur automobile allemand Opel envisage notamment de commencer à produire des voitures électriques au Maroc tandis que la Chine envisage d’en faire de même en Égypte.
Le Maroc a lancé un projet intégré pour la production de vaccins avec comme perspective l’approvisionnement du marché africain en ces produits. Comment appréciez-vous cette démarche du Royaume ?
Nous applaudissons l'initiative du Maroc de produire des vaccins et de les fournir à d'autres pays africains. Nous avons été témoins d'inégalités et d'injustices majeures dans la distribution mondiale des vaccins. La nationalisation des vaccins dans les pays développés a laissé les pays africains et d'autres pays moins développés vulnérables, et souligné la nécessité de renforcer leur résilience dans ce domaine parmi d’autres, tels que la sécurité alimentaire. En outre, l'industrie pharmaceutique offre une opportunité de création d'emplois, ce qui est une considération importante dans la mesure où le chômage persistant reste le principal défi économique, social mais aussi politique dans la région.
La transformation structurelle des économies d’Afrique du Nord passe par une modification de leur structure économique, essentiellement productrice de produits de base, non ou très peu transformés, à une économie dont la croissance est tirée par l’industrie et portée sur des produits de plus grande valeur ajoutée. Quels sont, selon vous, les paramétrages stratégiques à opérer afin d’enclencher cette transition industrielle structurelle ?
Ce qu'il faut, c'est que les pays identifient des politiques pour réduire les coûts de production pour toutes les entreprises en favorisant l’émergence d’un environnement de marché efficace et compétitif, en vue de fournir l'infrastructure et le capital humain nécessaires au soutien d’une économie industrielle dynamique. En outre, les gouvernements doivent fournir des incitations afin d’attirer les investissements étrangers directs et lier ces investissements aux programmes gouvernementaux pour moderniser les fournisseurs locaux. La création d'emplois décents pour les jeunes est d’une importance critique en Afrique du Nord où les jeunes sont représentés de manière disproportionnée parmi les sans-emploi (le taux de chômage dans la sous-région dépasse 30% de la population active jeune) et l’on estime qu'un jeune travailleur sur quatre vit dans la pauvreté. Pour le grand nombre de jeunes Nord-Africains au chômage ou qui ont perdu espoir, l'entrepreneuriat offre non seulement une chance d’accéder à des moyens de subsistance durables, mais aussi de s'intégrer dans la société. La réalité actuelle toutefois est que le potentiel entrepreneurial des jeunes est sous-utilisé. Plusieurs facteurs contribuent à cette situation, dont le manque de compétences commercialisables, l'accès limité au financement et le soutien insuffisant des réseaux professionnels. Le manque de compétences est pour nous le plus critique, car il entraîne dans un cercle vicieux d’emplois peu qualifiés et peu productifs et entrave la transformation structurelle vers des activités plus productives/plus qualifiées. La création d'emplois et de compétences est également le domaine où notre Bureau concentre ses efforts.
Le Maroc a entamé depuis déjà des années une transformation structurelle de son économie en inscrivant l’industrie parmi les leviers importants pour la création de davantage de valeurs ajoutées. Quelle analyse faites-vous de cette transformation, sachant que l’industrie automobile au Maroc, par exemple, est devenue aujourd’hui l’un des secteurs exportateurs les plus importants ?
Alors que le Maroc a effectué des progrès significatifs dans l'amélioration de son environnement commercial général et que certains secteurs comme l'industrie automobile ont effectué des progrès importants au cours des dernières années, d'autres comme le textile ou les produits pharmaceutiques ont pris du retard. L'environnement des affaires au Maroc continue de souffrir de plusieurs contraintes comme l'accès au foncier, au financement, surtout pour les PME, et la régulation publique (fiscalité, bureaucratie, justice, code du travail). Le Royaume a besoin de mieux exploiter le pouvoir de transformation des infrastructures numériques, développer les compétences et construire les futures compétences industrielles, entreprendre des réformes économiques pour attirer les investissements et tirer parti de la ZLECAf. La coopération internationale peut être utile et est en fait nécessaire, mais les réformes doivent être prises en charge et dirigées au niveau national. La ZLECAf représente une véritable occasion de stimuler la croissance, de réduire la pauvreté et d'élargir l'inclusion économique en Afrique. Quel rôle pourrait jouer le Maroc dans la dynamique économique attendue à travers cette zone ? Les infrastructures constitueront le facteur le plus favorable au développement de la ZLECAf. Ceci impliquera le renforcement des investissements, l’amélioration des connexions entre et au sein des pays afin de permettre aux biens et services d’accéder aux marchés. Le Maroc peut investir davantage dans le transport ferroviaire pour réduire les distances avec les autres pays. De plus, le Royaume est bien avancé sur le plan logistique et peut partager son expérience avec d'autres pays. Le pays peut également constituer un pont entre l'Afrique et l'Europe via le Canal de Suez.
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ZLECAf : une opportunité pour accélérer l’intégration économique de l’Afrique du Nord
Pour Zuzana Brixiova Schwidrowski, l'accord sur la ZLECAf a pour ambition de créer la plus grande zone de libre-échange au monde mesurée par le nombre de pays participants. Cet accord relierait, note-t-elle, 1,3 milliard de consommateurs à travers l’ensemble du continent avec un produit intérieur brut combiné évalué à 3.400 milliards de dollars. L'Afrique du Nord étant la région la moins intégrée du continent, la ZLECAf peut accélérer son intégration, souligne la responsable. Schwidrowski estime que la région occupe une position géographique stratégique et représente un important réservoir de ressources humaines, naturelles et minières. La zone dispose également d'une base industrielle diversifiée et d'infrastructures économiques assez développées qui pourraient permettre à la région de favoriser la croissance et le commerce grâce à un processus d'intégration régionale plus stimulant. Schwidrowski indique en outre que les échanges commerciaux des pays d'Afrique du Nord se font beaucoup plus avec l'UE qu'avec leurs voisins immédiats. De même, poursuit-elle, le commerce avec l'UE se fait souvent à des conditions qui ne sont pas les plus favorables aux pays de la région. La ZLECAf constitue donc, selon elle, une opportunité de renverser la vapeur et de diversifier géographiquement les exportations. Pour les jeunes entrepreneurs, c'est une opportunité d’intégrer des secteurs plus qualifiés et plus productifs, tournés vers l'exportation. «En plus d'augmenter l'efficacité du marché et de réduire le coût des affaires en offrant des opportunités d'économies d'échelle, la ZLECAf facilitera les flux commerciaux et d'investissement et modifiera la composition et la direction des flux d'investissement étranger direct vers l'Afrique», conclut-elle.
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Services financiers numériques : la panacée pour résorber le chômage
«Les services financiers numériques ont le potentiel d’élargir l’accès aux services financiers en Afrique du Nord, augmentant ainsi l’inclusion financière. L’amélioration de l’accès aux services financiers formels peut améliorer la sécurité économique et partant stimuler la croissance économique. En élargissant l’accès aux services financiers, les services financiers numériques peuvent offrir des solutions à de nombreux défis dans la région, notamment le chômage élevé des jeunes, le manque de diversification des économies, les grandes disparités de revenus et l’accès limité au financement pour les petites et moyennes entreprises. En créant un marché commun de plus de 1,3 milliard de personnes, la ZLECAf devrait donner une impulsion majeure à l’industrie pharmaceutique africaine en levant les obstacles auxquels sont confrontés les marchés qui sont petits et fragmentés. La ZLECAf offre également une opportunité de développement d’économies d’échelle dont l’absence a jusque-là entravé la production pharmaceutique africaine y compris en Afrique du Nord».
Entretien réalisé par Saïd Naoumi