La bonne étoile d'une danseuse
Fondatrice de l'un des rares cours de danse classique et contemporaine au Maroc, Latifa Hajjaj est une femme d'énergie. Altière et communicative, le regard franc, la démarche souple et les cheveux tirés, elle porte en elle la fierté d'une vie personnelle
LE MATIN
29 Mars 2002
À 20:20
"On me dit parfois dure avec mes élèves. Je crois que j'ai simplement un haut niveau d'exigence. J'ai envie de faire bouger toutes ces filles, de les bousculer un peu pour qu'elles sortent le meilleur d'elles-mêmes. Faire de la danse par conformisme social n'a pas grand intérêt. Les parents ne comprennent pas toujours qu'il s'agit d'un investissement personnel fort, d'une discipline de vie avec toutes ses joies, mais aussi ses contraintes”.
Les choix de son cœur
Passionnée très tôt par la danse, Latifa Hajjaj a eu la chance d'avoir des parents respectueux des élans et des choix de son cœur. Elle évoque, comme un bon coup du sort, sa mère féministe avant l'heure et son père doté de la tolérance que confère une culture large et solide. Fait rare dans les années soixante, ils lui laissèrent mener de front des études de danse et de droit.
Ainsi, toute jeune, Latifa Hajjaj fréquente avec assiduité les cours du Conservatoire de Casablanca. Puis, à 19 ans, la voici devant des choix difficiles. Assurer l'avenir, faire une carrière juridique ou commerciale ou bien accomplir son destin de danseuse, avec toutes les promesses et les incertitudes de la vie d'artiste. Très vite, sans hésitation, elle tranche pour une autre voie. Ce sera l'enseignement. "Je suis née avec l'indépendance. On ne devenait pas danseuse du jour au lendemain, à ce moment-là. Les perspectives n'étaient pas larges au Maroc. Or, je voulais travailler dans mon pays et pour lui”, assure-t-elle.
Au début des années soixante-dix, un poste se libère au Conservatoire. Il est pour elle. Cela ne l'empêche pas de parfaire sa formation dans de nombreux stages à l'étranger, à Arles et en Avignon, notamment. Un désir immense d'élargir ses horizons et de s'exercer à la fusion des influences la tenaille. En prime, elle décroche sa licence en droit.
Une référence obligée
Latifa Hajjaj amorce un nouveau virage en octobre 75. Elle quitte le Conservatoire, suite à un changement de direction. Elle vole de ses propres ailes et développe son atelier, boulevard de Paris, qu'elle anime depuis un an, déjà. Un virage heureux qui fera d'elle une référence obligée dans le monde artistique casablancais, puis marocain. Enfin, après dix ans, ce sera l'atelier de la rue Théophile Gautier et l'acquisition d'une solide notoriété qui n'a jamais été démentie, même au-delà des frontières du Royaume.
Aujourd'hui consacrée, Latifa refuse de se laisser enfermer dans son rôle. "Je ne veux pas devenir une relique”, affirme-t-elle, débordante de vitalité et de projets. Investie à corps et à cœur dans ses cours, Latifa Hajjaj n'a jamais voulu se confiner dans une sorte de tour d'ivoire. Concevant sa vie comme un engagement, elle a mené de nombreuses actions pour mieux faire connaître la danse de haut niveau au Maroc. Ainsi, elle a toujours tenu à ce que la RTM retransmette ses spectacles. "Je veux que les jeunes Marocains découvrent ce que d'autres jeunes Marocains savent faire”, dit-elle.
Dans un autre domaine, Latifa Hajjaj a beaucoup travaillé à l'essor d'une culture de la danse contemporaine au Maroc. Dès juillet 88, elle fait venir le danseur et chorégraphe Peter Goss au Complexe Mohammed V. C'est à l'occasion du premier stage international de danse qu'elle monte de bout en bout. 3.500 spectateurs et un franc succès à la clef. En allant sonner à toutes les portes, grandes institutions publiques comme sociétés privées, elle sait convaincre les partenaires nécessaires et faire naître des vocations de mécènes. "Je voulais des billets vendus autour de 20 dirhams, pour que viennent ceux qui n'assistent jamais à rien”, précise-t-elle. Pari tenu. Elle se souvient, pendant le spectacle, du silence quasi religieux de ce public, en bonne partie étranger à la danse.
De nombreux stages internationaux suivront, tous honorés des interventions de danseurs prestigieux, Rehda, René Lejeune, Géraldine Armstrong, Lucien Duthoit, Mohamed Arbia, Techkpo Dan Agbetou, Jean-Marc Boitière… Ainsi, Latifa Hajjaj, qui ne peut évoquer l'ancien Théâtre municipal de Casablanca, aujourd'hui rasé, sans une réelle tristesse, a su contribuer à rendre à cette grande métropole une part de la dimension culturelle qui lui manque encore.
Chorégraphe d'une vie
Très ouvert sur le monde et les autres, Latifa est aussi une idéaliste qui croit en la jeunesse, en ses formidables potentialités, quelles que soient ses origines sociales. Empreinte d'une certaine dose de naïveté à laquelle elle tient, elle se refuse à toute amertume. Elle n'a pas oublié ses débuts, dans son premier atelier, au milieu des années soixante-dix. Ça n'a pas toujours été facile ! Il fallait un caractère bien trempé pour se construire une crédibilité. Elle n'a jamais oublié les mots d'une femme dans les vestiaires, des mots qui lui étaient destinés : "Qu'est-ce qu'elle a à nous apprendre ? Ce n'est qu'une Marocaine”. Avec le recul, aujourd'hui, Latifa estime que cette remarque blessante, encaissée comme un crochet au foie, lui a rendu service. Depuis ce jour, elle n'a eu de cesse de prouver ce qu'une Marocaine était capable de réaliser. Pour elle, chaque expérience difficile est un tremplin pour rebondir.
Il y eut aussi quelques échecs, son projet d'Académie de danse à Casablanca qui n'a jamais vu le jour, par exemple. Elle regrette "cette génération d'enseignants qui seraient aujourd'hui opérationnels”. Elle aurait aimé, par ailleurs, pouvoir s'investir davantage du côté des jeunes défavorisés. Latifa n'a pas toujours été comprise, ni soutenue quand il le fallait. Est-ce parce qu'elle avait trop d'avance ? Parce qu'elle bougeait trop vite ?
Femme libre au sens noble du terme, exigeante par certitude que liberté, responsabilité et rigueur sont indissociables, elle est aussi une femme pressée, un rien impatiente. "J'ai toujours rêvé d'un Maroc ultramoderne, les choses n'avancent pas assez vite”, confie-t-elle volontiers. Pourtant, son découragement n'est jamais définitif. Résolue et souriante, Latifa Hajjaj n'a pas fini de nous étonner. Chorégraphe de sa vie, jamais de celle des autres, par respect, elle bouillonne encore d'idées. Se dégage de sa rencontre une sorte d'atmosphère de sérénité asiatique, faite d'une maîtrise de soi et d'écoute. Et une profonde gentillesse. Dans ses yeux, brille une petite étincelle qui nous révèle qu'à mi-parcours de sa destinée, elle a su garder la tête dans les étoiles.
Une foule de fillettes et de jeunes filles, empressées et rieuses, se bouscule dans la petite rue du quartier Gautier. C'est l'heure du cours de danse de Latifa Hajjaj. L'intérieur du studio est simple. Une salle équipée de miroirs et de barres, un vestiaire et c'est tout. Les esprits bienveillants de ce lieu d'ascèse se cachent dans des nappes musicales de synthétiseurs orientalisant et féeriques qui vous subjuguent d'emblée, dans le frottement rêche des chaussons sur le bois du parquet. Dans un coin, Nicole Lazrak, bénévole passionnée, vérifie encore une fois la qualité des costumes pour le prochain spectacle. Voici donc ce temple de la danse qui fait rêver tant de jeunes filles marocaines.
On vient ici pour apprendre et travailler, après le lycée ou l'école. Pas de falbalas inutiles. Collants, tee-shirts, sont les tenues de rigueur . "Je ne veux pas de poupées Barbie", précise Latifa Hajjaj. Pas de garçons, cette année, au cours de danse : "les mères seraient plutôt pour mais les réticences des pères et le poids familial sont encore trop forts".
Tous les deux ans, l'atelier de danse Latifa Hajjaj prépare un spectacle. Le Théâtre de Sidi Othman et son millier de spectateurs enthousiastes se rappellent encore du "Conte des quatre éléments", de "Casablanca … à Broadway" ou de "Corazones calientos".
Ce soir-là, c'est jour de répétition à l'atelier. Tout doit être parfait pour le ballet qui sera offert au public au mois de mars. Chaque groupe d'âges doit présenter son tableau. La concentration de ces élèves est saisissante, leur plaisir de danser manifeste. On devine que chaque placement, chaque enchaînement, est vécu par ces filles comme un enjeu vital. A la fin de la reprise, elles s'écroulent sur le parquet, hors d'haleine, exhalant leur effort et, parfois toute leur douleur. Pour la danse, elles sont allés chercher au fond d'elles-mêmes ce qu'il y avait de plus généreux. "C'est vrai que Latifa est sévère", me confie l'une d'elles, jolie brunette longiligne, "mais, quand le cours est fini, elle est aussi capable de rire avec nous et il n'y a plus de barrière. Et ça, c'est vraiment super".
"Tends ta pointe !"
Postée dans l'embrasure de la porte, Latifa bouge très peu ce jour-là. Son assistante veille à ses côtés. Droite, attentive , la chorégraphe observe chacune sans complaisance. Elle ne laisse rien passer.
D'une voix ferme, elle rectifie un geste imprécis, un mouvement à contretemps : "Tends ta pointe ! Tends-là ! " crie-t-elle. "Ne travaille pas pour rien . Il ne faut pas que ce soit gratuit ! ". Pour sûr, elle mène ses élèves à la baguette et ne pardonne pas l'à-peu-près. Certaines rechignent un peu, au bord du découragement, puis reprennent aussitôt la figure ratée. A l'évidence, cette apparente rudesse se paie en retour d'une grande confiance. A la fin du tableau, quand c'est mérité, Latifa concède un "C'est bien", sobre compliment qui agit comme une douche de bonheur sur le visage de ces adolescentes. Des coups de gueule, des prises de bec éclatent parfois. Tout cela se règle au cours suivant, avec un dessin ou un mot tendre qu'on offre au professeur. "Plusieurs ont fait une carrière en sortant de mon cours mais je ne cherche pas à faire d'elles des danseuses professionnelles", explique-t-elle. "Sinon, il faudrait que je renvoie toutes celles qui ont un problème de poids, de pied ou de colonne vertébrale. Et cela, je ne le veux pas, j'essaie, néanmoins de friser le professionnalisme avec des filles qui ne viennent que deux à trois fois par semaine. Cela demande beaucoup d'efforts. Celles qui en veulent l'acceptent. Leurs parents, pas toujours. Je ne cherche jamais , cependant, à me substituer à eux". D'ailleurs, Latifa a élevé sa propre fille et se sent comblée de ce côté là.
L'inaccessible beauté
Convaincue que chacune de ses élèves est porteuse d'une énergie propre qui ne demande qu'à s'exprimer, Latifa Hajjaj sait conjuguer toutes les individualités pour les réunir dans les meilleurs effets de synergie. Ici, pas de narcissisme. La réussite d'un ballet se fonde sur le sens du collectif. De même, elle concocte avec soin le mixage des choix musicaux. En effet, les morceaux joués, selon les groupes de danseuses et les tableaux présentés , sont très éclectiques. Gospel, techno, musique orientale, percussions africaines, musique classique ou romantique, solos de pianos ou de saxo jazz, salsa. Toutes les couleurs de la musique sont là. Elles finissent souvent par se fondre pour donner le la d'un univers qui enchante l'atelier d'une symphonie intemporelle, bourrée de rêve et d'énergie. De quoi pousser une jeune danseuse à se dépasser pour s'élancer corps et âme vers une inaccessible beauté.
Les choix de mise en scène, eux aussi, sont de qualité irréprochable. Ni facilité, ni effet de mode. Pas une once de mièvrerie. Plusieurs chorégraphies sont signées par des professeurs de danses de renommée internationale . Les autres par Latifa Hajjaj. Elle privilégie toujours l'expressif, avec des clins d'œil au théâtre. Contemporain, classique, jazz, les genres abordés sont nombreux, avec toujours la même exigence. Au fond, la démarche demeure identique, tous sont une manière d'aller chercher au cœur de l'adolescence ce qui ne demande qu'à jaillir.
On ressort un peu sonné d'une séance de répétition au studio de danse de Latifa Hajjaj. La motivation, le sérieux des élèves lorsqu'elles dansent sont surprenants. Latifa sait faire d'elles, le temps d'une chorégraphie, des jeunes filles sûres d'elles-mêmes , transmutées, libérées de toute contrainte. Le temps d'un tableau, elle fait éclore des jeunes femmes fortes et sensibles, d'une aisance élégante , sans racolage ni pathos.
Et puis, le cours terminé, les élèves ressortent. Il fait nuit, un peu froid, dans la rue Théophile Gautier. L'épicerie est éclairée. Un taxi passe. Ces jeunes danseuses, on ne les reconnaît plus. Noyées dans l'anonymat et le retour au quotidien. Elles sont redevenues des gamines en jeans et sweat-shirts. Latifa Hajjaj a quelque chose d'une fée, qui fait d'elles des femmes-oiseaux le temps d'un cours. "J'ai vu de sacrées jeunes filles s'épanouir. Je crois avoir contribué à renforcer leur caractère , sans permissivité, avec, peut-être, une pointe de complicité maternelle", affirme-t-elle. Des regrets, des déceptions ? "Oui, quand une ancienne élève, ses études finies, revient à mon cours et finit par me dire, un jour, un peu gênée : je ne peux plus venir danser. Il faut que je sois rentrée tous les soirs à 18 heures pour m'occuper de mon mari".