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L'art de Al'Aita : un chant du terroir

Al'Aita expression littéraire et musicale considérée comme mineure, la chanson Aita se trouve généralement livrée à l'appréciation précipitée des non-spécialistes, parce que son côté péjoratif occulte d'autres aspects et valeurs. Al'Aita, qui raconte la n

05 Août 2002 À 19:00

C'est principalement dans les plaines bordant l'Atlantique qu'Al Aita est appréciée le plus. Elle est un fait de société, un patrimoine allant de pair avec la tradition des cavaliers et, tour à tour, elle peut-être un cri de ralliement des moujahidine, un soupir d'amour ou une complainte. Par beaucoup d'aspects, elle s'apparente à la geste hilalienne (une tranche importante des tribus du littoral sont des Béni Hilal).
Le genre est particulièrement pratiqué dans les régions de la Chaouia, Doukkala et Abda, c'est-à-dire dans l'axe Casablanca-Safi ; là où les tribus arabes et bédouines cultivent cet amour séculaire pour l'improvisation poétique et pour les sports équestres traditionnels (la percussion de la ta'rija n'est-elle par une imitation du trot et des salves de baroud),la fauconnerie et le chant d'Al'Aita.
On retrouve aussi Al'Aita dans les plaines de Z'ayer, à Béni Mellal et au Haouz, avec des variantes consacrées et depuis longtemps visibles. Le terme lui-même est utilisé aussi pour désigner le chant des jbala, appelé à tort taqtouqa jabaliya.
Enfin, dans la hadra des Hmadcha d'Essaouira, la partie instrumentale, qui introduit la transe par un souffle continu de la ghayta, est appelée également Aita sans qu'intervienne aucune séquence vocale qui pourrait justifier cette parenté avec les genres homonymes précités.
On peut avancer deux interprétations différentes du mot Aita : selon la première, il s'agirait par contre d'une déformation de "ghayta” (hautbois populaire). Tous les indices penchent vers la première version car il y a effectivement un appel : presque toutes les Aita commencent par l'invocation d'Allah et des Saints ; le fait d'appeler a aussi d'autres connotations : celles d'anticiper, de rechercher et de demander l'inspiration.
Cette nébuleuse de genres revêt des formes différentes. Selon les régions, Al Aita prend des qualificatifs différents : elle est "marsawiya” au littoral, za'riya aux tribus des Z'aer, mellaliya à Béni Mellal au Moyen-Atlas et jabaliya aux montagnes du nord-ouest.
En plus de ces variantes principales, il existe à Safi une Aita spéciale appelée Haçba ; son répertoire est limité à quelques exemples du genre. Son caractère triste et secret la rend inaccessible partout ailleurs pour un public habitué généralement aux styles francs et modulants.
Toutes les Ayout (pluriel de Aita) à l'exception d'Al aita za'riya qui est monorythmique, usent des changements rythmiques et se déploient selon une coupe généralement à trois phases progressivement accélérées.
Les Ayout sont souvent chantées par un groupe mixte d'hommes et de femmes. Dans le cas où celles-ci sont absentes, l'un des hommes du groupe revêt des habits féminins et imite la voix et la danse des femmes.
Al'Aita de Wlad Hmar en est une bonne illustration. Pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, Al'Aita a eu ses heures de gloire chez le "caïd Aïssa Ben Omar Al'Abdi” qui était, semble-t-il, un fin connaisseur. Sa maison attirait les meilleurs musiciens et les meilleures chanteuses dont les performances étaient largement récompensées.
Selon Mohamed Abou Hamid, l'un des spécialistes les plus connus en la question, le genre ‘aita est parti de sa plus simple expression «al moqla'» (le distique) pour devenir, au fil du temps, une composition élaborée.
Le développement qui s'en est suivi est perceptible dans le meilleur modèle qui nous est donné à entendre : le genre «marsawi», noble, élaboré et riche des points de vue mélodique et rythmique.
Le marsawi est composé de deux parties contrastant par le rythme et le caractère. Chaque partie comporte des strophes «qatibat» reliées par des cadences et des transitions poétiques «hatta». Al ‘aita se termine par une «sadda», c'est-à-dire une cadence conclusive. On serait tenté d'établir des correspondances avec ce qu'il y a de mieux dans la tradition savante de la musique arabe : une organisation strophique, des cadences variées (suspensives, modulantes et conclusives à l'image des aqfal et kharjat d'un mouwachah). La première partie est donc lente, elle est appelée «lafrash» (littéralement : le lit, le drap du dessous). Elle commence par l'introduction musicale qui prépare l'entrée du chant. Souvent l'introduction est un taqsim puis une exposition du thème chanté sans rigueur rythmique. La phrase principale du chant est répétée du début jusqu'à la fin de la première partie, elle ne subit que de menus changements.
La deuxième partie, d'allure rapide, est appelée «ghta» (couverture). Ici, le rythme enjoué impose le mouvement et invite à la danse. Celle-ci est réglée, calculée, on l'appelle pour cette raison «lahsab» (littéralement : calcul). Les plus jeunes parmi les «chikhate» exécutent devant le public des danses sensuelles (jeu du ventre et des hanches, ondulations et frémissements du corps, balancement de la chevelure…), puis le chant reprend par un dialogue entre la chikha principale et le reste des chikhate et des musiciens.
La mélodie embrasse le rythme et le couvre d'une complainte expressive. Les musiciens nuancent la phrase musicale selon le sujet.
Ainsi usent-ils fréquemment des sons feutrés (presque en harmoniques) que produit la grande flûte lafhal utilisée dans al' aita soufiya ou al ‘aita des Jilala. De même, les violons alto usent de la pointe de l'archet pour rendre le même effet musical accompagnant le chanteur principal; à la voix rauque et vigoureuse de ce dernier répond un son musical grinçant et plaintif.
Les inconditionnels d'al ‘aita savent qu'à travers le cheminement de ce chant on découvre une histoire sociale, des hérauts, des personnages mythiques, une mémoire rurale ancestrale. L'on se rappelle encore de Fatima al Kobbas, de Chikha az Zahhafa, de Bouchaïb al Bidaoui et du Maréchal Qibbou ou de Hajja Hamdaouia qui continue à intéresser des nostalgiques.
Les plus avertis gardent encore un respect distant à Mohamed Da'baji et à Fatna Bent Lhoucine, derniers parmi les derniers représentants de la vraie ‘aita. La génération actuelle des chioukh et chikhate ne fournit pas encore la preuve de sa valeur, occupée comme elle est à satisfaire un public apparemment peu respectueux de l'authenticité et incapable de voir dans la ‘aita ses multiples dimensions artistiques et culturelles.
Aujourd'hui, le côté divertissant et parfois érotique prend le dessus sur le vrai sens de ce chant (il est parfois considéré comme impie, sulfureux). L'une des conséquences de cette dérive est que les grandes pièces sont soit totalement perdues, soit tronquées. C'est le cas des ‘ayout barghala, kharboucha, et tkabbat al khil ‘al khil qu'on appelait jadis oum la'yout (la mère des ‘aitas). C'est dire les trésors qu'on a encore à redécouvrir.
Avec les courants néo-populaires impulsés par Nass al Ghiwane et Jil Jilala, on a assisté à un nouvel éclairage sur certains aspects du chant populaire, chaque groupe se proposant de «remaker» un genre. Certaines formations, en effet, ont pu d'une façon inégale réussir à porter la ‘aita, depuis ses origines géographiques, à toutes les régions du Maroc. L'idéal aurait été de voir le public qui apprécie le sous-produit d'al ‘aita remonter aux sources de cet art raffiné et constituer justement le substrat social nécessaire à la survie des meilleures pages musicales d'al ‘aita.
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