L'humain au centre de l'action future

«Labinat », un ouvrage de Abdelmajid Chorfi

Abdelmajid Chorfi, professeur de civilisation arabe à l'université de Tunis, est en même temps Directeur de la Collection : “Ma'alim al hadata”. Parmi les livres qu'il y a publiés : “Labinat”, dont nous rendons compte dans cet article.

25 Février 2002 À 17:50

Si la signification littérale du mot labinat est "pierres”, il faut l'entendre au sens métaphorique dans l'intitulé choisi par A. Chorfi à son livre. Un sens que rend bien l'expression française : "pierre à pierre” et, mieux encore : "apporter sa pierre à l'édifice”. L'édifice, ou l'œuvre, à laquelle entend contribuer l'auteur est le renouvellement de la pensée islamique, devenu incontournable si les musulmans veulent participer pleinement à la marche du monde dans lequel ils vivent.
Le titre Labinat exprime bien aussi la nature du livre, qui regroupe les textes de conférences prononcées lors de divers colloques et traitant de sujets ponctuels dans le cadre de la problématique de renouvellement de la pensée islamique.
En parallèle aux vastes oeuvres étudiant les cadres épistémologiques et historiques généraux de cette pensée, comme l'illustre par exemple «La critique de la raison arabe» d'Al Jabiri, la démarche ponctuelle traitant de sujets bien délimités est aussi nécessaire, voire d'une efficacité pédagogique autrement plus grande; et ce, en déconstruisant pas à pas des concepts et en mettant en cause des certitudes tenues depuis des siècles comme allant de soi et faisant intrinsèquement partie de l'Islam. Donnons trois exemples, parmi ceux étudiés par Chorfi.
Nécessité d'études ponctuelles
Tout d'abord, cette affirmation constamment avancée pour contester la nécessité de la sécularisation, à savoir que l'Islam, contrairement au christianisme, ne connaît pas l'institution de l'Eglise. Certes, formellement c'est exact, mais de fait, comme le montre Chorfi, il existe bel et bien une "institution religieuse”, mouassassa diniya, qui prétend détenir le monopole de l'interprétation de la religion, et par là le pouvoir de légiférer. Elle est constituée des uléma officiels, qui ont été liés majoritairement depuis l'avènement de la dynastie Omeyyade et au cours des siècles, aux pouvoirs établis qui en tiraient légitimation de leurs diverses politiques.
Aujourd'hui, cette institution est confrontée à de multiples défis. Domestiquée par l'Etat moderne qui la fait servir à ses fins, elle est contestée par les islamistes radicaux et n'a plus aucune influence sur les secteurs les plus avancés de la société. Le seul espoir pour qu'elle regagne une crédibilité, neuve gît dans une nouvelle formation des uléma, qui intégrerait les acquis des sciences humaines modernes. L'introduction de celles-ci dans l'antique université de la Zitouna en Tunisie, montre là encore le rôle déterminant de l'Etat.
Le second exemple de critique opérée par Chorfi, concerne la fameuse épître, ar-Rissala, de Chafi'i (m.204H./836), épître qui a posé les fondements, oussoul, du fiqh et est devenue depuis lors une référence incontournable, quasiment sacralisée. L'une des conséquences les plus importantes, et négative, de la méthode de Chafi'I a été de confiner les recherches du fiqh dans des détails du rituel (ibadat), un nombre limité d'actes relevant de la praxis sociale (mou'amalat), le système judiciaire musulman se réduisant essentiellement à ce qui touche au statut personnel et à certaines transgressions dont les sanctions, houdoud, sont spécifiées par ailleurs par le texte coranique. Autre conséquence, et non des moins lourdes, c'est l'évacuation hors du domaine législatif de tout ce qui touché à l'organisation et la limitation du pouvoir politique. En conclusion, douze siècles après la mort de Chafi'I, il relève de l'évidence que le système qu'il a élaboré, novateur en son temps, doit être aujourd'hui revu de fond en comble.
Le troisième texte de A. Chorfi méritant l'attention est celui intitulé : "La méthode comparée d'étude de la production religieuse”. Cette démarche se justifie, explique l'auteur, par le fait que l'Islam, à l'instar des deux autres religions monothéistes, est une religion basée sur une révélation prophétique. Le noyau des trois religions est la croyance en un Dieu transcendant mais qui s'est adressé néanmoins aux hommes par l'intermédiaire de prophètes. Il en découle la similarité de certains problèmes posés à la conscience monothéiste. Aussi, les grandes mutations intervenues dans la chrétienté, en premier la réforme protestante puis la soumission des textes bibliques à la critique philologique et historique, ne sauraient être ignorées ou laisser indifférents les penseurs musulmans. L'exemple du grand Al Biruni, savant de l'âge classique, qui s'intéressa non seulement aux deux autres religions monothéistes mais aussi aux grandes religions de l'Inde, est là pour nous prouver que l'aire islamique n'a pas ignoré les vertus du comparatisme. Cette méthode ne peut que mener au rejet des lectures dogmatiques et closes, qui font abstraction de l'histoire, de l'interpénétrations des cultures et des traditions spirituelles, de l'évolution de la conscience et de la sensibilité religieuses. Aujourd'hui, seule une religion intériorisée, assumée en pleine liberté de choix, peut permettre au musulman de vivre sereinement dans son temps, dans la fidélité aux grands principes et objectifs humanistes de l'Islam. Pour conclure, observons que Abelmajid Chorfi fait partie d'une pléiade de penseurs tunisiens engagés dans la même entreprise de renouvellement de la pensée islamique. On citera les noms de Mohamed Talbi, Hichem Djait, Yahd Achour, Hmida an-Niffer. Cette riche et importante contribution tunisienne mérite à coup sûr d'être étudiée et méditée.
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