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Ibn Arabi et la mosquée Aïn Al-Khaïl

Le Sheikh Al-Abkar Ibn Arabi, la plus grande figure de la pensée arabomusulmane et du soufisme, a atteint la station de lumière au sein de la mosquée Aïn Al-Khaïl de la médina de Fès, au XIIème siècle. Ce fut le thème d'une conférence de Jaâfar Kansoussi

13 Juin 2002 À 17:39

Il est une très ancienne mosquée retirée aux fins fond de la médina de Fès qui porte le noble nom de Aïn Al-Khaïl (source des chevaux) et aussi le nom d'Al-Azhar. Une mosquée quasiment inconnue, en état de délabrement et délaissée. Pourtant, mis à part sa sublime qualité de Maison de Dieu, sur le plan de l'histoire humaine, quel somptueux monument est-elle et quel imposant destin connut-elle ! Elle fut le théâtre d'une des plus importantes expériences spirituelles du Sheikh Al-Akbar Muhyi Eddine Ibn Arabi Al-Hatimi Al-Andaloussi, le plus grand maître de la pensée soufie.
C'est cette relation d'Ibn Arabi avec le masjid Aïn Al-Khaïl, cette étape de lumière que vécut le grand maître en ce lieu sacré, qui fut le thème d'une conférence éclairante que donna récemment Jaâfar Kansoussi à Fès Hadara, le splendide ryad de Abdelfattah Seffar, au cœur de la médina de Fès. Membre de l'Association Nida'Fès qui milite pour la restauration de la médina de Fès et la préservation de son authenticité, Abdelfattah Seffar a mis son ryad à la disposition des activités du «café littéraire» du «festival off» rattaché au Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde (FFMSM). Soulignons ici que pour cette huitième édition du FFMSM, le festival off est une spécificité créée par le nouveau directeur du Festival, Ahmed Saâd Zniber ; une ouverture sur la ville et surtout sur la médina qui a gratifié l'ensemble du Festival d'un succès supplémentaire considérable.
En prélude à la conférence de Kansoussi, l'assistance a eu le plaisir d'écouter le tajwid de la sourate coranique « Al-Nour », interprété par le savant Abdelilah Ben Arafa, qui a choisi cette sourate en harmonie avec le propos de la conférence : la vision de lumière divine vécue par Ibn Arabi en la mosquée d'Aïn Al-Khaïl.
Ecrivain, éditeur et grand promoteur de la culture arabomusulmane, Kansoussi fut heureux d'évoquer encore une fois Ibn Arabi dont il est spécialiste. Il fut aussi heureux de la présence « insolite et bienfaisante » d'une classe primaire d'adorables enfants venus écouter sa conférence. Ces petits anges, que Dieu les garde et les protège, étaient habillés comme pour un jour de fête, petits garçons galants et petites filles maquillées, en caftans et babouches brodées, sac de soirée à la main, rubans et barrettes perlées dans les cheveux. Ils se sont assis sur le tapis et leur gazouillement était tel le chant des oiseaux dans ces maisons traditionnelles, charmants commentaires de ces savantes conférences. «L'espoir est que ces enfants conservent ce jour en leur mémoire et grandissent avec la connaissance profonde de leur culture », dit Kansoussi.
Mais il fait part aussi de sa perplexité devant l'état désastreux de la Mosquée Aïn Al-Khaïl, «un des plus prestigieux monuments du monde musulman, en ce que la plus grande figure de la pensée et de la civilisation arabomusulmanes, y reçut des «karamat» divines», dit Kansoussi. Il rappelle que «l'immensité intimidante de l'œuvre d'Ibn Arabi et sa complexité doctrinale» sont aujourd'hui étudiées dans les plus grands centres de recherche du monde et que la dimension contemporaine de cette œuvre monumentale et «puissamment originale» est de plus en plus affirmée. Ibn Arabi lui-même l'avait prédit en écrivant : « J'ai su que ma parole atteindrait les deux horizons, l'Orient comme l'Occident». Ce propos s'est amplement réalisé, et en parlant d'Occident il ne s'agit pas uniquement de l'Occident musulman mais de tout l'Occident, comme le relève Kansoussi, puisque l'œuvre akbarienne fait l'objet d'une vaste tradition d'études et de commentaires dans le monde entier, y compris l'Extrême-Orient (Chine et Japon).
Les jardins de Fès et le Sheikh Al-Akbar

«Le commun des croyants, les savants, les Princes… virent en Ibn Arabi la figure tutélaire de l'invisible Collège (diwan) des Awliyas (des Saints)», poursuit Kansoussi. Puis il met l'accent sur une coïncidence extraordinaire du rapport entre jardins de Fès et Ibn Arabi ou son évocation. Il commence par lire un texte d'Ibn Arabi cité par Claude Addas dans son ouvrage «La quête du soufre rouge» (Editions Gallimard) ; Ibn Arabi écrit : «J'ai rencontré le pôle du temps, Al-Achal Al-Qabaîli en 593 à Fès. Nous nous sommes réunis à plusieurs dans le jardin d'Ibn Hayoun. Lui-même, Al-Qabaîli, était là, mais personne ne prêtait attention à lui. C'était un étranger originaire de Bijaya (Algérie), qui avait la main desséchée ». Ibn Arabi mentionne ici Fès et le pôle dans un jardin. Kansoussi souligne particulièrement que le pôle en ce temps était un Kabyl (Berbère de Kabylie). Puis il évoque un maître du vingtième siècle qui vînt à Fès dans les années 30. « Sheikh Al-Sbaî étudiait les Futuhat Al Maqqia d'Ibn Arabi et donnait ses commentaires de cette œuvre à Jnan Sidi Boujida (jardin de Fès) où l'écoutait une assemblée de savants de la Qaraouïne. Il y relatait aussi l'épisode de la vie d'Ibn Arabi à Fès et son rapport à cette ville. Et nous voici en 2002 à parler encore d'Ibn Arabi dans ce magnifique jardin de Fès Hadara ».
Andalou né à Murcie, Ibn Arabi a sillonné des milliers de kilomètres dans le monde et a séjourné dans des dizaines de villes et de villages de la planète, de Tunis à La Mecque, d'Al-Qods à Qonia, en passant par Bagdad, Damas, Marrakech... Quant à Fès, elle occupe pour Ibn Arabi une place éminente dans son parcours initiatique. « Centre intellectuel et religieux de grand prestige où les oulamas de tout le monde arabomusulman viennent enrichir leur savoir et débattre, Fès, en cette époque de l'empire Almohade sera donc pour Ibn Arabi, en 1195 et deux ans plus tard, le théâtre d'événements visionnaires et occupera dans sa vie et son enseignement une place privilégiée, indique Kansoussi. Une place centrale presque comparable à ce que représenta pour lui La Mecque et le rapprochement de la belle Qaâba, le cœur de l'existence… Les Marocains devraient être fiers de cette nisba akbaria» (alliance akbarienne) », ajoute Kansoussi.
Arrivé à Fès, Ibn Arabi a rencontré le maître Mohammed Ibn Kassim Al-Taymimi, qui lui transmit les traditions de la sainteté à Fès. Le Sheikh Ibn Taymimi était le Imam qui habituellement conduisait la prière à la Mosquée Aïn Al-Khaïl. Et un jour que cet office fut confié à Ibn Arabi, celui-ci y vécut cet événement sans précédent dans sa vie spirituelle et qui sera très important par la suite dans toute l'histoire du soufisme, car l'on sait qu'il y a eu un avant Ibn Arabi et un après Ibn Arabi, précise Kansoussi. Ibn Arabi relate cet événement dans son colossal ouvrage Les Futuhat Al-Maqqia (Illuminations Mecquoises) : «Alors que j'étais en train de diriger la prière d'Al-Asr en 593 à Fès, à la Mosquée Al-Azhar située au quartier Aïn Al-Khaïl, elle m'apparut telle une lumière, presque plus visible que ce qui était devant moi. En outre quand je vis cette lumière, le statut de la direction derrière cessa pour moi, je n'avais plus ni dos ni nuque… J'étais comme une sphère, je ne me savais plus aucun côté ». Dans un autre passage des Futuhat Ibn Arabi écrit : «J'obtins cette station de lumière en 593 à Fès lors de la prière d'Al-Asr». Kansoussi signale que la traduction de ces textes d'Ibn Arabi revient encore à Claude Addas dans «La quête du soufre rouge». Si Ibn Arabi avait reçu la grâce de vivre cette expérience de lumière, il avait aussi souvent invoqué Dieu en cette prière du Prophète, Prière et Salut Divins sur lui (PSDsl) : «Dieu fais-moi lumière ».
Le mî'raj d'Ibn Arabi à Fès

Puis Kansoussi ajoute que c'est à Fès qu'Ibn Arabi a écrit ses œuvres majeures et que c'est encore à Fès en 1198 qu'il effectue le plus extraordinaire de ses voyages, celui de son «mî'raj» nocturne, ascension verticale céleste et spirituelle, au-delà de toute frontière. Voyage sur le modèle de celui du Prophète (PSDsl), mais précise Kansoussi, voyage uniquement par l'esprit en ce qui concerne Ibn Arabi. «La voie d'Ibn Arabi est sur les traces du Prophète (PSDsl), dit Kansoussi. Car le soufisme s'est toujours présenté comme prophétocentrique, le Prophète (PSDsl) est la visée de tout itinéraire spirituel ». Il relève également un indice significatif du séjour d'Ibn Arabi à Fès : le Sheikh Al-Akbar y a marié ses deux sœurs. Et il faut noter par ailleurs que le Sultan Yaâcûb El Mansour exprimait un grand intérêt pour Ibn Arabi et sa noble famille andalouse, et lui avait proposé d'entrer dans son service, al-khidma al-malakia, al-amr al-aziz (ordre sublime) comme les sultans almohades désignaient leur règne.
Kansoussi a donc démontré la valeur symbolique et spirituelle de Fès aux yeux d'Ibn Arabi et citera encore une description de Fès du grand voyageur Al-Charif Al-Idrissi qui écrit en 560/1165 : «La ville de Fès renferme beaucoup de maisons, de palais, de métiers ; ses habitants sont industrieux et leur architecture ainsi que leur industrie ont un air de noblesse… On y voit de toute part des fontaines surmontées de coupoles et de réservoirs d'eau voûtés et ornés de sculptures ou d'autres belles choses. Les alentours sont bien arrosés, l'eau y jaillit abondamment… les jardins et les vergers sont bien cultivés, les habitants fiers et indépendants ». Puis Kansoussi cite encore Claude Addas : «Si Ibn Arabi avait eu à choisir un nom symbolique pour la ville de Fès il l'eût sans doute appelée Noor (lumière). Car c'est là où il accède à la demeure spirituelle, où il devint lumière».
Jaâfar Kansoussi qui se trouvait il y a peu en Allemagne pour le 9e Congrès International sur Ibn Arabi placé sous le thème «Le service de l'amour », organisé par la Oxford Muhyi Eddine Society, société scientifique de grande autorité, rapporte qu'en ce symposium un intérêt distinctif a été manifesté pour la Mosquée de Aïn Al-Khaïl où Ibn Arabi a eu une vision extraordinaire. Mais au Maroc, jusqu'à présent, cette mosquée fait l'objet d'une désolante indifférence, hormis l'attention que lui porte l'Association Nida'Fès et les efforts d'une princesse italienne qui essaie de collecter des fonds pour contribuer à sa restauration. Cette mosquée est en effet en danger et deux maisons voisines menaçent de s'effondrer sur elle. Kansoussi émet le vœu que la mosquée Aïn Al-Khaïl soit aussi Aïn Al-Khaïr (source du bien) et qu'elle bénéficie du même sort que connut le mausolée de la Tijania récemment restauré.
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