02 Juin 2023 À 12:08
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Dans un marché fluctuant marqué par des avancées technologiques intenses et une concurrence exacerbée, les entreprises industrielles doivent se battre sur le double terrain de l’innovation et la rapidité de développement de produits. Elles sont dépendantes des ressources et expertises de leurs fournisseurs, représentant les principaux contributeurs à la performance et l'innovation des manufacturiers. Les fournisseurs sont aujourd'hui impliqués dès les phases amont du développement de nouveaux produits pour co-définir avec les clients les spécifications et cadrer la conception. Il en résulte une réduction de l'incertitude technologique, des coûts de développement, et des délais de mise sur le marché, accompagnées d'une qualité améliorée. Cependant, l’industrie regorge d’exemples où l’intégration des fournisseurs a été contreproductive. C'est le cas notamment du Dreamliner 787 de Boeing qui reposait fortement sur divers fournisseurs responsables de la fabrication des composants et des systèmes. Le projet a connu maints problèmes avec les fournisseurs pour la conception, l'assemblage, la livraison de pièces, et l'intégration des technologies de batteries. Le calendrier initial de commercialisation de l'avion a ainsi été repoussé de plusieurs années, entrainant des pertes financières importantes pour Boeing et ses clients.
Si les entreprises ne peuvent plus opérer sans leurs fournisseurs pour rester en lice dans des marchés intransigeants, la collaboration avec les fournisseurs pour le développement de nouveaux produits est loin d'être innée, même pour les leaders de leurs secteurs. Cette collaboration est avant tout un processus social interdépendant visant à produire des résultats satisfaisants pour les partenaires supply chain. Les fonctions chargées des ressources externes s’orientent aujourd’hui vers la mise en place d’échanges sociaux pour améliorer la performance des projets de codéveloppement avec les fournisseurs, tandis qu’avant elles prônaient une démarche de réduction drastique des coûts. Cette nouvelle donne fut à l’origine d’une recherche interdisciplinaire menée par Rabat Business School, et impliquant des académiques et professionnels en France et aux Pays Bas[i]. L’étude a permis d’améliorer la pratique industrielle en déterminant les mécanismes de socialisation aux niveaux stratégique et opérationnelle de la collaboration client-fournisseur pour le développement de nouveaux produits.
La recherche a démontré que la réussite du codéveloppement avec le fournisseur repose sur la construction d’un capital social commun qui s’accumule à mesure que les partenaires opèrent ensemble. Les client et fournisseur doivent assurer un alignement structurel en organisant des échanges formels et informels entre leurs équipes autour de connaissances hautement spécifiques pour le développement. Ils sont également tenus d’œuvrer pour un alignement cognitif à travers le partage de valeurs et de vision. Ces alignements doivent s’accompagner de confiance et réciprocité pour engager les partenaires mutuellement et améliorer leur communication. Si ces trois composantes sociales sont importantes pour favoriser la performance du projet de codéveloppement, nos résultats ont particulièrement mis en évidence le rôle central de la confiance pour supplanter entièrement le bénéfice d’échanges structurels soutenus entre les équipes, et partiellement l’apport de leur proximité de valeurs et cultures.
D’une part, lorsque des niveaux élevés de confiance s’installent au sein de la collaboration, nous avons noté que les liens structurels forts deviennent superficiels voire préjudiciables. L’entretien de canaux denses de partage entraine une dépense vaine de ressources, et génère un manque d'apprentissage et une surcharge d’informations qui complique la prise de décision. Nous recommandons aux client et fournisseur d’organiser des ateliers et des rassemblements intenses jusqu'à ce que la confiance soit installée. Au-delà, les partenaires ne doivent interagir vivement que pour remettre le projet sur les rails quand/s'il dérive de son orientation.
D’autre part, nos résultats soulignent que la collaboration avec un fournisseur compétent et digne de confiance est inutile lorsque sa vision et valeurs ne sont pas cohérentes avec l’entreprise cliente. La confiance s’avère être insuffisante pour l’engagement mutuel des partenaires lorsque leur écart cognitif est substantiel. Notre recherche encourage les acteurs supply chain à gérer soigneusement la phase de lancement du projet pour aligner leurs stratégies et objectifs. Ils doivent également veiller à vérifier et restaurer cet alignement de routines et postures tout au long du processus de développement pour l’intérêt conjoint de la collaboration.
L’étude a également fait le point sur la contribution réelle au codéveloppement, des statuts stratégiques de client et de fournisseur privilégiés. Les partenaires intègrent la collaboration avec des attentes d’apports mutuels qui animeront l’efficacité de leurs échanges. Ils formalisent ces aspirations en amont du projet en attribuant les statuts stratégiques de partenaires préférés de part et d’autre de la supply chain.
D'un côté, le fournisseur accorde le statut de client privilégié au partenaire qui l’implique effectivement dans des projets de développement, répond à ses promesses, et détient une part substantielle des ventes du fournisseur. Nos résultats soulignent que lorsque les clients acquièrent ce statut, ils bénéficient d’une performance produit renouvelée à un prix avantageux, ainsi que de support et service prioritaires. Pour ce faire, nous exhortons les clients à remplir les accords formels et informels tout au long de leurs relations avec le fournisseur et de démontrer leur engagement à une collaboration future efficace. Ceci favorisera leurs accès, avant le début du projet, à ce statut signe de confiance et hautement bénéfique pour le développement de nouveaux produits.
D'un autre côté, la position de fournisseur privilégié est attribuée lorsque le client estime que le partenaire est prêt à partager ses compétences technologiques, à lui allouer préférentiellement des ressources, et convient parfaitement au projet en termes d’expertise. L’étude conclut que ce fournisseur aide les clients à acquérir les meilleures normes de l'industrie, obtenir des avantages concurrentiels en termes de réduction des coûts et d'innovation, et à devenir résilients aux turbulences externes tout en diminuant le comportement opportuniste des fournisseurs. Nos résultats incitent ainsi les clients à investir dans des programmes de fournisseurs privilégiés par le biais d’assistance technique et d'opportunités d'apprentissage. La confiance du fournisseur envers le client en sera renforcée, entrainant un dévouement sans précédent du fournisseur à la collaboration.
En dépit de l’apport démontré à l'intégration de la supply chain des statuts de partenaires privilégiés accordés en amont du projet de codéveloppement, un résultat clé de notre recherche est de prouver que ces positions stratégiques ne peuvent se substituer aux bénéfices du capital social qui s’accumule à travers la collaboration opérationnelle client-fournisseur. Côté client, nous avons noté qu’une forte dépendance à l'égard d'alliances stratégiques avec des fournisseurs privilégiés entrave une gestion efficace du risque fournisseur, suggérant qu'une trop grande confiance pourrait nuire à la performance. Côté fournisseur, l’étude note que des accords long-termes avec un client privilégié peut générer une illusion de sécurité conduisant à une inertie logistique. Dès lors, une pratique clé dans les projets de codéveloppement client-fournisseur est le maintien au jour le jour, de la confiance initialement établie découlant des statuts de partenaires privilégiés. Les client et fournisseur doivent assurer le respect mutuel et la réciprocité à tous les niveaux d'interactions au sein du projet, et réexaminer régulièrement les statuts privilégiés. Ceci agira comme la principale protection contre l'opportunisme des parties prenantes.
[i] Benhayoun et al. (2023, forthcoming). “Supplier involvement in NPD projects: The buyer’s perspective on the complementary roles of social capital and social exchange for project performance”. International Journal of Logistics Management.