«Le Passé composé» de Ali Mounir Alaoui: la génération du désespoir
Après un silence de plusieurs années, l'auteur de «La Colline de Moïse», Ali Mounir Alaoui refait surface en signant un nouveau roman sous le titre «Le Passé composé». Lecture. >
LE MATIN
10 Octobre 2002
À 17:21
«Est-ce être femme est fatalement une damnation ? Ne sommes-nous donc nées que pour connaître les affres de la frustration ? Dieu ! Ne suis-je pas d'abord un être humain avant d'être une femme pour me voir ainsi contrainte à faire ce que mon cœur, mon âme et toutes les fibres de mon corps me supplient de ne pas accepter ? Y a-t-il un sens à cette raison qui, en m'obligeant à faire ce que je ne veux pas faire, me pousse tout droit à la déraison, à la folie ?» Encore un roman sur la condition de la femme ? Oui, mais pas seulement. Mounir Alaoui est l'un de ces commis d'Etat, un cacique de l'administration qui a assez roulé sa bosse dans ses rouages et accumulé assez d'expériences sur les choses et les hommes pour ne pas succomber au charme des lieux communs et des conventions. En fait sa préoccupation est d'ordre plus général. C'est une réflexion critique sur la culture et des mœurs de la société marocaine des années quarante du siècle écoulé, comme «La Colline de Moïse» était une reflexion critique sur le système d'héritage dans les campagnes, générateur de l'émiettement des propriétés agricoles et de l'exode dans les villes. Nous sommes à Marrakech au temps du Pacha El Glaoui. Tout a commencé par le mariage de Yacout, l'une des nombreuses yach-chirat qui peuplent la résidence du potentat, avec Moulay Hadi fils du cherif Moulay Merzouk, l'héritier du préstigieux saint l'Oiseau des montagnes. Nous sommes également au cœur d'un univers étriqué, peuplé de saints à l'œuvre, de mystères d'ordre mystiquo-supertitieux, et où tout, les actes comme les paroles des hommes, n'ont pas d'autres raisons que celle que leur confère la fatalité. C'est cette même fatalité qui a décidé de l'union pour le moins étrange entre le jeune et beau Hadi et un laidron aux «lèvres éversées» et au «teint charbonneux», sans parler des origines incertaines de la pauvre Yacout. En fait c'est le terrible Pacha qui a décrété ce mariage insolite pour s'assurer de l'engagement et de la loyauté du jeune homme affecté à son service. Autour du couple, d'autres personnages font leur apparition, telle Mahjouba la voisine au zèle encombrant, et plus tard la jeune Fatima-Zohra, la fille adoptive du couple qui, sous la pression sociale et le poids des traditions ancestrales, deviendra la coépouse du tuteur. Elle donnera naissance, avant de disparaître dans des conditions dramatiques au petit Abdellah qui vient s'ajouter aux deux premiers enfants Hommane et Madani. Rien n'est plus sûr qu'un tel ferment pour que les enfants grandissent dans l'incompréhension mutuelle et la haine. Les rumeurs colportées par les voisins, les préjugés de tout ordre font le reste. C'est le lot de cette seconde génération qui sera amené à faire un choix dans les tumultes des mutations politiques et sociales sur fond de lutte pour l'indépendance et plus tard pour le pouvoir. Si Abdellah choisira le camp du patriotisme, Hommane, lui, se laissera tenter par les sirènes de la collaboration. Cri de rage contre une société Mais pour l'heure, le jeune Abdellah n'a d'autres yeux que pour Khadija, sa camarade de classe dont il ne savait pas encore qu'elle laissera ses marques indélibiles sur sa vie. Abdlallah, Khadija, Hommane, Madani, quatre personnages, quatre destins portés par des itinéraires differents. Si Khadija, de par sa condition de femme soumise à la volonté du père et aux pesanteurs des traditions, connaitra un sort des plus tragiques, après avoir enduré les pires difficultés inhérentes à la vie quotidienne, Abdellah, lui, paiera le prix fort pour son engagement politique contre le colonialisme. Seul Hommane, le frère ennemi, le collaborateur, capable de vendre père et mère pour assouvir sa cupidité, aura rendez-vous avec la chance au lendemain de l'indépendance. Il sera nommé commissaire de police à Marrakech et partant, gagnera en influence en tant que personnage incontournable. Cri de rage contre une société traditionnelle qui ne fait pas de place à l'individu et encore moins aux femmes, le roman de Mounir Alaoui, à travers la saga familiale qui se déroule sur deux générations, est aussi le miroir d'une société qui tente de s'abriter sous l'assaut de la modernité, derrière d'épais murailles fait de certitudes, de superstitions et de coutumes éculés, le tout fortement enveloppé dans d'interminable fumée d'encens qui leur confère un semblant de sacralité et de mystère. On peut lire également ce récit comme une parabole de l'histoire politique du pays durant le protectorat jusqu'au lendemain de l'indépendance. Il est difficile de ne pas être tenté par le rapprochement entre Abdellah et la multitude de résistants qui ont fait les frais des développements politiques survenus au lendemain de l'indépendance. De même, le personnage de Hommane ne peut pas ne pas rappeler la légion de parvenus qui se sont retrouvés aux commandes dans les mêmes circonstances. Quant à Khadija, elle n'avait tout simplement pas sa place dans une société où elle était en avance sur son temps. Dotée d'un certificat d'études primaires, et attachée à sa liberté, celle d'aimer en premier lieu, elle bousculait beaucoup trop de tabous et de certitudes pour ne pas être montrée du doigt. C'est sans doute ce qui justifie son titre. «Le Passé décomposé» est en effet une sorte de déballage d'une période de notre histoire dont nous sommes encore très loin d'en mesurer l'impact sur notre présent, celle d'une génération et d'une société traditionnelle qui n'en finissait pas d'étouffer dans ses entraves, ses certitudes éculés et ses scléroses. Décomposé ce passé c'est prendre date avec l'avenir. C'est la grande leçon de ce roman.