L'humain au centre de l'action future

«L'Ivresse du voyeur» de Mohamed Dernouny: à la recherche du temps perdu

«(...)Les bras croisés, je m'approche du bureau et découvre, sous la lumière crue de la lampe qui l'éclaire, le colis qui attend de me livrer ses secrets. Je sens ma fébrilité qui se déploie dans le silence de mon logis.»

18 Avril 2002 À 18:02

J'oublie mes mains qui tremblent, m'empare du colis, me débarrasse des restes de la ficelle et du papier kraft et découvre un contenant sous forme de boîte à chaussure qui porte une marque marocaine. Le couvercle de la boîte dégagé, je m'en vais, à la dérobée presque, saisir un foulard scrupuleusement plié, une peigne, des pendentifs en ivoire, un talisman couvert d'une peau de serpent, un chapelet et un miroir.(...)
(...) Dans leur rapport à mon imagination brouillée, les deux objets inanimés en fond de cale, une cassette vidéo et une enveloppe non cachetée, se dévoilent comme hors du monde. Devant ces ineffables empreintes d'Emma Kenza, ma nounou, ma mère de substitution pour l'éternité, j'ai de la peine à articuler. «C'est l'assignation du sort!» me dis-je . Et je reste là, statufié, redoutant de me perdre dans mes sombres pensées. Du fin fond de mon être, je vois certains de mes souvenirs qui s'égrènent dans le silence de mon logis.»
Il suffit parfois d'un déclic, une odeur, un son de musique, un objet apparemment insignifiant pour que notre imagination prend son envol pour un voyage dans les arcanes les plus enfouies, les plus escarpées et les moins soupçonnées de notre mémoire.
C'est l'éternelle histoire de la madeleine proustienne que l'on retrouve dans ce texte savoureux, le premier sans doute, de Mohamed Dernouny, maladroitement intitulé L'Ivresse du voyeur, publié aux éditions Les Ecrivains.
Là, c'est un colis reçu par la poste en provenance du Maroc qui déclenche la mécanique de la nostalgie.
Nous sommes à San Francisco où notre narrateur, un chercheur marocain, séjourne depuis seize mois au frais du musée de la ville. La ville est en proie à un froid glacial sans précédent.
En voyant le colis, et les «petits rien» qu'il contient -un foulard, une peigne, une amulette, un miroir et une cassette vidéo, il devine qu'il vient de recevoir là, un tiriste héritage, annonciateur du drame qu'il a tant redouté: la mort de la vieille nounou, sa mère de substitution qu'il aime tant, Emma Kenza.
Emma Kenza? un univers à elle seule, fait de bonté et de sagesse, une présence au quotidien auprès du petit garçon que le narrateur était, qui le protège de l'arbitraire d'un père tyrannique, ambassadeur de métier dont la vie est jonchée d'aventures féminines plus sordides les une que les autres; mais également des caprices d'une mère possessive, et de plus en plus néfaste pour lui à mesure qu'elle sombre dans la démence.
On imagine la place que tient Emma Kenza, cette esclave noire au grand cœur, dans la vie de cet enfant qui n'en pouvait plus de se faire torturer au quotidien, y compris par le docteur Logique appelé à la rescousse, plus souvent qu'à son tour, pour traquer la dernière allergie dont elle le soupçonne victime. «Une enfance passée sous contrôle médical» dit le narrateur.
Emma était sa protectrice, sa mère de substitution qui lui prodigue sans compter l'affection dont il a besoin, mais surtout qui lui fournit des repères dans cette maison transformée en «forteresse» peuplée de servantes, et parcourus par les intrigues, les chuchotements, et les tribulations d'un enfant voyeur .
Seul dans la nuit, dans son exil glacé, le narrateur égrène les souvenirs aigre-doux du passé en suivant les images de la cassette-vidéo reçue avec le colis. Là, devant lui, sur son écran de télé, Emma s'adresse à lui, lui rappelle ses dernières recommandations, guide ses pas dans cette ville inconnue.
D'autres personnages surgissent au cours de ce récit tout en finesse. Des femmes, des servantes pour la plupart qui ont meublé son enfance et donné un semblant de consistance, mais également des personnages de feuilletons radiophoniques, l'inspecteur Pélican notamment, dont les péripéties renvoient à celles qui se déroulent dans la forteresse.
Et puis il y a Clair Rausenbusch, la belle sino-américaine, sa collègue du Musée et son amour, la seule dont l'histoire se déroule au présent.
Pour son premier roman, Mohamed Dernouny nous serve un texte à double usage: à lire, mais surtout à savourer. La finesse du style y invite.
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