Spécial Marche verte

Art et architectures berbères du Maroc

Nous croyons que le jour est venu, sans énervement, pour nous rendre compte de l'immense privilège que nous partageons avec une poignée de peuples, celui de pouvoir retourner notre regard sur l'horizon de notre passé et de nous émerveiller de son absolue

24 Janvier 2002 À 17:53

L'âme berbère est la première ondulation de cet océan qui est notre histoire, imprégnée des ondulations de l'Atlantique sur lequel elle s'est adossée depuis si longtemps. En plus clair, quand la main d'une Rifaine trace en noir des signes sur une poterie, elle salue par le même geste sa très ancienne grand-mère de la préhistoire. Une chance inouïe que cette communion avec notre ancien nous-mêmes, car cela constituera demain, plus qu'aujourd'hui, une amarre solide contre les perturbations colossales prévues, et dont celle du 11 septembre n'est que la première, provoquée justement par des terroristes perdus et déracinés.
En plus bref, notre art aussi nous est nécessaire pour ne pas être soluble dans le temps.

Un art profondément enraciné

L'heure est donc venue où nous apprenons que notre propre destinée est profondément liée aux actes de ceux qui nous précédaient, mais aussi à la structure même de la terre où nous sommes nés. Pour s'en convaincre, regardons nos réalisations artistiques, et nous y verrons que chacune a reçu dans sa substance une préparation atavique des précédentes, et à son tour avait infléchi les suivantes. Les artistes, c'est-à-dire, nous-mêmes d'une manière exigeante, nous livrent nos réalités permanentes, car chaque minute, ils savent les voir et les vivre. Les artistes sont les capteurs de l'éternité des sociétés, capables qu'ils sont de synthétiser infatigablement le sentiment essentiel du fatras des contingences de la vie. Les artistes livrent toujours leurs pressentiments à tous, et permettent la distillation de lois pour que leurs peuples puissent se faire en harmonie avec la terre qui les abrite.
Samia Naji introduit son très beau livre par une inquiétude sincère sur le sort de l'art berbère et espérons que cette petite introduction de notre article la rassure d'emblée.
Au Maroc, comme ailleurs, le geste le plus décisif, inaugural, de toutes les beautés, de toutes les utilités, est l'enterrement des morts, celui par lequel chaque peuple refuse de n'être qu'une illusion.
Mohamed Chafik, le recteur de l'Institut Royal de la culture amazigh, a préfacé magistralement ce très beau livre. En historien, en observateur serein de la culture marocaine, en défenseur calme de sa partie berbère contre l'oubli menaçant, il a cru bon de remonter à l'original de nos actes, pour faire comprendre cette belle architecture berbère. «L'architecture amazighe, écrit-il, pour peu qu'on prête attention à un certain nombre de termes s'y rattachant directement ou indirectement, révèle d'emblée avoir de profonds ancrages dans la préhistoire; la préhistoire de l'immense prairie que fut jusqu'à il y a six ou sept mille ans le désert saharien. Né en des temps prodigieusement immémoriaux, du modeste akerkour que nous connaissons tous, ce témoignage encore debout du premier souci d'enterrer les morts pointant dans les consciences de nos très lointains ancêtres». Voici posée la première borne de notre architecture, il suffit alors de voir tout le chemin qu'elle a parcouru, pour en déduire surtout le déroulement de la vie, avec un œil sur son essentiel.

Une félicité immémoriale

est cette fusion entre le tout et les parties de cet art; et en effet, les objets (poterie, tapis) sont solidaires aux lieux qui les contiennent. Ce qui assure cette continuité est la permanence des mêmes motifs, qu'il faut prendre comme des signes qui sacralisent pareillement toutes les surfaces qui reçoivent ou protègent la vie. Sculptés, tissés, peints, gravés sur tous les supports, de toutes les natures, ces signes répétés font de la maison, un espace familiale et sacré. Cet amalgame, assez répandu dans l'antiquité, qui faisait de la maison un sanctuaire où les humains côtoient les esprits, les signes qui inondent les surfaces, établissent le bon dialogue entre des locataires visibles et invisibles. Mais si la paix est toujours possible à l'intérieur, par le commerce continu qui assure une sorte de docilité des deux catégories des existences (hommes et esprits), avec l'extérieur, il fallait redoubler de vigilance.
En toute logique, les surfaces présentées à l'extérieur, c'est-à-dire les murailles et les portes sont considérées comme des sortes de talismans, des seuils protégés par des forces invoquées. Par l'écriture, des traces graphiques, des objets collés, des images, des amulettes sont réunies tous ou partiellement dans une conjuration contre le mal qui peut s'infiltrer du dehors. Les hauts murs des Qsours par exemple, ne sont capables de protéger leurs locataires que par l'ajout nécessaire des signes protecteurs.
Même les artisans sont choisis non pour leur savoir technique, mais pour leur aura bénéfique (la baraka) qui garantit efficacement contre toute intrusion indésirable. La figure la plus performante est la main tatouée avec un œil en son centre, une vraie signalétique contre le malheur.
Le décor d'une
épiphanie permanante
Si la maison berbère, demeure et temple à la fois, n'a réclamé que de la terre et peu de pierres, c'est que sa pérennité est assurée par la régénérence de son corps de bâtiment et de son habillage talisman. Samia Naji, après son long plaidoyer superbe pour une réévaluation de l'art berbère, pouvait conclure comme ceci : «L'ethnologie a appris qu'il ne fallait pas considérer la répétition de motifs comme un décor recouvrant les objets et l'architecture, mais comme un réseau de signes ayant plusieurs niveaux de sens, fonctionnant sur plusieurs registres, et qu'une simple analogie avec le réel ne pouvait suffire à expliquer». Conclusion lumineuse d'un beau et important livre, auquel nous reprochons juste quelque versalités dans le texte, dus probablement à l'impatience de cette jeune chercheur au sourire rayonnant sur la photo de la jaquette, à laquelle nous souhaitons toutes les réussites du monde.
La lecture de ce livre nous suggère une conclusion supplémentaire; la voici : si la maison berbère est ainsi sanctionnée, c'est qu'à son intérieur se déploie encore, depuis les débuts lointains, évoqués par le recteur, M. Chafik, un bonheur : Le Bonheur. Nous avons dit que le grand art résumait la vie, et qu'il pouvait le faire totalement parce qu'il comprenait ce qui la soutient : un terroir. Le Maroc, pour très longtemps, était le bout du monde, le West-End, où la vie se donna la dernière chance de se réaliser. Ses premiers habitants ont senti ce lieu comme un décor d'une épiphanie permanente et quand, de loin, d'autres peuples sont venus jusqu'à ces Berbères heureux, ils étaient formidablement bien accueillis. Le génie marocain est fait de cette excellence de l'accueil dans des maisons qui gardent jalousement cette félicité immémoriale.
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