« Arts et Architectures Berbères du Maroc » est loin d'être un beau livre qu'on classe amoureusement dans une bibliothèque. Si l'ouvrage de Salima Naji regorge de photographies de la meilleure facture, de schémas et de croquis, c'est seulement pour illust
LE MATIN
20 Janvier 2002
À 20:15
Le but de Salima Naji est de reconnaître à l'art berbère son authenticité et son particularisme comme étant un vecteur essentiel de notre patrimoine culturel. Pour ce faire, elle n'a pas omis de prendre en compte le facteur humain en allant à la rencontre de l'art berbère là ou il est né. Salima Naji vient de signer un ouvrage sur l'art berbère. Le mérite de ce travail réside dans le fait qu'il adopte une démarche scientifique loin de l'approche folklorique. Il s'agit essentiellement de reconnaître à l'art berbère, son particularisme en tant que partie intégrante de notre patrimoine culturel. Un travail rendu possible grâce à la collaboration de la BMCI qui fait du soutien à l'édition de livres d'art l'axe principal de sa politique de parrainage culturel. Une présentation du livre de Salima Naji aura lieu le 15 février prochain, à l'Institut français de Agadir. Votre ouvrage, où le visuel occupe une grande place, se divise en trois chapitres, pouvez-vous nous présenter son contenu ? Huit ans de photographies, de relevés architecturaux effectués sur place, et d'entretiens, de dessins, de schémas explicatifs, et autres recherches, m'ont permis d'accumuler une base de données importante et de rendre perceptible dans toute sa richesse cette région immense qui englobe les vallées présahariennes et sub-atlassiques. Le livre se propose de donner à comprendre l'art berbère depuis les demeures dans lesquelles il est né. Le lecteur est invité à visiter ces « architectures sans architectes » en s'attardant sur les façades, les entrées, les intérieurs, les objets du quotidien. C'est assez didactique. J'ai voulu mettre tout cela à la portée de tou. La première partie emmène le lecteur dans un cheminement autour et dans la demeure sans séparer les objets de leur environnement par opposition aux études précédentes, pour aborder l'art berbère en quelque sorte sur place (et dans sa globalité). Puis dans un deuxième temps, le lecteur s'entretient avec les artisans locaux pour confronter les œuvres aux hommes et comprendre les enjeux de cet art à travers les paroles de ceux qui le perpétuent. Enfin la troisième partie guide le lecteur vers une approche globale de cet art plus contemporaine qu'on peut appeler anthropologie de l'art par opposition à une histoire de l'art convenue et inappropriée en regard de la culture considérée. Parallèlement, des encadrés sur les procédés constructifs, la technique du pisé, le chantier, le mode d'habitation ancien, le mode d'habitation actuel, permettent au lecteur de naviguer à son gré dans l'univers des architectures berbères. Le titre de votre ouvrage explique d'ailleurs une partie de votre mission, reconnaître l'art berbère. Pouvez-vous nous parler de la démarche scientifique que vous avez adoptée pour atteindre votre objectif ? Vous résumez là très bien le propos de ma recherche : je suis effectivement partie d'un constat de méconnaissance de l'art berbère, et refusant toute vision réductrice, j'ai voulu reconsidérer cet art dans toute son intégrité. Lorsque je me suis penchée sur les bibliographies sur la question et que j'ai lu les ouvrages et articles les uns après les autres j'ai été stupéfaite par la pauvreté du discours ou les approximations qui se voulaient pourtant parfois scientifiques. Je parcours en effet ces régions depuis l'enfance (du fait du métier de mon père et de la passion de ma mère). Toute petite j'avais été fascinée par la bibliothèque de Tamgrout, une merveille de la Vallée du Dra. Mais, j'ai commencé à les étudier vraiment en 1993 pour une recherche de second puis de troisième cycle en esthétique à Paris, en philosophie de l'art.
La mémoire locale
J'avais également entamé cette même année des études d'architecture pour être la plus compétente possible et parce que l'un des présupposés de ma recherche était de considérer ces architectures sans les détacher de l'art, comme cela avait été le cas dans les recherches antérieures. Ce choix de départ a été déterminant, il suffit de lire la table des matières pour comprendre la démarche et pour saisir en même temps les clés permettant de comprendre cet art. Par exemple, comme il s'agissait d'architectures sans architectes, c'est-à-dire qu'aucun livre ne pouvait donner le nom d'un constructeur et m'expliquer les choix constructifs, j'ai inversé le problème : j'ai rencontré des artisans, et j'ai questionné une mémoire locale passionnante. Certains de ces « maalmines », très émus en pensant à leur jeunesse, pleuraient, mais leur propos restaient toujours édifiants. Le deuxième chapitre, met en valeur les mots de ces hommes, pour la première fois pour le champ rural et en même temps leur savoir-faire. Actuellement je fais de courts-métrages où ces hommes expliquent le rapport à leur travail : on voit des artisans habiles et très intelligents qui disent combien c'est la demande qui a changé : les gens n'ont plus le même goût. Ils sont attirés par des objets en plastique qui leur semblent solides et moins chers que ceux fabriqués à partir des matériaux locaux, et plus modernes. Mais, en faisant cela ils renient leur culture, utilisent des objets non-hygiéniques et ne font pas vivre les économies locales. De la même façon c'est un pan entier du patrimoine s'envole à chaque fois. Ensuite très naturellement je suis venue à l'anthropologie, seule science humaine capable de rendre compte de cet art dans sa complexité. Je démontre l'impuissance de l'histoire de l'art classique et une fausse esthétique qui compare par exemple des œuvres tissées par une maalma avec un tableau du peintre Mark Rothko ou tout autre abstrait. Tout cela m'a paru dangereux et inapproprié : comparer ainsi l'art occidental né dans un marché occidental précis et une histoire qui est celle de la modernité de Manet ou de l'impressionnisme à l'art contemporain pour parler de l'art des campagnes ou des montagnes marocaines ! Je montre toutefois que c'est une avancée car au moins on le considère comme de l'art, et on ne le méprise pas ( « rudimentaire » ou « sauvage » comme le décrit l'idéologie coloniale) ; mais on lui dénie encore une existence propre en le comparant à des contextes incomparables sous prétexte d'universalisme culturel. On ne peut pas tout comparer. L'art amazigh a connu plusieurs tournants déterminants dans son évolution, dont celui marqué par l'effort de l'anthropologie autour des années 90. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette évolution? Ceux qui – par leurs livres – m'ont préparée à aborder le champ de l'art amazigh de cette manière globale sont cette génération formidable de chercheurs marocains actifs que sont le Docteur M. Sijelmassi, lorsqu'il fait de l'ethnographie et qu'il relève dès la fin des années 60 un certain nombre de tatouages qu'il essaie de décrypter pour atteindre « les conceptions plastiques » de l'art traditionnel marocain. M. Boughali dans le texte magnifique sur « la représentation de l'espace chez le marocain illettré » œuvre pour que soient donnés les moyens de construire une pensée du rural jusque là minoré, presque méprisé parce que non citadin. En 1995 la parution concomitante de deux ouvrages consacrés au tapis marquent effectivement un tournant pour l'art berbère : d'abord le magnifique livre de A. Khatibi et de A. Amahan, paru en 1995 intitulé « Du signe à l'image » (chez Smer & Lak International) et puis celui de F. Ramirez et de C. Rolot «Tapis et tissages du Maroc, une écriture du silence » (chez ACR Edition) plus modeste dans son format, mais dont la recherche est très sérieuse. Depuis, une nouvelle génération de brillants chercheurs marocains publie essais, romans et poésie. Ce dynamisme de la recherche marocaine permet d'étudier le cœur des sociétés en évitant les écueils d'une pensée étrangère. Je vous renvoie à un très beau texte que vient de publier Narjys El Alaoui « Le soleil, la lune et la fiancée végétale » qui est un « essai d'anthropologie des rituels » dans l'Anti-Atlas : tous les rites sont liés à des moments précis, bénéfiques pour la communauté et pour la personne qui les accomplit. Les sociétés actuelles les gomment, les négligent, mais ils sont pourtant porteurs d'un mode de pensée ancien ; cette mémoire travaille encore chacun des moments importants de l'existence et aide à en franchir les passages. Dans mon étude, l'art de ces régions est directement mis en relation avec le site, la demeure de terre crue est privilégiée comme lieu de compréhension globale par opposition aux pièces muséifiées des collections (collections privées ou musées).
Notre patrimoine est toujours vivant
Il semblerait que « Art et Architectures berbères du Maroc » comporte un message que vous essayez de délivrer aux jeunes générations ? Notre patrimoine est un trésor fragile que nos pères, et les pères de nos pères nous ont légué. Il ne faut pas le perdre. Il ne faut pas arracher les portes des maisons ou des greniers. On a pillé la majeure partie des bijoux et des tapis, il faut arrêter de déposséder ainsi ces familles. Les rabatteurs et les bazaristes devraient être contrôlés. Plutôt que d'investir dans des collections privées on peut imaginer des formes d'investissements locaux, comme le fait par exemple, une fondation pour le patrimoine judéo-marocain à Ighil n'Ogho à côté de Taliouine, qui rénove et entretient le patrimoine local. Il faut que se mettent en place des campagnes de sensibilisation (télévisuelles, sur le terrain, etc.) du type du travail que fait la Fondation Dar Bellarj à Marrakech ou celles de la caravane des livres. Si l'Europe s'est écarté à partir des années 50 de son patrimoine rural, elle le regrette aujourd'hui amèrement, et multiplie les actions de sauvegarde comme les éco-musées, les battages à l'ancienne, etc. Cette Europe urbaine semble courir après son âme. Tirons les leçons et ne commettons pas les mêmes erreurs, notre patrimoine est encore bien vivant. L'ignorance fait que toutes ces architectures exemplaires et uniques sont négligées par les habitants eux-mêmes alors qu'elles sont enviées par le monde entier, qui regarde fasciné ce qu'ici nous laissons mourir parce que nous trouvons cela banal, ou pire, méprisable, parce que fait d'un matériau que l'on juge à tortfragile et archaïque. Déjà des européens comme à Marrakech, Essaouira ou Fès pour leurs riads, achètent ces demeures pour en faire de prestigieux hôtels… L'ensemble de notre société devrait se mobiliser pour ne pas être dépossédée de son patrimoine qui est source de richesse pour tous aujourd'hui mais aussi pour les générations à venir. Les solutions sont à inventer par les sociétés elles-mêmes. Empêchons ces architectures de mourir, pas seulement pour la beauté de leurs formes (ou pour le tourisme et les dividendes escomptés) mais agissons plutôt pour les merveilles culturelles qu'elles offrent à notre entendement.