Spécial Marche verte

Littérature: le roman du Taj Mahal

Fondé en 1526 par un descendant de Tamerlan, Babur, l'empire moghole gouverna l'Inde durant plus de trois siècles et fut un véritable creuset au sein duquel fleurirent religion et philosophie, pensée mystique et poésie, beaux-arts et architecture. Une des

08 Janvier 2002 À 10:01

Larme solitaire posée sur la joue du temps…C'est ainsi que le grand poète bengali Tagore a décrit le Taj Mahal. Plus près de nous, la philosophe et romancière française Catherine Clément, voit dans ce monument la matérialisation d'une quête spirituelle grandiose, qu'elle expose dans un livre qui, tout en respectant les faits historiques, accorde une large place à la vérité poétique et à l'imagination, comme l'indique son titre : "Le Roman du Taj Mahal” (Ed. Noesis, 1997).

Du Ram Bagh au Taj Mahal

Le Taj Mahal est un éclatant témoignage, ciselé dans la pierre, de l'amour de l'empereur Shah Jahan pour sa femme, Mumtaz Mahal, décédée lors de son dernier accouchement (1631). Dans la construction de ce mausolée impérial, qui allait s'étaler sur 22 ans, ont collaboré non seulement des artisans de l'Inde, mais aussi plusieurs venus des différents coins du monde musulman. Pour le dessin du dôme, Ismail Khan de Turquie;
le maître-macon, Mohamed Arif, venait de Baghdad; Amanath Khan Shirazi, le plus grand calligraphe de son temps, traça les versets du Coran qu'on grava sur la tombe de l'impératrice.
La beauté et la perfection du Taj Mahal n'avaient pas surgi du néant, mais s'inscrivaient dans une tradition esthétique qu'on peut faire remonter jusqu'au fondateur de la dynastie, Babur le conquérant. Le premier, il construisit, dans la même ville d'Aggra, un jardin, Ram Bagh, que Catherine Clément décrit comme "un lieu géométrique où le calcul se mêle à la mystique, l'eau à la lumière”.
Cette dimension "mystique” s'épanouit pleinement dans la vie et l'œuvre du petit-fils de Babur, Akbar. La vie de ce conquérant impitoyable a été bouleversée par sa rencontre avec un saint soufi, à la mémoire duquel il édifiera la ville de Fathepur Sikri. Bien qu'il ait conquis de larges étendues du sous-continent indien, Akbar demeure davantage connu pour le syncrétisme religieux qu'il tenta d'opérer. Il avait convoqué dans son palais, à Fathepur Sikri, les dignitaires de toutes les religions connues en Inde, et les avait logés dans une aile où l'on voit encore leurs cellules sommaires. Brahmanes, moines jains, ulémas, jésuites catholiques, rabbins, prêtres de Zoroastre, se côtoyèrent et avancèrent leurs arguments. A partir de tout ce qu'il entendit, et faisant une synthèse du meilleur, il décréta la création d'une religion nouvelle sans temple, sans clergé, sans rituel et qu'il baptisa : le Tawhid-al-ilahi, le "Divin Monothéisme”.
Des dix vertus sur lesquelles était basée cette nouvelle religion, la dixième, profondément soufie, cherchait la consécration de l'âme à Dieu en vue de son union avec lui. Chaque adhèrent à la religion nouvelle gardait par ailleurs la liberté de pratiquer sa religion initiale ou une autre de son choix. Ces lois de la nouvelle religion furent proclamées par Akbar, en 1579, dans la mosquée de Fathepur Sikri.
C'est le petit-fils d'Akbar, Shah Jahan, qui allait construire le Taj Mahal.
Atterré par la mort de sa bien-aimée, Shah Jahan, jusque-là amoureux de vin, de musique et de danse, entra dans une profonde crise spirituelle. Sentiment de culpabilité? Le fait est qu'en 1632, toujours en grand deuil, il ordonna la destruction de tous les temples hindous récemment construits dans l'empire. Mais bientôt, une inspiration heureuse, la "vision” éblouissante du sanctuaire qu'il projetait pour sa femme décédée, mirent fin à sa fureur iconoclaste.
Le déchirement qui partagea un temps l'âme de Shah Jahan, allait se manifester encore dans le conflit tragique qui opposera deux de ses fils; un conflit qui est, pour l'islamologue Anne-Marie Schimel, "un trait constant de l'Islam indien, caractérisé par la tension entre l'islam légaliste tourné vers la Mecque, et l'islam mystique indianisé”.
L'aîné, le prince Dara Shikoh, après la perte d'un fils en bas âge, s'était tourné vers le soufisme, sous la conduite d'un saint, Mulla Shah. Dara parlait et lisait le persan, sa langue maternelle, mais aussi le hindi, l'arabe et le sanscrit. Il traduisit les Upanishads en persan. Apres avoir étudié les textes sacrés de l'Inde, la Thora, les Psaumes, les Evangiles, il écrivit un ouvrage qu'on lit encore aujourd'hui : Majma' al Bahrayn, "Le Confluent des Deux Océans”.

L'art comme facteur d'unification

Le second prince, Aurangzeb, était l'antithèse de son frère. Dès son enfance, il manifesta sa désapprobation de la musique, de la danse, des fastes de la cour moghole. Il s'empara du pouvoir, triomphant de son frère Dara et mettant en réclusion son père. Après s'être fait couronner à Delhi, en 1658, appuyé par les uléma, il s'engagea dans l'entreprise d'instauration d'un Islam strict et austère, contre la souriante religion soufie. A ses yeux, son frère était un infidèle. Après un emprisonnement d'un an, Dara, jugé pour hérésie et sympathie pour l'hindouisme, fût décapité (1659).
Pour signifier avec éclat la suprématie de l'Islam, Aurangzeb construisit sur la plus haute colline de Bénarès, la ville par excellence sacrée de l'hindouisme, une imposante mosquée, frappante par l'austérité de ses deux couleurs de pierre, rouge et blanche. C'est dans ces années-là que germa la haine des hindous pour l'Islam et que les principaux soufis de l'Inde furent exécutés à Delhi. Tournant tragique car si, initialement, l'Islam se propagea surtout dans les basses castes et chez les intouchables, les autres conversions ultérieures, à partir du XII ème siècle, se firent particulièrement par l'intermédiaire des soufis.
Babur, fondateur de dynastie et amoureux de jardins, Akbar, conquérant et initiateur d'une nouvelle religion qu'il voulut universelle, Dara, érudit et mystique, Aurangzeb, prince intolérant et métamorphosé aux instants ultimes de sa vie : existe-t-il un fil directeur reliant ces vies? Un foyer vers lequel elles convergent et d'où elle puissent tirer sens et cohérence?
Pour Catherine Clément, la réponse est oui, et ce foyer est le Taj Mahal. Comment? Ce sont des "Danseurs et musiciens” (intitulé d'un chapitre de son roman) qui vont nous mettre sur la voie.
Parmi les élément qui concouraient a la splendeur "inouïe” des cours mogholes, la musique et la danse occupaient une position privilégiée. Le premier, Akbar avait compris que l'art sait réunir ce que divisent les guerres de religion. Sous son règne, ont éclos de nouvelles formes de musique et de danse.
Akbar sortit les danseuses sacrées des temples et les mêla, dans son palais, aux danseuses venues de Perse. Le résultat en fut la naissance de la danse nommée Khathak : un tournoiement profane qui tend vers le sacré, si proche de la danse des derviches.
Quant à la musique, elle fut marquée par le chanteur préféré d'Akbar, Tansen, un hindou de pauvre naissance. Son chant, qu'on appelle aujourd'hui le Dhrupad, a fait souche. Il mêle le "Raga du feu” (partie qui était chanté par Tansen) et le "Raga de la pluie” (partie qui était chantée par la fille de Tansen), et hindous comme musulmans le chantent du même cœur.
Pour Catherine Clément, le Taj Mahal, à l'instar du Dhrupad, unit l'eau et le feu. La nuit ou Shah Jahan en eut la vision éblouissante , il était, dévoré par "le feu du deuil”, en train de contempler l'écoulement serein de la Jamuna, ce fleuve sacré de l'Inde.
Musique et danses convergentes : le Raga du feu et le Raga de la pluie rejoignent dans le même esprit la danse sacrée et le tourbillon. Et Catherine Clément, portée par les ailes de la métaphore, de poursuivre : Le Taj Mahal unit le jour et la nuit, le soleil et la lune, le feu et l'eau…L'Inde et l'Islam. Car en Inde tout renvoie au Gange, tandis que l'Islam est né dans le feu du désert.
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