Culture

Cinéma «Camera» : Attention, ça tourne !

Trois mois à peine après la numérisation de la salle du cinéma «Camera» à Meknès, le public s’approprie les lieux. Le guichet enregistre des records historiques. Histoire d’un pari gagné.

26 Juillet 2023 À 14:39

Un public nombreux, de rose habillé, débarque dans la salle du cinéma en hommage à la sortie internationale du film «Barbie». Nous ne sommes pas à New York, à Londres ou à Paris, mais à Meknès, là où le cinéma «Camera» s’est refait une beauté pour accueillir les nouveautés du septième art. «En même temps, je viens d’une génération où l’on se faisait beau, où l’on s’habillait chic, pour aller au cinéma», commente Jamal Tazi, propriétaire de ce monument bijou de la ville.

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On nous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne pouvaient pas connaître. Au milieu des années 1970, la ville de Meknès comptait neuf salles de cinéma, pour environ 460.000 habitants. De ces beaux jours, il ne restait qu’un souvenir évanescent, un lieu physique au charme désuet et un équipement de projection 35 mm qui crachotait de rares images échappées à la numérisation. En 2015, seul le cinéma «Camera» résistait à la fermeture, dans une ville de près d’un million d’habitants. Il a donc fallu près d’une soixantaine d’années pour que la salle mythique se remette à tourner, après un effort considérable d’embellissement et cette salutaire numérisation qui remet l’horloge à l’heure de la modernité.

Le renouveau d’une salle

Ému et reconnaissant, Jamal Tazi se rappelle comment il a osé cette aventure de rénovation, alors qu’il se débattait pour garder le cinéma ouvert. «J’étais avec Mohamed Beyoud, dans les jardins de la résidence de l’ambassade de France à Rabat, lorsqu’il me mit au pied du mur, en annonçant que j’allais entamer des travaux de numérisation de la salle “Camera”. Sous les applaudissements de l’assistance et le regard narquois de mon ami, je fus la vedette de trente secondes. Mais c’étaient les prémisses d’une nouvelle aventure et d’une belle histoire que je ne regrette pas», dit Jamal Tazi.

Pour réaliser ce projet, il a fallu débourser à peu près deux millions et demi de dirhams. N’étant pas encore éligible au fonds de soutien des salles de cinéma, auprès du CCM Centre cinématographique marocain), le cinéma «Camera» a pu compter sur l’engagement personnel de son propriétaire qui avoue s’être lancé à l’instinct. «En trente-cinq ans d’entrepreneuriat, c’est la première fois que j’investis, sans étude de marché ni business plan. C’est un projet de cœur !», confie Jamal Tazi.

En plus de la numérisation nécessaire, une remise aux normes techniques et des travaux d’embellissement de la salle ont été réalisés. «Nous avons refait les deux cents sièges de balcon et les neuf loges, pour atteindre six cents places prêtes à accueillir le public dans les meilleures conditions. Nous sommes également passés de 110 à 220 volts. C’est vous dire le saut dans le temps qui a été effectué!», explique Jamal Tazi.

Mohamed Beyoud est le programmateur et la cheville ouvrière de ce lieu ressuscité. Pour lui, la ville de Meknès ne pouvait se passer de la salle du cinéma «Camera» qui représente un pan de son histoire. «Je n’ai pas grandi à Meknès, mais j’ai le souvenir vivace de ma première projection avec ma fille aînée. On était venu voir “Gran Torino” de Clint Eastwood, sièges orchestre pour être dominés par l’écran. Pour moi, le cinéma “Camera” est un lieu de mémoire», raconte Mohamed Beyoud. Propos confirmé par Jamal Tazi qui ajoute que «Édith Piaf, Jacques Brel et feu Sa Majesté le Roi Hassan II sont passés par le cinéma “Camera”. Vieux de 85 ans, ce lieu est chargé du poids des ans et de mémoire». C’est en ce sens que le cinéma est, aujourd’hui, ouvert entre les séances, pour les locaux ou les touristes désireux de découvrir le bâtiment, d’en apprécier l’architecture ou de prendre des photos... tout à fait gratuitement.

Le public rajeunit

Lorsque les portes de la salle ont ouvert en mai dernier, l’affluence avait certes de quoi combler les attentes. «Mais c’était tout nouveau et on avait ouvert avec l’avant-première d’une comédie à succès. Et bien qu’on ait continué à recevoir quelque 150 personnes par jour, depuis lors, rien ne nous préparait au succès retentissant de ces derniers jours», s’exclame Tazi. En effet, depuis l’annonce des projections des blockbusters «Barbie», «Oppenheimer» ou «Mission Impossible», les guichets sont saturés et la foule s’entasse. Près de six cents tickets sont vendus par jour, ce qui est un record pour une salle mono-écran, jamais égalé depuis «Titanic» ou «Gladiator»!r>Derrière cet engouement, il n’y a pas de secret.

Les citoyens meknassis, jeunes en majorité, ont envie de découvrir les mêmes films diffusés partout dans le monde, en «même temps». L’enthousiasme pour les salles obscures n’appartient désormais plus au passé. Un sentiment de fierté et d’appartenance fait son apparition sur les réseaux sociaux de la salle, démontrant que la demande est bien là, tapie sous l’offre en streaming et les préjugés qui augurent de la fin des salles obscures. «On avait dit la même chose aussi bien à l’apparition du DVD qu’à l’avènement du streaming. Ce qu’on ne comprend pas c’est que si les plateformes offrent l’accès immédiat et facile à un film, le cinéma, lui, offre un événement réel et une expérience sociale alignée sur ce qui se fait aux États-Unis, en France ou en Inde. Les gens ont envie de cela», ajoute Beyoud.

Il n’est donc pas étonnant que la salle «Camera» soit, aujourd’hui, repeuplée de jeunes qui pour la plupart découvrent la salle obscure pour la première fois de leur vie. «J’ai effectué un sondage auprès des écoles de Meknès et j’étais atterré par le constat que la majorité des moins de douze ans n’ont jamais été dans une salle de cinéma», s’alarme Jamal Tazi. Pour cela, la programmation brasse large : des films d’animation, des films d’action, de fantastique et des comédies bien de chez nous.

Mais les adultes ne sont pas en reste. Le «Camera» ne compte pas lâcher son vieux public, nostalgique des années de gloire du cinéma, qui est au rendez-vous à chaque projection de film d’auteur. «La programmation est éclectique à l’image des habitants de la ville. Et puis rien n’empêche un cinéphile de goûter à toutes les sauces. Pour cela, je remercie sincèrement Mohamed Beyoud qui fait un travail exceptionnel de programmation, m’offrant le loisir de me dédier à la découverte des films», souligne Jamal Tazi.

Du militantisme culturel

L’a-t-on assez répété? «C’est une opération de cœur», nous redit le duo de choc dont l’initiative tient plus du militantisme que de l’investissement économique. Pour preuve, la politique tarifaire du cinéma «Camera» se passe de tout commentaire. Le prix du ticket d'entrée est fixé à 20 dirhams pour les étudiants et les moins de 12 ans, permettant aux jeunes de profiter pleinement de l'expérience cinématographique. Pour les adultes, les places en orchestre sont à 30 dirhams, tandis que les balcons sont accessibles à 40 dirhams. Les loges, offrant un confort supplémentaire, sont disponibles à 120 dirhams. Tout cela pour regarder les mêmes films diffusés ailleurs, au double de ce prix!

Un autre engagement au «Camera» est pris en faveur du cinéma marocain. «Le film marocain d’abord! Si l’on ne passe pas les films marocains au Maroc, où iront-ils ? Au Caire ? À Bollywood ? À Paris ? Il est essentiel de donner aux Marocains la possibilité de voir des films qui reflètent leur culture et leur réalité», affirme Jamal Tazi. C’est à cette fin que le cinéma «Camera» développe des rencontres et des avant-premières qui permettent aux spectateurs de rencontrer les artistes et de discuter de leur travail. «Une prochaine rencontre, prévue en octobre, mettra en vedette le film de Driss Roukh, suivi de près par une rencontre avec le réalisateur Faouzi Bensaidi. Ces initiatives visent à créer une connexion entre les créateurs et leur public, pour contribuer à la préservation de la culture nationale et à la formation de citoyens curieux et informés», indique Mohamed Beyoud.

Convaincus du rôle du cinéma dans l'éducation des jeunes générations, Jamal Tazi et Mohamed Beyoud comptent redoubler d’effort pour prouver que le septième art est à même d’ouvrir l'esprit des jeunes, en le sensibilisant à différentes réalités et en leur permettant de s'identifier aux personnages et aux histoires sur grand écran. «Que ça marche bien ou moins bien, je ne baisserai pas les bras et je ne fermerai pas le cinéma “Camera”. Je rouvre même la salle du cinéma Rif, en septembre prochain. Et pourquoi ne pas surprendre les Meknassis en ouvrant une autre salle à la Médina, quitte à fixer le prix du ticket à 20 dirhams?», partage Jamal Tazi plus motivé que jamais pour éclairer les salles obscures.

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