L'effort intellectuel
L'effet intellectuel est le thème de la conférence que le professeur Al Hassan Ben Assedik a bien soutenue. Il s'agit en effet de livrer son opinion sur les évidences sur lesquelles se fonde la foi musulmane. Nous savons tous que les textes du Coran et de
Parmi les évidences sur lesquelles se fonde la foi musulmane, la conviction que nous devons avoir que le Prophète Mohammad est le sceau des messagers et des envoyés venu clore le cycle des religions révélées et des messages célestes, que la prière de Dieu soit sur eux tous et ce, jusqu'au jour de la résurrection. Donc, nul envoyé et nul Prophète après lui, il est l'héritier d'eux tous.
La deuxième évidence qui découle de la première consiste en le fait que le message universel de l'Islam s'adresse à l'humanité toute entière conformément à ces deux versets coraniques :
«Nous ne t'avons envoyé que pour tous les êtres humains en tant qu'annonciateur et avertisseur», «Dis: - O humains, je suis l'envoyé de Dieu à vous tous».
Partant, la loi divine s'établit continuellement sur terre tant qu'il y aura une existence humaine afin qu'elle la gouverne d'une manière perpétuelle, sinon, la discorde qui en naîtrait nécessiterait l'intervention de Dieu qui ne veut pas que les humains vivent dans l'arbitraire et l'incertain quand il dit: «L'homme croirait-il qu'on le laisse en toute gratuité?» C'est à dire qu'il ne peut vivre sans responsabilité et sans qu'il ne soit gouverné, jugé et dirigé.
Pareille situation d'incertitude est certes absurde, illogique et ne peut être acceptée par la raison, outre le fait que, jamais il n'en fut fait mention dans les nombreux textes du Livre et de la Pratique du Prophète (P.S) concernant la responsabilité de l'être vis à vis des tous ses actes accomplis selon son libre arbitre conformément au Coran où il est dit:
«Chaque homme, de ce qu'il se sera acquis, sera cautionné»; «Par ton Seigneur ! Nous leur demanderons certes compte à tous de ce qu'ils faisaient»; «Ensuite, vers votre Seigneur, se fera votre retour et Il vous avisera de ce que vous accomplissiez».
Nous trouvons par ailleurs dans un hadith Qodsi rapporté par Muslim dans son corpus authentique, ces propos de Dieu: «O Mes créatures, ce ne sont là que vos actes que j'ai recensés et que je vous présenterai (le jour du jugement). Celui qui y trouve du bien, qu'il loue Dieu, mais celui qui y trouve autre chose qu'il n'en veuille qu'à lui-même». Les hadiths et les versets à ce sujet sont nombreux et prouvent que les personnes sont seules responsables de leurs actes et seront jugées par leur Créateur pour leurs comportements ici-bas selon Sa justice parfaite et parcimonieuse après qu'Il les a effectivement averties en leur envoyant Ses messagers.
Partant, le jugement appartient à Dieu seul. Néanmoins, l'être ne se trouve en fait responsable que par l'établissement de la Loi divine, surtout pour l'école orthodoxe de la pratique du Prophète (P.S) qui s'est opposée aux théologiens Mu'tazilites lorsqu'à propos de ce problème ces derniers avaient fait intervenir la raison pour l'appréciation favorable ou défavorable (Tahsin wa taqbih) des actes humains.
Pour l'orthodoxie sunnite, il ne peut y avoir de pardon ou de sanction qu'à partir d'un texte afin que la preuve de Dieu soit établie sur Sa créature qui aura auparavant été néanmoins avertie par l'envoi des messagers et des révélations et non pas par la seule raison.
Dans ce sens, la tradition rapporte que le calife Ali, que Dieu soit satisfait de lui, a dit: «Il existera toujours sur terre celui qui établira la preuve de Dieu pour que jamais Ses signes ne tombent en désuétude». (Rapporté par Abu Nu'aïn dans son ouvrage «Al Hiliya».
Ce propos de Ali se trouve d'ailleurs corroboré par le Hadith cité dans les deux corpus authentiques de Muslim et de Bukhari et où le Prophète (P.S) dit: «Il y aura de tous temps un parti dans ma communauté pour établir le Vrai jusqu'au jour de la résurrection». Dans son ouvrage «Al Umm» l'Imam al Chafi'i dit de son côté: «Dans tous ce qui a été révélé aux Musulmans se trouve une norme qui les oblige et à laquelle ils doivent s'astreindre si cette norme est explicite, sinon ils sont appelés à fournir l'effort intellectuel pour la déduire». Les dires des spécialistes à ce sujet sont nombreux.
De là, les jurisconsultes sont unanimes qu'il n'est pas permis de traiter une question juridique avant qu'on ne connaisse la norme que Dieu a établie pour elle comme le mentionne l'auteur de «Al Murchid al Mu'in» dans un vers de poésie didactique en ces termes:
«Les questions (juridiques) ne se traiteront qu'une fois on saura ce que Dieu, les concernant, a établi comme norme».
Cette règle a d'autre part servi à l'exégèse du propos du Prophète (P.S) qui dit: «La quête du savoir est un devoir religieux».
C'est d'ailleurs ce qu'il en est en fait. Les actes des individus obéissent à des prescriptions divines et les normes juridiques doivent être prises dans les textes du Coran et du hadith qui ont une relation intime avec la législation divine, textes connus sous l'appellation «versets et hadith normatifs» pour qu'ils soient distingués de ceux où sont abordés d'autres sujets que les normes, le licite et l'illicite.
Nous savons tous que les textes du Coran et de la tradition sont tous deux limités au niveau de leur nombre alors que les comportements que peuvent adopter les personnes sont eux, indéterminés, changent, se renouvellent perpétuellement et ne peuvent donc être embrassés totalement par un nombre de textes déterminé.
Et c'est là, Majesté, qu'intervient l'effort intellectuel (ijtihad) en tant que solution à ce problème et que nécessité incontournable d'où cet ijtihad tire sa légitimité même, mais aussi en tant que miséricorde de Dieu pour Ses créatures afin que Sa religion et Sa loi se perpétuent jusqu'au jour du Jugement dernier.
Partant, le rôle de l'ijtihad ne peut être méconnu ni éludé, car il constitue un devoir religieux de suffisance communautaire (Fardu Kifaya)* dont on ne peut se passer puisqu'avec le temps apparaissent des événements qui drainent des cas nouveaux, des habitudes et des contenus toujours renouvelés concernant lesquels nous sommes dans l'obligation de connaître la norme divine et la position de la chari'a. Seul l'effort intellectuel est à même de surmonter cette difficulté comme le montre d'ailleurs le hadith, point de départ de notre conférence rapporté par Mu'ad Ibn Jabal alors que le Prophète l'avait envoyé en mission au Yémen.
- «Que feras-tu lorsque tu seras appelé à juger une affaire.
- Je me référerai à ce qu'il y a dans le Livre de Dieu.
- Et si tu n'y trouves rien (qui puisse t'aider à résoudre le litige)?
- Alors, ce sera par la pratique du Prophète.
- Et s'il n'y a rien?
- Je chercherai à me faire une opinion par mes propres moyens et ne renoncerai point».
Mu'ad ajoute que le Prophète lui tapota alors sa poitrine et dit: «Louange à Dieu qui a rendu apte l'envoyé de l'envoyé de Dieu à ce qui satisfait l'Envoyé de Dieu».
Dans une autre version nous avons : «Le Prophète tapota alors sur sa poitrine, mais l'anaphore [sa] revient toujours à Mu'ad en considérant que le discours peut être aussi énoncé par des rapporteurs de hadith».
Mu'ad ibn Jabal est de la tribu des Khazraj, donc fait parti des auxiliaires (Ansar). Il s'est converti avant l'émigration du Prophète à Médine alors qu'il n'avait pas encore 18 ans. Il faisait partie des 70 Médinois qui avaient prêté serment au Prophète (P.S) dans la deuxième allégeance «d'al ‘Aquaba» à Minan quelques mois seulement avant l'exode à Médine. Il est considéré parmi les compagnons les plus versés en sciences religieuses et parmi ceux qui ont recensé tout le Coran à l'époque du Prophète qui dit de lui à ses compagnons: «Celui parmi vous qui connaît le plus le licite et l'illicite est bien Mu'ad Ibn Jabal» ainsi que: «Mu'ad Ibn Jabal, le jour de la résurrection, s'éveillera en avant garde des savants, les devançant de la distance du lancer d'une flèche par un arc». Un jour, le Prophète lui prit la main et lui dit: «O Mu'ad, par Dieu j'ai pour toi une grande affection. Invoque toujours Dieu au début de ta prière en disant: - Dieu, assiste-moi lorsque je T'invoque et je T'exprime ma reconnaissance pour que ma prière soit parfaite».
Au début de l'année neuf de l'Hégire. Mu'ad a été nommé au Yémen pour juger entre les gens et leur apprendre les fondements de la religion. Il occupa ce poste jusqu'à la fin du califat de Abu Bakr Assidiq, que Dieu soit satisfait de lui, mais au début du Califat de Omar, et après la conquête de Syrie, il s'y rendit et s'établit à Homs jusqu'à ce que le Calife Omar le nommât gouverneur de Syrie à la place de `Ubaïb Allah ibn al Jarrah que la peste avait emporté en l'an 18 de l'Hégire. Peu de temps après, Mu'ad mourut de la même épidémie à l'âge de 38 ans.
Le propos objet de notre conférence, a été rapporté par plusieurs collecteurs de Hadith dont l'Imam Ahmed, Abu Daoud, Tirmidi, al Darami, al Tabarani dans son «Al Kabir», abu Daoud Attayalissi, Al Bayhaqui, Al Khatib al Baghdadi et Ibn Abdelbarr dans son «Jarm' Bayan al'Ilm». Rassemblant l'unanimité et l'agrément de tous, ce célèbre hadith a été utilisé par les juristes et les spécialistes en sciences des fondements pour affirmer la légitimité de l'effort intellectuel et de l'analogie en tant qu'instruments de déduction des normes. Son authenticité a été établie par, respectivement, Ibn Quayim al Jouziza dans son «A'lam al Muwaqui'in, Al Khatib al Baghdadi dans «Al Faquih Wa-l-Mutafaquih». Abu al Abbas ibn al Quass, selon ce que rapporte Al Hafid ibn Hajar dans son «al Talkhiss al Kabir». D'autres comme al Chawkani dans «Irchad al Fuhul» l'ont jugé authentique de la catégorie «bon» (hassan), d'autres par contre estiment qu'il demeure faible à cause de sa chaîne de garants, quand bien même un hadith faible pour sa transmission devient bon pour l'authenticité de son contenu, pour les nombreux témoignages qui confèrent à l'ijtihad son caractère de légitimité et la thèse qui soutient que celui-ci devient un devoir religieux de suffisance communautaire comme nous allons l'exposer ci-après. A cet égard, il nous suffit de citer ce hadith figurant dans les deux corpus authentiques de Bukhari et de Muslim: «Lorsque le juge accomplit l'effort intellectuel et qu'il parvient au résultat juste, il est doublement récompensé, et s'il n'y parvient pas, il demeure néanmoins récompensé pour son effort». C'est pourquoi les fuqahas en ont fait l'un des arguments majeurs en faveur de l'ijtihad interprété comme un devoir de suffisance communautaire qui, au niveau de son énoncé s'adresse à toute la communauté, mais qui au niveau de son accomplissement, il suffit que certains membres de la communauté l'exécutent sans que le reste s'en acquitte, sinon toute la communauté aura failli à son devoir et aura donc péché. Telle est la thèse de pratiquement tous les hommes de la Loi (Fuqaha) et qu'ils sont unanimes à adopter, comme le prouve ce que nous avons présenté à titre comparatif pour démontrer que la loi divine concerne toutes les actions de l'homme. Cette thèse d'ailleurs se trouve corroborée par la réalité de la communauté musulmane depuis sa fondation jusqu'à notre époque [où certains continuent encore à prétendre que les portes de l'ijtihad auraient été fermées], en passant par l'époque des compagnons et celle de la génération des dévots.
L'ijtihad a de tous temps existé dans les sociétés musulmanes et même leur époque de décadence a connu des personnes compétentes pour le fournir même si en fait, il n'a été que limité. La preuve en est les nombreux avis juridiques traitant les affaires des gens à l'époque et concernant lesquelles il n'y avait ni texte, ni précédent et qui par conséquent ont été émis à partir d'un effort intellectuel pour la déduction de la norme s'appliquant à ces nouvelles affaires, en se fondant sur l'école juridique, ou bien sur les arguments de la Loi, ses desseins et ses objectifs généraux.
L'effort accompli alors était en somme effectif et utilisait ce même procédé analogique que d'aucun prétendent qu'il s'est interrompu et dont on n'a jamais fermé les accès à double tour par des clés qu'on aurait perdues ou déposées on ne sait où. Ces personnes ont alors taxé les savants de la communauté musulmane de léthargie et de sclérose dans la pensée et les ont incriminés tous sans exception d'incapacité à déduire des normes juridiques du Coran et de la tradition du Prophète (P.S). Cette allégation et ce procès intenté à l'ijtihad constituent à eux seuls la preuve qu'il est encore vivant. Ainsi, jamais les grands mujtahid musulmans n'ont énoncé que l'effort intellectuel se soit interrompu. Affirmer cela découle lui-même d'une réflexion et d'un ijtihad qui nous conduit à constater que cet effort ne se fait plus d'une manière profitable plutôt qu'à l'assertion que les portes en ont été fermées à jamais et ce, quels que soient les conditions ou les circonstances, les raisons ou les prétextes avancées. La thèse affirmant la rupture de l'ijtihad proviendrait et puiserait son argument plutôt dans le mimétisme qui a gagné la plupart des fuqahas qui s'en sont contentés au lieu de fournir l'effort nécessaire à la recherche scientifique tout en focalisant cet effort au point de n'en plus contenir le sens et à en faire une difficulté insurmontable dépassant les capacités humaines. Telle altitude qu'on ne rencontrait pas chez les premières générations des Ulémas a commencé à être adoptée par ceux du 14ème siècle alors que le mimétisme et le suivisme des quatre imams envahissait l'esprit des juristes, voire de toute la communauté.