Spécial Marche verte

La science sociale face à la misère du monde

Pierre Bourdieu est décédé le 23 janvier, à l'âge de 71 ans. Auteur d'une œuvre sociologique mondialement reconnue, il s'était engagé de plus en plus, au cours de la dernière décennie, à côté des laissés pour compte du mouvement de la mondialisation.

07 Février 2002 À 20:31


Un livre, publié en 1993, signale clairement cette bifurcation qui a conduit Bourdieu, tout en continuant son travail académique, à s'engager de plus en plus sur le terrain des luttes concrètes. Ce livre, un ouvrage collectif qu'il a dirigé, s'intitule en effet, de façon simple mais bien significative : "La misère du monde”.
C'est le fruit de la collaboration d'une équipe de chercheurs qui s'est consacrée pendant trois ans à comprendre les conditions d'apparition des formes contemporaines de la misère sociale. Les espaces, institutions et individus concernés, couvrent une large palette : les cités de banlieue, l'école, la famille, le monde ouvrier, le sous-prolétariat, l'univers des employés, celui des paysans et des artisans, des chômeurs, des drogués, des sans domicile fixe, etc.

Le sociologue «écrivain public»


Autant de lieux où se nouent des conflits générateurs d'une souffrance dont la vérité est dite, et c'est la le grand intérêt de toute l'entreprise, par ceux qui la vivent.
L'ouvrage se présente comme un ensemble d'entretiens, distribués et regroupés autour de grands axes thématiques. Menés selon des principes méthodologiques bien définis, les entretiens ambitionnaient de faire émerger des vérités enfouies, un discours réellement personnel, de la part des enquêtes. Mais ce souci d'entrer dans la singularité d'une vie et de la comprendre dans son unicité, n'excluait nullement la nécessité de relier le drame personnel au drame plus général, celui d'un univers social dont il fallait mettre à nu les mécanismes générateurs d'exclusion et de souffrance.
C'est le préambule rédigé par l'enquêteur en tête de l'entretien qu'il a mené, qui essaye d'expliciter ce lien entre l'individuel et le collectif, le spécifique et l'universel. Mais au cours de l'enquête, nulle problématique pré-établie n'était imposée par l'enquêteur.

Nécessité de la critique


Au contraire, il fallait pousser l'enquêté et l'aider à exprimer sa vérité personnelle, son malaise et sa souffrance, à les reconnaître dans le mouvement même où il les exprimait A ce stade, le sociologue joue en quelque sorte le rôle d'un "écrivain public”.
Pierre Bourdieu a non seulement dirigé l'entreprise, mais mené lui-même plusieurs entretiens, en préambule desquels on retrouve plusieurs des concepts qu'il a forgés et qui son devenus familiers dans la littérature sociologique contemporaine. Les concepts de reproduction (de la stratification sociale), champ, habitus, capital culturel, violence symbolique, etc Trois textes, courts mais denses, montrent l'articulation entre ces concepts et l'ensemble de l'entreprise. Il s'agit d'un texte introductif : "L'espace des points de vue”, d'un final : "Comprendre” suivi d'un "Post-Scriptum”.
Ceci dit, on ne peut omettre de signaler que l'œuvre pionnière et savante de Bourdieu s'ente sur un choix éthique originel. Ce choix, on peut le lire clairement dans une citation de Wittgenstein rapportée par Bourdieu, et qui nous éclaire peut-être sur la motivation qui a conduit le philosophe de formation qu'était Bourdieu a s'intéresser plutôt à la "mécanique” sociale. Wittgenstein qui s'interroge comme suit : "Quel intérêt y a-t-il à étudier la philosophie, si cela n'améliore pas notre façon de penser sur les questions importantes de la vie de tous les jours ?”
On peut rappeler aussi que les premiers travaux de Bourdieu, qui a commencé sa carrière universitaire à la Faculté de Lettres d'Alger en 1958, constituent un précieux témoignage sur ce pays, avant et après l'indépendance. Il s'agit de : " Sociologie de l'Algérie” (1958) et : "Le déracinement” (1964).
Enfin, la position éthique de Bourdieu est à relier à cette figure de la tradition française des Lumières qu'ont illustrée en leurs époques respectives un Voltaire, un Zola, un Sartre; la figure de l'intellectuel critique, que non seulement Bourdieu a parfaitement incarnée, mais hautement revendique, écrivant :
"Ce que je défends, c'est la possibilité et la nécessité de l'intellectuel critique. Il n'y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique. L'intellectuel en est un, et de première grandeur”.
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