Clonage humain : bioéthique, croyance et arme génétique
Curieuse fin d'année qui donne le vertige sur le ton des menaces planétaires. L'année 2002 était assurément celle de l'incertitude entre deux guerres : celle de l'Afghanistan dont les issues continuent sous la lancinante lutte contre le terrorisme suite à
LE MATIN
29 Décembre 2002
À 20:12
Mais l'année qui s'achève, au lendemain des Fêtes de la Nativité révèle la menace la plus profonde pour le nouveau siècle que d'aucuns estimaient être celui du retour du religieux, avec l'annonce - jusque-là à vérifier scientifiquement sur des «autorités autonomes - de la naissance du premier bébé (nommé Eve) sous la bienveillance de scientifiques convertis à la secte de raélien considérée au Canada comme religion à part entière dont le gourou «raël» s'est autoproclamé prophète.
Dans cet effet d'annonce spectaculaire se mélangent trois niveaux : la bioéthique dont les cheminements juridiques universels sont restés insuffisamment balisés, l'ONU étant maintenant appelée à se ressaisir; la croyance étant aussi au cœur du débat sur l'entreprise scientifique étendu au clonage humain alors que les incertitudes de réussite demeurent sur les expériences sur l'animal (ce qui donne au credo «raëlien» la centralité du défi au rapport entre manipulation scientifique et devenir de la race humaine; enfin «l'arme génétique» montre aujourd'hui que, parallèlement aux «armes de destruction massive» (atomiques, biologiques et chimiques, dites ABC) dont le conflit avec l'Irak, la Corée du Nord et demain l'Iran (axe du mal dans la pensée stratégique américaine), la notion de menace est beaucoup plus profonde pour l'avenir et se trouve au cœur de l'Amérique elle-même.
Retour donc impérieux sur la bioéthique encore «affaire des seuls gouvernements» dont la condamnation énergique de l'annonce du premier bébé cloné a été rapide (notamment du Président Chirac qui a qualifié l'acte de criminel, puis du Président Bush…).
Quelles que soient les réserves de la grande majorité des spécialistes sur la réalité de la naissance d'un bébé, issu d'un clonage, annoncée vendredi 27 décembre par la société Clonaid, émanation de la secte des raëliens, il est tout a fait justifié que les Etats «se rallient sans plus tarder» à la proposition franco-allemande présentée aux Nations unies visant la «prohibition universelle» du clonage humain reproductif. Une étape décisive s'annonce ainsi pour la bioéthique.
La bioéthique provenant de l'expression anglaise de bioéthics forgée en 1971 par le biologiste américain Van Rensselaer Potter, l'éthique biomédicale est plus usitée dans la littérature française depuis le rapport Lenoir la définissant comme «l'ensemble des questions morales, sociales, juridiques, voire économiques que suscitent dans la société les avancées de la biologie et de la médecine», avec l'objectif de «préserver le sens de l'humain dans une société de plus en plus dominée par la science et la technique» (v. Noëlle Lenoir, «Aux frontières de la vie, paroles d'éthique, tome 1, la doc. française, Paris 1991).
La technoscience a, en effet, si profondément bouleversé la nature de la civilisation humaine depuis deux siècles, conférant à l'homme des pouvoirs à ce point étendus qu'il eût été extrêmement dangereux de faire l'économie d'une pensée réflexive et critique sur les conséquences de son action.
L'éthique biomédicale est née de ce souci. Initialement organisée autour d'une réflexion portant pour l'essentiel sur les nouvelles possibilités de maîtrise de la vie offertes par les techniques de procréation artificielle, le débat éthique s'est déplacé depuis quelques années, investissant de plus en plus le terrain encore largement inexploré des enjeux liés à l'extension des progrès de la génétique. Les clonages à partir de l'animal (brebis Doly et ses émules) ont été sensationnels bien que démontrant des limites sévères qui viennent donc de franchir un seuil critique, s'il s'avérait réel, avec la naissance de la «Eve des raéliens».
Cependant, bien que des législations internes aient tenté de trouver un équilibre éthiquement et socialement acceptable en la matière (cas de la France), les garants traditionnels de l'équilibre social que sont la morale et le droit paraissent de plus en plus fragilisés face aux gigantesques perspectives économiques que laissent entrevoir ce qu'on pourrait appeler le «marché du vivant». Les chiffres annoncés minimum de 200.000 dollars américains par Mme Boissonnière, président de Clonaid et «évêque» scientifique des raëliens, responsable du clonage humain annoncé, suffisent à montrer que le marché est juteux et s'annonce être un lieu de haute concurrence entre les laboratoires promus à cette œuvre éthiquement dangereuse.
Le problème central est que la codification purement interne n'est plus suffisant car, comme pour les sectes, la recherche en matière de clonage humain ne s'annonce jamais à visage découvert. Ayant des adeptes sûrs aux Etats-Unis, la demande est planétaire comme le démontre l'»évêque» raëlien qui situe les candidats sur une liste intercontinentale (Asie, Amérique, Europe du Nord, etc.). Si l'œuvre scientifique considérée comme criminelle par les Etats (Présidents Chirac et Bush), sa clandestinité liée au soutien d'une secte pourrait être comparée à un terrorisme d'une autre nature encore plus dévastateur.
Rappelons quelques repères relatifs à l'éthique dans ce domaine. Née au lendemain de la découverte des crimes contre l'humanité perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale, l'éthique a d'abord été l'»affaire des médecins» (v. rapport du Conseil d'Etat français : «Sciences de la vie. De l'éthique au droit»).
En effet, même si les pratiques nazies constituaient de toute évidence une perversion de la médecine expérimentale, le tribunal de Nuremberg a jugé bon de déterminer les principes fondamentaux d'éthique médicale qui devaient inspirer le médecin dans sa pratique. Plus connus sous le nom de code de Nuremberg (1947) ces dix principes constituent le premier corpus des règles internationales liant l'éthique médicale aux droits de l'Homme. Une règle fondamentale est alors posée : la nécessité d'obtenir le "consentement volontaire» des personnes qui participent aux expériences médicales. Stimulé par le développement de l'industrie pharmaceutique (années 60) le mouvement s'est précisé ensuite aboutissant aux directives d'Helsinki (1964) révisées à Tokyo (1975), complétées à Manille en 1980… Mais il y eut l'étape relative aux manipulations génétiques (OGM) dont l'interrogation majeure aboutit à la Conférence internationale à Asilomar aux Etats-Unis ayant accordé déjà un moratoire aux chercheurs. L'éthique devient ainsi "affaire des gouvernements» qui établissent des comités spécialisés nationaux en la matière. La rupture fondamentale vient du développement des techniques de procréation artificielle ou médicalement assistée (PMA) caractérisé médiatiquement par la naissance à Londres, en 1978, de Louise Brown (bébé né de la fécondation in vitro et, en 1982, en France par la conception d'Amandine. Avec Eve (à confirmer) c'est une rupture radicale qui s'annonce puisque la procréation ne parvient pas d'un acte "sexuel» au sens traditionnel (homme et femme) mais d'une seul origine (dans ce cas précis de la seule mère). Un bouleversement de l'ordre moral et juridique et la conséquence est totale quant au paradigme sur lequel vivait la civilisation humaine tout entière. Or, la secte raël est au cœur de ce cheminement puisqu'elle lie intimement croyance et manipulation génétique sur la base d'une eschatologie cosmique (extraterrestre) nous ont montré des attaches avec des origines bibliques librement réinterprétées.
Alors que l'extrémisme islamique est devenu le front premier qui mobilise les Etats derrière les Etats-Unis, la secte raël semble présenter un autre type d'extrémisme radical au cœur même de la civilisation occidentale. Avec 50.000 adeptes répartis sur 84 pays, un statut de religion, le "prophète» raël semble poser sérieusement aujourd'hui cette répétitive recommandation d'un feuilleton science-fiction que "la vérité est ailleurs» (entendre "auprès des extraterrestres») qui fait des "scientistes» une menace sérieuse.
L'arme génétique qui repose sur une maîtrise technologique doit être conçue aujourd'hui comme bien insérée dans le "marché économique» soumis à la mondialisation. Les OGM sont contestés par les antimondialistes et le clonage humain peut sembler être une affaire de minorité. Si l'ONU est appelée à la rescousse pour une "prohibition universelle» par une déclaration universelle bis (ou droits de l'Homme de 4e génération), cela restera insuffisant, voire inconsistant, puis les raéliens ou d'autres invoquant des Elohim extraterrestres, arborant l'étoile de David manipulée, justifieront des millénarismes qui ne reculeront devant rien. Y a-t-il plus terrifiant pour l'avenir que ces puissances de l'ombre conduites par de faux prophètes. Décidément, après la campagne contre les Taliban et Ben Laden… il en faudra d'autres mais au sein de l'Occident lui-même où ces sectes pullulent et sur lesquelles les positions des gouvernements ne sont pas les mêmes pour créer des coalitions.