30 Janvier 2022 À 10:16
Faut-il craindre une pénurie de manuels scolaires à la prochaine rentrée ? Cette menace planerait, en effet, sur le secteur avec le bras de fer qui se prépare entre le ministère de l’Éducation nationale et les éditeurs des livres scolaires. Ces derniers, acculés par l’impact de la hausse des prix des intrants sur leurs marges bénéficiaires, risquent de jeter l’éponge à moins qu’un compromis ne soit trouvé sur les prix de vente au public (PVP).
«Les prix de vente actuels ne nous laissent aucune marge de bénéfice. Nous n’allons tout de même pas produire à perte !», signale l’un des éditeurs contactés par «Le Matin». Il explique que la crise mondiale du papier, qui a entraîné une explosion des prix, a jeté de l’ombre sur le marché local et a fini par rattraper les éditeurs et les imprimeurs nationaux. «Jusqu’à l’année dernière, les éditeurs et les imprimeurs arrivaient à s’en sortir tant bien que mal. Mais aujourd’hui, ils sont confrontés à un marché du papier mondial très tendu depuis la crise de la Covid et à une flambée des prix sans précédent. Ces contraintes et d’autres ont complètement changé la donne», affirme-t-il. Il rappelle que les prix des livres scolaires, qui sont fixés par l’État, n’ont quasiment pas évolué depuis 2002 pour la majorité, précisant qu’ils ne sont désormais plus viables pour les 41 sociétés éditrices attributaires.
«Une chose est sûre : nous n’allons pas pouvoir rééditer les livres scolaires cette année avec les prix actuels», tranche Ahmed Filali Ansari, président de l’Association marocaine des éditeurs (AME). Le collectif a déjà exposé les nombreuses contraintes qui se dressent devant l’industrie de l’édition à l’occasion d’une rencontre avec le ministre de l’Éducation nationale, Chakib Benmoussa. Les professionnels ne mettent pas en doute la bonne volonté du ministre, mais redoutent que le dossier n’avance pas à la vitesse requise alors qu’il y a urgence. «Tout ce que l’on demande, c’est d’ajuster les prix sur l’augmentation des matières premières. D’autant que les prix proposés aujourd’hui par les imprimeurs ont pratiquement doublé ! De plus, ceux-ci nous imposent des dates limites de commande en raison des prix des intrants qui ne cessent d’augmenter», se plaint le professionnel qui est aux commandes de la maison d’édition Dar Errachad Al Haditha.
Il faut dire que ces dates limites s’imposent car la disponibilité du papier pèse de tout son poids dans l’équation. Mais les éditeurs sont-ils vraiment libres de leur choix ? Peuvent-ils refuser d’imprimer les 391 manuels approuvés par la tutelle et faire ainsi fi de leur engagement vis-à-vis de l’État qui court depuis deux décennies ? «Nous ne sommes pas obligés d’imprimer parce que les contrats que nous avons conclus avec le ministère sont vieux d’une vingtaine d’années et qu’il faut qu’il y ait, chaque année, une révision des avenants pour pouvoir réimprimer les manuels scolaires», indique notre interlocuteur. «Nous avons bel et bien reçu les avenants, mais nous ne les avons pas encore expédiés au ministère», indique-t-il.
Rappelons que le ministère de l’Éducation nationale avait annoncé le 20 janvier dernier, via un communiqué, la remise aux éditeurs concernés des annexes aux contrats d’édition et d’impression des manuels approuvés, en prévision de l’année scolaire 2022-2023. Ces annexes, qui font office d’autorisation d’impression, concernent 379 manuels sur les 391 approuvés par la tutelle, a indiqué la même source, précisant que les annexes relatives aux 12 livres restants seront délivrées en mars et avril prochains, après adoption des ajustements et modifications apportés.
Pour l’imprimeur Youssef Ajana, les éditeurs n’ont pas vraiment le choix. «Normalement, ce n’est pas possible qu’ils n’impriment pas. Mais c’est également impossible qu’ils perdent autant d’argent, sachant qu’il y a eu plus de 70% d’augmentation par rapport aux prix de l’année dernière», avance le patron de l’imprimerie Idéale. «Je ne sais pas dans quelle mesure ils sont en position de force ou de faiblesse, mais ce qui est sûr, c’est que si le ministère maintient les mêmes prix, ils ont le choix soit de perdre énormément d’argent, soit de se mettre à dos le ministère. En tout cas, c’est vraiment compliqué», concède-t-il.
Aujourd’hui, les éditeurs ne veulent plus, et ne peuvent plus, prendre leur mal en patience. Pour eux, éviter un «no deal» est tout à fait dans les cordes du ministère de l’Éducation et des autres départements concernés, à savoir les ministères de l’Économie et des finances, du Commerce et de l’industrie et de l’Intérieur. «Les éditeurs ont patienté toutes ces années pour la simple raison qu’on leur a fait miroiter une nouvelle génération de manuels, avec une nouvelle pédagogie et de nouveaux cahiers des charges, qui n’est pas arrivée !», déplore-t-il.
«Il faut que le ministère trouve une solution. Il peut par exemple subventionner le papier, réviser à la hausse les prix de vente au public ou carrément libéraliser les prix», propose le président de l’AME, Ahmed Filali Ansari. Youssef Ajana, lui, penche plutôt pour la révision des PVP. «La seule solution qui me paraît logique, c’est de revoir les prix des livres qui sont figés depuis longtemps», propose-t-il. Sauf qu’une nouvelle hausse sera assurément considérée comme un coup de canif supplémentaire dans le portemonnaie des ménages. Elle ne manquera pas de provoquer des remous à une période où le pouvoir d’achat des Marocains est mis à rude épreuve. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait la réticence des autorités à augmenter les prix de vente au public.
Argument très discutable de l’avis des éditeurs, mais aussi des imprimeurs. D’abord, parce que les manuels scolaires ne pèsent pas aussi lourd qu’on le pense dans les frais liés à la rentrée scolaire. Ensuite, parce qu’une grande partie de ces livres est prise en charge par l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) dans le cadre de l’opération «1 million de cartables» qui profite à 4,7 millions d’élèves chaque année, contre-attaquent-ils. Ceci sans compter les nombreuses associations et fondations qui prennent en charge l’achat de livres scolaires au profit des familles démunies. «Les prix de vente des manuels scolaires restent très modestes», assure Ahmed Filali Ansari. «Je vous donne un exemple : le montant global à payer pour 4 manuels de la première année du primaire ne dépasse pas 41 DH alors que 8 livres de la sixième année primaire ne coûtent que 118 DH», détaille-t-il. «Hormis les produits subventionnés, tout a augmenté, pourquoi le livre scolaire serait-il le seul qui affecterait le pouvoir d’achat des familles marocaines ? Sachant qu’il est à 70% subventionné par l’État de toutes les manières dans le cadre de l’INDH», renchérit Youssef Ajana.
L’autre contreargument qu’ils avancent est que le livre scolaire est un produit qu’on n’achète qu’une seule fois par an, contrairement à d’autres biens de consommation qui, eux, affectent le pouvoir d’achat des ménages de manière récurrente. De plus, arguent-ils, il est souvent revendu en fin d’année pour être réutilisé. «C’est l’un des rares biens de consommation dont l’acquéreur bénéficie d’un amortissement», soulignent-ils.
Les imprimeurs marocains contactés par nos soins s’alignent sur les mêmes positions exprimées par leurs partenaires-éditeurs. Normal, eux aussi risquent de perdre leurs parts de marchés dans la foulée. Ils plaident ainsi pour une solution urgente qui arrange l’ensemble des parties, car tout atermoiement ne ferait qu’aggraver la situation et compromettre la rentrée scolaire 2022-2023. «En tant qu’imprimeurs, nous estimons que les doléances des éditeurs sont tout à fait légitimes. Ils ne demandent pas une hausse de prix pour augmenter leurs marges, c’est juste qu’ils n’ont pas le choix. De toutes les manières, ils accuseront des pertes, car je ne vois pas le ministère accorder des augmentations à même de couvrir totalement le déficit qui est énorme», affirme le propriétaire de l’imprimerie Idéale. «Le fait de figer les prix sans subvention ni mécanisme d’indexation n’est pas soutenable à moyen terme.
En effet, cette situation érode les marges des éditeurs et des imprimeurs jusqu’à devenir déficitaire pour certaines configurations», déclare pour sa part un grand imprimeur de la place. «Ce n’est pas normal que les prix ne bougent pas depuis 2002. Il faut au moins qu’ils soient mis à niveau avec les prix adoptés pour les nouveaux manuels. Mais, plus globalement, il faut une réelle mise à niveau pour accompagner la préférence nationale et redresser certains torts», renchérit un autre acteur majeur du secteur de l’édition-impression. «Nous nous voyons, aujourd’hui, contraints de répercuter la hausse du prix du papier et des différents intrants sur nos prix d’impression», regrette ce dernier. «L’autre contrainte, c’est que nous ne pouvons pas acquérir la quantité de papier nécessaire à cette opération avant d’avoir reçu une commande ferme de la part de l’éditeur», poursuit notre interlocuteur. «Par ailleurs, il faut aussi compter le risque d’indisponibilité des quantités de papier souhaitées et tenir compte de l’allongement des délais de production et de livraison qui peuvent dépasser les six mois», ajoute-t-il.
Selon une étude menée entre janvier et octobre 2021 par la société «Les Imprimeries Du Matin» (LIDM), le coût du papier brut a représenté 42% du prix de vente au public du livre scolaire contre 26% auparavant. «Dans ces conditions, le prix de revient de l’impression du livre représentera entre 71 et 85% du prix de vente au public, ne laissant dans ce cas aucune marge à l’éditeur», relève-t-on.
Prix par page : une logique illogique
Il faut dire que les prix des livres scolaires, tels qu’établis aujourd’hui, ne correspondent à aucune logique. «La logique voudrait qu’on réfléchisse en prix par page. Or, quand on divise les prix pratiqués actuellement par le nombre des pages, on n’obtient pas le même résultat pour tous les livres à caractéristiques identiques !», s’étonne l’un des professionnels interrogés. «Je peux concevoir qu’il y ait une différence liée au façonnage et la finition par exemple. Mais il est anormal qu’il y ait un gap entre deux produits identiques parce que l’un fait l’objet d’un nouveau contrat et l’autre d’un ancien contrat avec un prix qui devient insoutenable ! Il faut absolument harmoniser les prix !», s’écrie-t-il. L’ensemble des professionnels est convaincu qu’avec de la bonne volonté, il est tout à fait possible d’aplanir les difficultés auxquelles font face les acteurs de l’édition et de l’impression au Maroc. «Les autorités concernées peuvent trouver une solution, il suffit de chercher. C’est plutôt le délai qui pose problème, car il y a urgence !», alerte Youssef Ajana. «Si on dépasse la mi-février, on rentre dans la zone orange. Et si on tarde jusqu’au mois de mars, on sera assurément dans la zone rouge», explique-t-il. «Le ministère de l’Éducation doit comprendre qu’il s’agit d’un cas de force majeure !», alerte-t-il.
***********************r>Le ministre de l’Éducation nationale dans une démarche constructive
«Chakib Benmoussa est à l’écoute et il est dans une démarche constructive pour trouver des solutions avec ces éditeurs de manière à ce que l’intérêt de l’élève, des familles ainsi que la qualité de l’enseignement soient assurés», nous déclare une source proche du ministre de l’Éducation nationale, du préscolaire et des sports. Elle en veut pour preuve la réunion du ministre avec les représentants de l’Association marocaine des éditeurs, tenue le 14 janvier dernier dans le cadre des préparatifs anticipés de la prochaine rentrée scolaire. «Le fait que le ministre ait tenu cette réunion et écouté les éditeurs est une main tendue», relève notre source. «Ce qui avait été convenu lors de cette séance de travail, c’est que les éditeurs fournissent au ministère un document détaillé comprenant leurs propositions au sujet de la révision des prix, en tenant compte, bien sûr, de leurs contraintes et de la hausse des matières premières, mais aussi des conditions d’inflation qui impactent l’ensemble de la population», révèle-t-elle. Et d’ajouter que le ministre s’est, de son côté, engagé à saisir la commission en charge du dossier, laquelle dépend du ministère des Finances et compte dans ses rangs le ministère de l’Industrie et du Commerce et celui de l’Intérieur, outre le département de l’Éducation nationale.
La même source précise que le document en question, un préalable au lancement de l’examen du dossier par ladite commission, a été remis au ministre jeudi dernier, soit environ deux semaines après la réunion. «Nous venons tout juste de recevoir le document !», indique notre source. Chakib Benmoussa, dans une démonstration de bonne volonté affichée lors de la séance de travail, a fait part aux éditeurs de sa disposition à se montrer flexible sur certains volets sur lesquels il a la main. «Par exemple, s’il y a des normes que nous leur imposons comme celles relatives à la fabrication à partir de papier recyclé, et si ces normes-là ne touchent pas la qualité des manuels scolaires ni la sécurité des élèves et qu’ils peuvent permettre de réduire les coûts, le ministre est ouvert à leur évaluation. C’est tout ce qu’on peut faire à notre niveau», nous apprend notre source. «Pour le reste, nous ne sommes pas les seuls à avoir notre mot à dire. C’est la Commission qui doit trancher dans les revendications des éditeurs qui doivent être étayées d’arguments objectivement raisonnables», ajoute-telle. Et d’insister : «Notre priorité est l’intérêt du citoyen marocain.
Bien évidemment, les éditeurs sont des entreprises nationales qu’il faut sauvegarder, mais il faut que tout le monde s’y retrouve et que personne ne soit pénalisé». Interpellée sur le risque de voir la rentrée 2022-2023 compromise si les éditeurs refusent d’imprimer les manuels scolaires, la source nous informe que les éditeurs ont déjà signé les bons à tirer (BAT) au cours de leur réunion avec Chakib Benmoussa, et ce à leur demande. Le BAT, précisons-le, sert d’accord écrit qui formalise la validation du donneur d’ordre et dégage la responsabilité de l’imprimeur pour d’éventuelles erreurs observées après impression. «Même s’ils avaient des demandes sur les tarifs, ils ont signé et déposé les BAT. Ils se sont ainsi engagés à éditer des manuels pour la prochaine rentrée», fait remarquer notre source.
*****************r>Une structure de coûts non viable pour les éditeurs
En l’état actuel des choses, la structure de coûts ne permet pas aux éditeurs de rentabiliser l’activité «Manuels scolaires» ou, du moins, d’être à l’équilibre. Cette structure se décline comme suit : sur le prix de vente public, 20% vont au libraire, 10% au distributeur/grossiste et 10% aux droits d’auteur. Ce qui ne laisse à l’éditeur qu’une marge de 60% sur laquelle il doit aussi prélever la part de l’imprimeur et toutes les autres charges. Or rien que le coût d’impression de certains livres dépasse aujourd’hui les 60%. «Non seulement les éditeurs ne dégageront pas de bénéfices, mais ils vont en plus devoir couvrir le déficit de leur poche», commente l’un des professionnels interpellés. «Certes, ce n’est pas valable pour tous les livres, mais c’est le cas pour la majorité des livres du primaire qui représentent le plus gros volume de nos commandes», précise-t-il
****************r>Livre marocain vs. Livre français
Selon l’étude de la société «Les Imprimeries du Matin», le coût du papier représentait en 2021 en moyenne 55 à 60% du prix d’impression pour un grand tirage. Par conséquent, le prix de production à la page se situait entre 0,06 DH et 0,07 DH, pas loin du 0,08 DH du PVP du livre scolaire. La comparaison entre le livre marocain et le livre français vendu au Maroc met en avant le grand gap qui existe entre les deux en matière de prix. En effet, autant le prix par page pour le livre marocain est trop faible, autant celui du livre français vendu au Maroc affiche un taux confortable qui bénéficie à toute la chaîne de valeur. Ce dernier varie entre 0,52 DH et 1,23 DH par page, soit une moyenne de 0,90 DH. À comparer les deux prix minimums par page pour les deux séries de livres, marocains et français, vendus au Maroc, le prix du livre français représente 6,5 fois celui du livre marocain. «Ce facteur très élevé est un indicateur fiable de l’ampleur du problème, car il ne peut être justifié par l’écart du niveau de vie ou du pouvoir d’achat entre les deux pays», relève l’étude.
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Le livre scolaire de la conception à la vente
Avant d’arriver chez le consommateur final, l’élève en l’occurrence, le livre scolaire passe par trois grands processus, à savoir :r>• La conception du contenu : Les éditeurs conçoivent et proposent le contenu pédagogique du livre scolaire selon un cahier des charges détaillé émis par le ministère de l’Éducation nationale dans le cadre d’un appel d’offres. Les propositions retenues se voient attribuer une référence d’homologation. Le prix de vente public de chaque ouvrage homologué est fixé par le ministère. Cette phase est déterminante pour la qualité et la pertinence du contenu pédagogique et nécessite une grande mobilisation des éditeurs et de leurs équipes d’auteurs et de pédagogues.r>• L’impression : À la lumière des données validées par le ministère concerné, les éditeurs consultent les différents imprimeurs et contractualisent les volumes à imprimer. Cette étape est déterminante pour la planification de la production. En effet, la contractualisation préalable permet à l’imprimeur de sécuriser les matières premières et consommables et de lisser la production sur plusieurs mois.r>• La distribution : une fois le livre scolaire imprimé, les éditeurs en assurent la distribution soit par leurs propres moyens soit en faisant appel à des distributeurs spécialisés pour diffuser les livres dans tout le Royaume chez les grossistes, demi-grossistes, les différentes librairies et les points de vente assimilés.