01 Juin 2023 À 09:10
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«Un film primé qui ne trouve pas de distributeur, ce n’est possible qu’au Maroc !», s’étonne le réalisateur dudit film qui peine à trouver preneur pour son œuvre dotée d’un prix du jury. La cause en est pourtant toute simple. Les distributeurs qui prennent le risque de miser sur un film d’auteur marocain ont presque disparu. Le réalisateur en question s’est même fait dire, par un gros exploitant de la place, que son cinéma «ne plairait pas» au public marocain, le dissuadant ainsi de tenter l’auto-distribution. «On prend le goût des Marocains en otage, en les forçant à consommer du commercial uniquement !», s’alarme le réalisateur.
Cet exemple exprime, à lui seul, le dysfonctionnement de la distribution au Maroc, alors qu’elle constitue le nerf de la guerre dans l’industrie cinématographique mondiale. Que serait, par exemple, le cinéma hollywoodien sans la force de son système de distribution ? Qu’en serait-il de l’hégémonie du cinéma indien ou même des films iraniens indépendants, aujourd’hui connus partout dans le monde ? Si la production est responsable de la qualité d’un film, c’est la distribution qui en assure vraiment le succès. Et pour cause, un distributeur de cinéma ne fait pas que distribuer les films sur les salles de cinéma. Son rôle le place en intermédiaire entre le producteur et l’exploitant, pour négocier les modalités de commercialisation (les marges, les dates et les conditions d’exploitation). Mais il est également responsable d’informer et d’inciter le public à se diriger vers le guichet, ce qui englobe un travail de relations presse, de communication et de publicité.r>En gros, un distributeur investit de son temps, son argent et prend des risques réels en misant sur un film dont il ne peut évaluer l’impact, même avec tous les ingrédients du succès. Et c’est là où le bât blesse : la distribution des films marocains est portée par de rares résistants, mus par la passion du cinéma, mais dont l’investissement s’amoindrit de film en film, en raison des faibles revenus, et ce à cause des habitudes de consommation du public, mais aussi pour des raisons logistiques. «Vous seriez surpris de voir combien de films excellents passent inaperçus pour de simples soucis de distribution», nous affirme le critique de cinéma Said El Mazouari.
Pour qu’un circuit commercial normal existe, il faut d’abord un nombre suffisant de salles de cinéma. Or ce nombre est en diminution constante, malgré les efforts et les moyens mis en place par le Centre cinématographique marocain (CCM) pour la rénovation, la numérisation ou la création de nouvelles salles. En attendant les salles polyvalentes promises par le ministre de la Culture, Mehdi Bensaïd, la distribution ne peut pas dépasser la trentaine de salles que compte le parc national. «La proposition de monsieur le ministre me laisse dubitatif, car pour transformer des salles dédiées aux spectacles en salles de projection, il y a un effort colossal à faire sur l’acoustique. Et puis qui s’occupera de la gestion et de la programmation ?» s’interroge le critique. En outre, dans ces mêmes salles, les films marocains sont en compétition féroce avec des films étrangers à caractère commercial. Selon le bilan cinématographique de 2021, publié par le CCM, les États-Unis sont toujours en tête des recettes, malgré un sursaut sporadique pour le Maroc en 2020, Covid oblige. «Nous avons distribué des films marocains, comme “Achoura”. Mais, malheureusement, ce sont les films étrangers qui rapportent», se désole Imane Lebiatri de Film Event Consulting, qui détient plus de 20% du marché de la distribution en 2021. Mais comment le film marocain peut-il faire le poids devant une industrie étrangère puissante, sans engagement des distributeurs et des exploitants marocains ?
Outre la concurrence des films étrangers et la faiblesse du parc cinématographique, la distribution marocaine est minée de l’intérieur par un conflit producteur/distributeur concernant le rôle et l’engagement de ce dernier. «L’auto-distribution est devenue la règle. Pour beaucoup de producteurs, il suffit que le film ait eu un prix et quelques sorties dans la presse pour ignorer l’apport de la société de distribution. Ils négocient, très mal d’ailleurs, avec l’exploitant et voient leur film disparaître des salles au bout d’une semaine ou deux», nous explique une distributrice exclusive de films marocains. Il s’agit le plus souvent de réalisateurs, qui se produisent et qui ont du mal à déléguer la tâche, mais aussi qui veulent «optimiser les recettes, en supprimant la part qui nous revient. Ils se trouvent naturellement dans l’incapacité de faire circuler leurs films, car la distribution est un métier à part entière. Il n’y a pas de place à l’amateurisme», incendie la distributrice. Mais les producteurs renvoient l’accusation. «Pourquoi engager un distributeur qui va me prendre 15 à 30%, sans prendre aucun risque financier pour promouvoir le film et le faire parvenir au grand nombre ? De la réalisation des supports de communication, à la campagne marketing, tous les coûts incombent à la production. La seule fonction où le distributeur peut m’être utile, c’est le recouvrement des recettes. Mais, aujourd’hui, les exploitants nous prennent une marge trop importante pour partager ce qui reste avec un distributeur, sachant qu’il faudra rembourser l’avance sur recette du CCM. C’est tout simplement intenable !» explique un réalisateur-producteur.
En termes de distribution, ce sont en effet les gros exploitants qui dictent leur loi, aujourd’hui. Pour ne citer que le Megarama, qui concentre, à lui seul, 82,41% du marché de l’exploitation, peu de distributeurs peuvent survivre aux conditions dissuasives du multiplexe. «Aujourd’hui, le Megarama tue la distribution indépendante en s’y substituant, parce qu’il détient la majorité des salles», déplore la distributrice. «C’est certes légal, mais pas éthique. Le monopole exercé par le Megarama sur le marché de la distribution dérange d’autant plus qu’il ne sert pas le cinéma marocain», ajoute une productrice. Pour Cyril Audineau, directeur du Megarama, le multiplexe n’a jamais cessé de soutenir la production marocaine. «Je suis étonné d’entendre que le Megarama “tue” la distribution indépendante. D’abord, parce que cela fait vingt ans que nous distribuons les films marocains, avec un vrai travail de promotion derrière. Ce qui était rarement fait autrement». Et d’ajouter : «alors, oui nous avons un nombre important de salles derrière, mais il n’empêche que nous distribuons chez les confrères, pour accompagner les films que nous portons. Peut-être que pour un jeune distributeur qui cherche à se faire une place, la concurrence est rude. Mais nous ne tuons pas la concurrence. Nous avons actuellement quatre films marocains à l’affiche, tenus par des distributeurs différents. C’est dire que nous soutenons la diversité», s’explique Cyril Audineau. Quant à la doléance qui concerne la marge, le directeur du Megarama explique que le pourcentage appliqué, la première semaine, est de 50% du prix du ticket, accordés au producteur ou distributeur du film. «Par la suite, il baisse graduellement jusqu’à 25%. C’est le cas de tous les films dans tous les cinémas du monde», répond le directeur du Megarama, en reconnaissant, toutefois, que la comparaison est inéquitable, eu égard à la taille du marché marocain, dont peu de films percent à l’étranger. Le directeur rappelle que les charges d’un multiplexe sont trop élevées et qu’ils sont en travaux en permanence pour maintenir le niveau de qualité et d’offre habituel.
Du côté des pouvoirs publics, aucun dispositif de soutien pour la distribution n’est en place, de même que pour le contrôle de l’exploitation. «L’institution de tutelle ne s’engage pas assez pour professionnaliser la distribution et pour lever tout abus dans l’exploitation. Mais les professionnels de la filière cinématographique ne s’en saisissent pas non plus. Lors des réunions, ils se concentrent surtout sur la production, en ignorant la distribution, comme si on faisait des films sans avoir besoin de les montrer», commente le critique Saïd El Mazouari. Une note circulaire, concernant le soutien des salles de cinéma, exige pourtant «d’accorder un minimum de 50% des recettes générées par le film marocain au producteur ou au distributeur concerné». Même si cela ne concerne que les salles soutenues, il y a là une condition clémente pour le film marocain. Mais la note est ignorée par la plupart des producteurs, distributeurs et même exploitants. Aucun retour du CCM n’a été en mesure de nous éclairer là-dessus, ou sur d’autres questions d’ailleurs. «Je pense que le CCM devrait instaurer une sorte de politique d’exception marocaine. Je parle de films exigeants, parce que les comédies, en général, appellent un public particulier, à la recherche d’expérience de divertissement. Les films d’auteur et les films de niche nécessitent, quant à eux, un engagement réel de la part du Centre», propose le critique. En attendant, le projet de loi du ministre Bensaïd n’apporte aucune nouveauté pour le métier de distributeur, ignorant encore une fois ce chaînon nécessaire, mais manquant de la chaîne de valeur de l’industrie cinématographique.
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