24 Août 2023 À 17:20
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Un scénario de rupture selon lequel le Maroc s’engagerait dans une transformation structurelle et dans un processus de convergence accélérée en l’espace d’une génération suppose que les conditions soient réunies pour opérer des choix, eux aussi de rupture, par rapport aux stratégies et aux politiques passées. C’est en substance la recommandation de la Banque mondiale (BM) consignée dans un mémorandum économique sur le Maroc baptisé «Le Maroc à l’horizon 2040. Investir dans le capital immatériel pour accélérer l’émergence économique». Le rapport, dont la réalisation a été dirigée par l’économiste principal de l’institution de Bretton Woods, Jean-Pierre Chauffour, estime qu’il faudrait une véritable prise de conscience collective que le modèle de développement actuel du Royaume a atteint ses limites.
>> Lire aussi : La croissance économique au Maroc prévue à 2,5% en 2023 et 3,3 en 2024 (Banque mondiale)
En effet, le pays a besoin d’initier une véritable refonte de son modèle de développement et de provoquer une série de ruptures au niveau de la conception et de la mise en œuvre des politiques publiques. Pour les économistes de la Banque, en l’absence d’une telle prise de conscience partagée par l’ensemble des parties prenantes, les politiques actuelles ne connaîtront pas d’inflexion substantielle et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le pays se retrouvera dans le scénario de lente convergence. Bien que respectable, notamment compte tenu des perspectives d’un certain nombre d’autres pays de la région MENA, la simple poursuite des politiques et réformes actuelles ne permettrait pas au Maroc de converger rapidement vers les pays les plus avancés au cours de la prochaine génération et de pleinement satisfaire les aspirations de sa jeunesse.
Le scénario de convergence accélérée suppose, selon la BM, une augmentation permanente des gains de productivité. Ce qui permettrait de doubler le rythme de convergence du Maroc vers les pays d’Europe du Sud par rapport au scénario sans augmentation du rythme de productivité. La stratégie de développement et les politiques publiques devraient donc se focaliser sur cet objectif. Ceci suppose que la priorité soit donnée à l’investissement dans le capital immatériel et à la modification de la stratégie de développement basée principalement sur des politiques sectorielles.
Selon l’analyse de la Banque, les gains de productivité additionnels ne seront pas uniquement le fruit de nouveaux investissements en capital physique, même si ceux-ci restent évidemment importants et nécessaires, mais le fruit d’un effort accru pour accumuler davantage de capital immatériel sous forme de capital à la fois humain, institutionnel et social. Les défis du Maroc pour augmenter la productivité totale des facteurs (PTF) et développer le capital immatériel à moyen terme sont en fait essentiellement les deux faces d’une même pièce. L’innovation, l’adoption de nouvelles technologies et la réallocation des facteurs de production qui sont, d’après la littérature néoclassique sur la croissance, nécessaires pour stimuler la PTF, sont directement influencées par les politiques visant à accroître le capital humain, la qualité des institutions et le capital social. Tout comme les gains de productivité correspondent aux facteurs «non expliqués» de la croissance, une fois prise en compte l’accumulation des facteurs de production que sont le capital et le travail, l’accumulation du capital immatériel correspond à la richesse «non expliquée» des nations, une fois pris en compte leur capital produit, leur capital naturel et leur capital financier.
La productivité et le capital immatériel sont dans les deux cas des variables «intangibles» qui reflètent la qualité de l’environnement institutionnel, humain et social dans lequel s’opère l’accumulation des facteurs de production. L’évolution de la PTF et celle du capital immatériel sont en grande partie liées, et elles constituent les variables clés qui définiront la trajectoire de croissance et l’évolution du bien-être de la population marocaine à l’horizon 2040. Aux yeux de l’institution mondiale, le discours prononcé par S.M. le Roi Mohammed VI à l’occasion du 15e anniversaire de Son accession au Trône a constitué le témoignage le plus clair de la résolution des autorités à mettre la question du capital immatériel au centre des débats sur l’avenir du Maroc. À cette occasion, le Souverain avait souligné «la nécessité de retenir le capital immatériel comme critère fondamental dans l’élaboration des politiques publiques, et ce afin que tous les Marocains puissent bénéficier des richesses de leur pays».
D’après le rapport, le scénario de convergence suppose que le Maroc soit capable d’augmenter significativement la part de son capital immatériel dans sa richesse totale. Sur la base de la composition de la richesse actuelle des pays vers lesquels le Maroc souhaite converger en 2040, il apparaît qu’il devra augmenter la part de capital immatériel dans son capital total de l’ordre de 10 à 15 points de pourcentage en fonction du scénario. La différence de 5 points de pourcentage entre les scénarios de convergence lente et accélérée peut être interprétée comme étant la contrepartie de la différence de gains de productivité entre ces deux scénarios. En donnant la priorité au capital immatériel, le Maroc pourrait logiquement s’équiper d’une véritable stratégie de développement cohérente et transversale. En particulier, ceci permettrait de tirer meilleur profit des enseignements et recommandations des nombreuses études économiques approfondies menées sur le pays au cours des ces dernières années. «Même si ces études n’ont pas été formulées dans le cadre du débat aujourd’hui ouvert sur la question du capital immatériel, elles ont toutes mis en avant des réformes essentielles visant à améliorer la gouvernance, repenser le rôle de l’État, renforcer la compétitivité, promouvoir le secteur privé, développer le capital humain ou encore préserver l’environnement», développent les experts de la BM.
En complément d’une nouvelle priorité donnée aux politiques publiques soutenant le développement du capital immatériel, il conviendrait, selon la BM, de faire évoluer la stratégie actuelle de développement et en particulier de revoir le rôle des politiques sectorielles. L’institution rappelle, d’ailleurs, que le paradigme de développement du Maroc depuis le début des années 2000 se caractérise par un fort souci de réaliser une cohérence «en aval», à travers des stratégies sectorielles ambitieuses appuyées par des politiques commerciales, d’investissement ou de marchés publics volontaristes. Dans la logique de ce paradigme, les différentes réalisations sectorielles soutenues par l’État ou par des agences publiques (agriculture, automobile, aéronautique, solaire, numérique, tourisme, immobilier, etc.) sont censées être à la fois les vecteurs et la vitrine du développement du pays. D’où l’importance accordée à l’investissement public et à l’accumulation de capital fixe au cours de la dernière décennie.
La cohérence en aval vise principalement à renforcer, dans la mesure du possible, la coordination des politiques sectorielles en évitant, par exemple, leur mise en œuvre «en silo» en fonction de référentiels, de calendriers et de résultats escomptés distincts d’une stratégie sectorielle à l’autre. Or, constate le rapport, en dépit des efforts consentis, les politiques sectorielles peinent à donner des résultats, à monter en régime et à placer le Maroc sur un sentier de croissance durable plus élevée. Le Royaume n’est évidemment pas le seul ou le premier pays à être confronté aux limites de politiques industrielles volontaristes. Selon la Banque, bon nombre de pays en développement ont cherché à promouvoir l’émergence industrielle avec des résultats généralement décevants, voire contre-productifs dans de nombreux cas.
De ce point de vue, la problématique du Maroc n’est pas très différente de celle à laquelle l’Égypte est actuellement confrontée. Comme en Égypte, une politique industrielle active peine à réaliser une véritable transformation structurelle. Le manque de résultat productif n’est pas principalement lié à une défaillance de cohérence entre les politiques sectorielles, même si davantage de cohérence est toujours souhaitable. Celles-ci s’essoufflent parce que les stratégies en aval n’apportent pas nécessairement de solutions aux défis de la productivité totale des facteurs. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de la stratégie pour le développement de l’immobilier résidentiel (non social), les incitations et autres politiques publiques n’encouragent pas l’investissement dans un capital productif facteur de gains de productivité. Même lorsque les politiques sectorielles cherchent à répondre au défi de tel ou tel secteur productif, elles ne peuvent être que des solutions partielles et parcellaires. «Compte tenu du grand nombre et de la complexité des problèmes économiques qui se posent à l’échelle locale, ce serait faire preuve de naïveté de penser que l’État puisse de manière centralisée et exogène apporter l’ensemble des solutions recherchées en aval», alerte la Banque qui cite le prix Nobel d’économie Jean Tirole : «la plupart du temps nous n’avons pas conscience des phénomènes d’incitations, de substitution ou de report intrinsèques au fonctionnement des marchés. Nous n’appréhendons pas les problèmes dans leur globalité.Or les politiques ont des effets secondaires, qui peuvent aisément rendre une politique bien intentionnée nocive» (Tirole 2016).
Conformément à la nouvelle priorité donnée au capital immatériel, il conviendrait, selon les analystes de la Banque, d’ajuster la stratégie de développement et de renforcer les racines institutionnelles des politiques publiques. Plutôt que de mettre l’accent sur la réalisation d’un projet de développement en aval piloté par un programme public (un territoire irrigué supplémentaire, une nouvelle installation automobile, une zone industrielle ou résidentielle supplémentaire), la stratégie de développement devrait se concentrer davantage sur ce qui conditionne, à l’origine et «en amont», un développement endogène et holistique du secteur privé. Bien que les économistes peinent à élaborer une théorie générale sur la croissance économique, a fortiori sur la croissance économique partagée, l’idée que la disparité des cadres institutionnels contribue en amont et de façon déterminante à expliquer la disparité de performances économiques des politiques publiques s’est progressivement imposée dans les dernières décennies.
Une société plus ouverte, pour des dividendes économiques importants
Sur le plan institutionnel, l’expérience de nombreux pays démontre que le développement le plus à même de générer des dividendes économiques importants consiste en la promotion d’une société ouverte. La Commission sur la croissance et le développement, lancée en 2006 sous la coprésidence du prix Nobel d’économie Michael Spence et de la BM afin de réfléchir aux conditions favorables à une croissance forte et durable, a analysé les caractéristiques spécifiques des 13 économies qui ont été capables de réaliser une croissance supérieure à 7% pendant plus de 25 ans depuis 1950. Elle a ensuite mis en exergue les conditions à remplir pour qu’un pays accède et se maintienne à un niveau de croissance élevé. Il s’agit notamment d’un leadership et une bonne gouvernance, une participation à l’économie mondiale, des niveaux élevés d’investissement et d’épargne, des ressources flexibles, notamment en termes d’emplois, ainsi qu’une politique d’inclusion visant à partager les bénéfices de la mondialisation, à fournir des accès aux services pour les plus démunis et à s’attaquer au problème des inégalités entre les sexes. Nombre de faits stylisés mis en lumière par la Commission (que ce soit en matière d’état de droit et de bonne gouvernance, d’ouverture commerciale, de confiance, de compétition ouverte, de marchés du travail ouverts ou de participation des femmes et des jeunes) renvoient aux caractéristiques propres d’une société ouverte.
Dans le domaine social, les économies qui disposent de systèmes éducatifs ouverts, gérés localement et orientés vers la recherche de la performance offrent aux prestataires et aux bénéficiaires du système éducatif des possibilités d’entrée et de sortie. En particulier, elles garantissent aux élèves, aux parents, aux professeurs et aux chefs d’établissements une plus grande latitude, de l’autonomie, et une responsabilité avec l’objectif d’améliorer la qualité de l’éducation et la performance des élèves. De la même façon, l’émancipation des femmes comporte une dimension économique importante. Supprimer les obstacles qu’elles rencontrent et permettre aux femmes de participer pleinement à l’économie, sur un pied d’égalité avec les hommes, est une façon directe de libérer le potentiel économique, d’améliorer la productivité et les résultats en matière de développement économique et social. Enfin, estime la BM, une société ouverte est une société capable d’absorber facilement les avancées des autres pays grâce à une grande «réceptivité» culturelle. Aujourd’hui, les nations arabes qui le souhaitent peuvent créer les conditions d’une accélération non seulement de leur modernisation, mais aussi de leur modernité en faisant preuve d’une plus grande ouverture et de réceptivité.
Un nouveau paradigme de développement fondé sur la promotion d’une société ouverte constitue une voie possible pour que le Maroc devienne le premier pays émergent non producteur de pétrole en Afrique du Nord. Il conduirait à réorienter les efforts publics vers le renforcement des institutions, à recentrer l’action de l’État sur ses fonctions régaliennes et à développer le capital humain et social. Un tel paradigme n’est pas éloigné des caractéristiques du scénario du «Maroc souhaitable» déjà envisagé en 2005 dans le cadre du Rapport du cinquantenaire. Sa mise en œuvre suppose cependant l’acceptation préalable de principes importants. D’une part, le processus de convergence sera complexe et indirect (il n’existe pas de solutions simples et directes à la plupart des problèmes économiques). Par ailleurs, les dividendes économiques ne se feront sentir qu’à moyen et long termes, les institutions et le capital humain ne pouvant pas être renforcés du jour au lendemain. En outre, les résultats resteront largement imprévisibles puisqu’il est impossible d’entrevoir ex-ante les conséquences agrégées de microdécisions individuelles. De même, le processus ne sera probablement pas linéaire, mais sujet à l’instabilité de la vie économique et sociale, comme le montrent de nombreuses expériences étrangères en matière d’envol économique.
En pratique, un tel changement de paradigme aurait l’immense mérite de faciliter l’émergence de solutions endogènes, décentralisées et généralisables aux problèmes économiques du pays à travers le renforcement de ses capacités institutionnelles et humaines. Tout en s’inspirant des nombreuses expériences internationales visant à promouvoir des sociétés ouvertes, le Maroc doit se prémunir contre tout risque de mimétisme institutionnel. Le Royaume doit résolument tenir compte des expériences des autres pays du monde sans pour autant tomber dans le piège d’un mimétisme qui, trop souvent, fausse le processus de développement. Certes, à l’origine, le mouvement de rattrapage économique est largement un processus d’imitation réussie et d’adaptation d’un savoir ou d’un savoir-faire déjà existant à des circonstances locales. Même pour les pays dits avancés, l’innovation consiste moins aujourd’hui à réaliser de nouvelles découvertes fondamentales qu’à opérer une combinaison et un développement réussis d’idées existantes.r>