Spécial Marche verte

Fugue des adolescents : une réalité amère

Le phénomène de la fugue existe depuis plusieurs années en Occident. Au Maroc, la question commence à hanter quelques parents et à empoisonner leur vie. De plus en plus de jeunes, en effet, quittent la maison de leurs parents en quête d'indépendance et d

30 Septembre 2002 À 16:33

Les changements chez l'adolescent sont souvent difficiles à vivre pour lui et pour son entourage. Les bouleversements psychiques poussent le jeune à prendre ses distances avec sa famille. Lorsque les tensions sont très fortes, elles peuvent conduire à la fugue. Les parents paniquent et arrivent rarement à trouver des réponses aux mille et une questions qui hantent leur esprit : que faire ? Qui contacter ? Comment leur « petit » a osé commettre un tel acte ? A qui la faute ?
Salima est une adolescente pleine d'entrain et de vie. Quand vous la contemplez, elle vous paraît timide. Ses yeux, trop grands pour son visage, pétillent d'une lueur d'intelligence remarquable. Il y a un an, elle a plié bagage laissant derrière elle une mère affolée et un père indigné. Sa mère ne cessait de se poser la même question : «comment Salima a pu faire une chose pareille ? ». Un an après l'incident, la mère de Salima décide de s'exprimer non sans difficulté : « Heureusement que ma fille est aujourd'hui auprès de moi saine et sauve. Le jour où elle n'est pas rentrée à la maison était un véritable enfer. J'attendais qu'elle revienne de son lycée. Mais, elle a tardé, j'ai paniqué. Aux alentours de 21h, j'étais morte d'inquiétude. La peur me paralysait. Son père était en colère. Nous avons contacté la police. Le lendemain Salima m'a appelée pour me dire qu'elle avait peur de son père et qu'elle ne savait que faire. C'est pour cette raison qu'elle ne pouvait pas revenir à la maison ».
Pourquoi Salima, qui est l'exemple même de la fille studieuse et bien éduquée, a-t-elle fugué ? Que ressentait-elle ? Où vivait-elle ?
Elle déclare timidement : « Je suis sortie avec Ghizlane, une copine de lycée. Je n'avais pas l'occasion de sortir souvent. Mon père refusait toujours et j'avais très peur de lui. Ce jour-là, Ghizlane m'a encouragée. Je voulais prouver, ne serait-ce que pour une fois, que je n'étais plus une enfant. Mais quand la nuit est tombée, j'ai paniqué .
J ‘ai commencé à pleurer. Ghizlane m'a emmené chez elle. Elle a dit à sa mère que ma famille était au courant. Le lendemain, je suis partie chez ma tante à Essaouira . Celle-ci a voulu faire peur à mon père en ne le contactant que le troisième jour. Sans elle, je ne sais pas où je serai allée, sûrement à la rue comme un bon nombre de filles que je connais, Ghizlane par exemple. ».
Ghizlane, pour sa part, déclare avec nonchalance : « J'ai déjà fugué. C'était il y a un an et demi. Je suis allée à Agadir avec Farida et Loubna. La mère de celle-ci nous a surprise en train de fumer. Elle était en colère. Elle menaçait de mettre nos parents au courant. Farida et Loubna avaient très peur surtout de leurs pères. Pour moi, la réaction de ma mère qui n'était jamais à la maison ne m'inquiétait pas. Je voulais lui dire que j'existais. Nous avons donc décidé de partir. Loubna a volé 1000 dirhams et nous nous sommes dirigées vers Agadir. Nous sommes allées chez une amie qui nous a hébérgées pendant deux jours seulement. Après, nous nous sommes mises à vendre des fleurs pour vivre. Ce n'était pas facile. Nous étions obligées de revenir chez nous. Il valait mieux subir la colère de la famille que l'inconnu. ».
Or, si ces filles ont pu revenir chez elles une semaine plus tard, un bon nombre d'adolescents fuguent et sombrent dans la délinquance et l'égarement. Hassan, 15 ans, a quitté l'école quand il avait douze ans. Ses parents s'étaient séparés quand il avait à peine huit ans. Il était contraint de quitter sa mère pour vivre avec son père dont la nouvelle épouse le maltraitait, le haïssait, le battait sans raison quand son mari n'était pas à la maison. Obligé de supporter cela pendant plus de six ans, les violences de cette femme, Hassan avait décidé de s'enfuir pour se débarrasser de son enfer quotidien. La rue était grande ouverte. Il a pratiqué toutes les activités. Il a vendu des cigarettes, des mouchoirs, essuyé les vitres des voitures, porté les paniers des ménagères. Dans la rue, il a rencontré des dizaines d'enfants comme lui. Il devait se battre pour prouver sa force. Il déclare avec déception : «Après tout, personne ne voulait de moi, ni mon père, ni ma mère que je ne voyais presque jamais. J'étais habitué à la violence. Alors, il valait mieux la subir dans la rue plutôt que dans la maison. C'était dur pour moi de m'habituer à cette vie si nouvelle. Mais je ne resterai pas pour longtemps sans logement. J'aurais ma propre maison où il n'y aura pas de grands qui me haïssent». Hassan regrette-t-il d'avoir quitté le foyer de son père ? Il répond avec des yeux égarés et une voix où se mélange le chagrin et une lueur d'espoir : «Des fois, je sens que j'ai besoin d'être avec ma mère et mon père. Je rêve qu'ils m'embrassent, qu'ils me cajôlent. Je rêve de dormir dans un lit confortable. Mais, je sais que ce ne sont que des rêves. »
Les affres de la pauvreté

Éclatement de famille, violence, éducation mal appropriée aux exigences actuelles, incompréhension…autant de raisons qui poussent les adolescents à fuir leurs familles. La pauvreté nourrit également cette crise sociale. Combien d'enfants sont contraints de travailler à un âge précoce car leurs familles sont pauvres. L'enfant devient déjà grand et il est confronté très tôt à la cruauté de la vie et aux affres de la…pauvreté. Aïcha est mère de l'un de ces enfants. Elle affirme : « Nous étions contraints de le faire travailler. Son père était tombé malade. Nous l'avons placé chez un mécanicien qui nous donnait quelques dirhams par semaine. Pendant deux ans, il ne disait rien. Après quelques mois, il a commencé à se révolter. Il voulait percevoir l'argent lui-même. On se disait que ce n'était qu'un enfant. Mais un jour, il n'est pas revenu à la maison. Il a décidé de louer une chambre avec trois autres garçons. »
Le cas de cet adolescent est éloquent. Des dizaines comme lui se révoltent. Par ailleurs, il y a lieu de signaler que tous les adolescents en crise ne fuguent pas. Mais quand ils quittent, sans s'en soucier, le foyer parental, c'est qu'ils n'ont pas pu manifester autrement leur mal-être. Certes les adolescents sont enclins à s'abandonner au mal de vivre permanent, mais il revient aux parents de mesurer les comportements et d'agir face aux moments de crise. Seulement, cela s'avère quelquefois difficile, voire impossible, lorsque la famille vit dans un contexte socio-économique qui l'empêche d'assumer son rôle comme il se doit. La pauvreté n'est-elle pas mère de tous les vices ?
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