Ghizlaine Chraïbi : Abstraction instinctive
La peinture était une face cachée de son intériorité profonde. Elle a surgit, l'a défiée et s'est emparée d'elle.
LE MATIN
23 Octobre 2002
À 16:13
La rencontre de Ghizlaine Chraïbi avec la peinture, il y a huit ans, a été déclenchée par un événement capital de sa vie : l'enfantement. Donner la vie, par la grâce divine, c'est recréer une partie de soi-même, explique la jeune mère. Elle a vécu l'accouchement, en revers de la joie de la naissance, comme un vide physique qui se creusait en elle. « J'étais comme dépossédée de moi-même, j'avais besoin de me récupérer, de me reconstruire, dit-elle. Pour redémarrer… ». C'est que, repartir dans cette nouvelle vie, avec cet être sorti de ses tripes, face à cette sublime responsabilité, c'est une nouvelle dimension de la vie : autre réalité inconsciente de l'instinct maternel, il fallait se surpasser, se révéler dans ses plus riches potentialités, se retrouver dans sa plus profonde authenticité… Séduire l'enfant qu'on a fait et qui nous a refait. Ces exigences inconscientes, la peur refoulée de ne pas les réaliser, étaient dissimulées sous cette angoisse de la coupure physique du cordon ombilical. Exigences et angoisse d'autant plus fortes qu'elle se trouvait en un pays lointain, au Canada, à une époque peut-être quelque peu difficile de sa vie.
« Je trépignais sur place, comme un lion en cage… », se souvient-elle. Ces états d'âme lui ont fait entrevoir une face de son intériorité profonde, et elle y a vu la peinture. La peinture surgit à la surface, la défie et s'empare d'elle, comme, par la suite, chaque fois qu'elle se confrontera à une toile blanche. « La peinture parce que j'ai toujours été très manuelle, j'avais besoin de ce contact avec la matière, de la triturer pour recréer quelque chose, dit-elle. Cela aurait pu être aussi la sculpture… ». Le déclic est vraiment confirmé lorsqu'elle découvre dans une librairie de Montréal un livre sur le peintre américain Mark Rothko, et qu'elle visite peu après une exposition de ses œuvres à New York. Eblouissement, coup de foudre. Elle conserve aujourd'hui un volumineux ouvrage sur Rothko, sa bible de la peinture. Elle s'intéresse essentiellement à son époque de l'abstraction ; comme si c'était son unique école. Elle confie ne pas détenir une connaissance approfondie de l'histoire de l'art, ce qui ne fait que servir sa liberté créative et sa spécificité. Le point de départ de l'impulsion de peindre, c'est toujours en rapport avec son propre vécu, avec sa personne, une émotion, une frustration ou un plaisir, qu'elle retransmettra de manière abstraite sur la toile. Elle s'isole, la nuit pour peindre, pour laisser éclater sa lutte avec la toile. Ce sont des coulures, par couches superposées, saccadées, rudes, qui envahiront toute la toile, des fenêtres compactes ne font qu'insinuer l'idée d'ouverture, introduisent sans doute la couleur qui semble résonner d'une vie longtemps introvertie. Peinture introvertie. La lumière est à la fois insufflée et éclatante à travers la couleur. « Ma peinture est très carrée, hachurée, masculine, sans courbes ni arabesques dit Ghizlaine. C'est transparent, c'est moi, vous pouvez me lire, me jugez … Mon rapport avec la toile, c'est un combat où j'ai besoin d'ancrer mon âme. Et j'ai peur de ne pas savoir l'exprimer, peur que la toile résiste, peur de la rater. C'est une gestuelle du hasard purement instinctive où la composition et les couleurs ne sont aucunement réfléchies ». Pour dominer la toile, la vaincre, Ghizlaine la pose à terre. Elle la surplombe pour peindre… avec un matériel consistant, des bouts de bois, de métal, des spatules, des couvercles de bouteilles, ou des pinceaux durcis créer la texture.
« Je ne réalise pas la composition de manière consciente…, dit-elle. Cela demeure encore un mystère pour moi. Comme une espèce de don qui m'est tombé du ciel… mes mains remplissent la toile au fur et à mesure qu'un film intérieur se déroule sur la toile ».
Grain de folie pour vivre
Dans cette gestuelle instinctive, la composition se fait d'elle-même, avec une recherche naturelle de l'équilibre et un sens inné de l'esthétique où se révèle aussi une qualité certaine de coloriste. Une expérience directe, personnelle, entière, authentique, avec l'astraction, qui lui devient un refuge, un divan de psychanalyste, un univers d'exploration et familier. Exploration de sa propre personnalité. Après l'achèvement de la toile, c'est pour elle un apaisement, une délivrance. C'est comme s'il elle venait de pratiquer une séance de yoga. Elle en a suivi des cours pendant cinq ans pour se calmer, mais en réalité c'est contre sa nature. « J'ai besoin de mon petit grain de folie pour vivre » dit-elle. Elle n'est pas zen et réflexion, elle est action et bouillonnement.
« C'est une peinture purement égocentrique, autobiographique », dit-elle. En huit ans de peinture, elle n'est pas encore préoccupée d'évolution, pas encore assouvie de sa première phase. C'est encore sa « crise d'adolescence retardée», comme elle dit. « Ma peinture est encore très hargneuse, texturée, chargée de matière, de relief, dit-elle. Parfois, à l'arrière-fond, c'est un peu lisse, un peu plus serein, avec quelques ouvertures… ». Son ambition est de parvenir progressivement à une épuration.
Au tout début, elle n'avait montré ses toiles à personne. Elle les rangeait dans l'entrepôt de sa boutique Art et Matière à Montréal où elle vendait des meubles et divers objets d'art, où elle exposait en même temps d'autres peintres. Diplômée en marketing et communication, elle avait travaillé auparavant dans des agences de publicité.
Un jour, un de ses clients new-yorkais connaisseur en art contemporain, descendit dans l'entrepôt et y découvrit les toiles cachées de Ghizlaine. Il les lui a toutes achetées. Du coup, elle réalisa que sa peinture, c'était plus sérieux qu'elle ne l'avait cru. Elle se mit à exposer, avec succès : Ottawa, New-York, Chicago, Miami, puis Toulouse… Rentrée au Maroc depuis deux ans, elle a travaillé en tant que responsable marketing dans une entreprise d'informatique. Au bout d'un an, elle lâche tout pour se consacrer à la peinture. Sa première exposition au Maroc en juin dernier l'a agréablement surprise. Elle en fait aujourd'hui sa profession à part entière. Mais, toujours innovatrice, elle y associe une nouvelle activité. Elle ouvre cette semaine un magasin de vaisselle raffinée, jeune et colorée, franchise d'une marque célèbre. Mais en mezzanine, ce sera son atelier et sa galerie de peinture.