Spécial Marche verte

Orchestre symphonique arabe : un patrimoine musical universel

Au court d'une récente émission du «Carrefour musical» animée par notre collègue et amie Touria Serraj, l'invité du jour a évoqué la prochaine création de «l'Orchestre symphonique arabe».

08 Février 2002 À 17:42

Cette annonce, en elle même, n'a pas manqué de m'interpeller, et de ce fait, m'a amené à m'interroger sur la nature des formations musicales existant au sein du monde arabe, en général, et en particulier, sur la cœxistance entre les formations musicales, par essence, dédiées à des répertoires arabes et des formations symphoniques créées dans cet environnement culturel. Sont-elles incompatibles, ou au contraire, ont-elles tendance à se rejoindre? Au delà de ces considérations, n'assiste-t-on pas à un véritable bouleversement du fait culturel musical dans cette région du monde?
Un orchestre symphonique, ou orchestre tout court, est une formation musicale qui se compose, classiquement, de deux ensembles de violents dits premiers et seconds violons, un ensemble d'altos, de violoncelles, de contrebasses, une ou plusieurs harpes, un ensemble d'instruments à vent bois et cuivre et enfin un ensemble de percussions.

La recherche de nouvelles sonorités


Cette composition est loin d'être figée. Il est difficile d'exécuter la 9ème symphonie de Beethoven sans la présence d'un important ensemble choral. De même qu'il n'est pas possible d'exécuter un concerto pour piano et orchestre sans la présence d'un piano. Dans un cas comme dans l'autre, s'agit-il d'éléments associés, ou d'éléments intégrés à la formation symphonique?
De grands compositeurs français comme Claude Debussy (mort en 1918) et Maurice Ravel (mort en 1937), laissaient supposer, déjà, la possibilité d'introduire de nouveaux instruments.
Sous l'influence du jazz, aux Etats Unis et en Europe, de nouveaux instruments allaient être admis dans les formations symphoniques, notamment, le saxophone et certains instruments électriques.
Ahmed Sayyad, compositeur marocain contemporain de renommée internationale (faut-il le rappeler?), a introduit le nay dans la formation ayant exécuté une de ses œuvres.
Ce qui est considéré comme fondamental, ce n'est pas tant l'accumulation de tous ces moyens, mais bien la recherche de nouvelles sonorités, de timbres, d'expressions musicales, réalisés par l'alchimie de l'orchestration et de l'harmonisation.
Existe-t-il des orchestres symphoniques au sein du monde arabe?
Sans prétendre à l'exhaustivité, je ne souhaite citer, pour ma part, que cinq exemples :
* L'«Orchestre Symphonique de l'Opéra du Caire». Cette formation a accompagné la chanteuse libanaise Majda Erroumi, et s'est produite, en association avec un orchestre de musique arabe, pour l ‘exécution d'un grand classique d'Oum Kaltoum;
Le défunt orchestre symphonique de la radiodiffusion marocaine;
* L'Orchestre Philharmonique du Maroc, créé il y a moins de six ans et qui possède déjà un important répertoire classique;
* L'Orchestre Symphonique de la Gendarmerie Royale. Cette formation, sous la direction de Oleg, a donné la réplique à la même Majda Erroumi lors de l'ouverture du festival de Rabat (Session 2000).
* L'Orchestre symphonique des Forces Royales Air, formation qui devait beaucoup à l'action du défunt général Mohammed Kabbaj.
Par ailleurs, il n'est pas possible de passer en revue ces grands ensembles orchestraux sans mentionner les tentatives de Mohammed Abdelwahab et de Farid Al Atrach.
Dans le film «Ghazi Al Banat» (années 40), et pour la chanson «Achiq Arrouh», les images du film montrent une formation dirigée par Mohammed Abdelwahab jouant le banjo, l'ensemble comprenant des balalaïkas, des violons, des instruments à vent et surtout un important groupe choral, hommes et femmes tenant entre leurs mains le texte de la chanson.

Orchestres dédiés à la musique arabe


Dans le film «Lahn al khouloud» (années 50) et pour la chanson «Banadi alik» les images du film montrent une formation aussi importante que la précédente, certes, sans la présence des balalaïkas, mais avec l'intégration du qanoun que l'on distingue particulièrement dans les passages fortement orientaux.
Dans un cas comme dans l'autre, les auteurs ne cachaient pas leur ambition de faire accéder leurs œuvres au rang de la musique universelle.
Je me limiterais dans cette présentation aux formations ayant des similitudes avec les formations symphoniques et je retiens deux types de formations musicales ayant les unes et les autres des caractéristiques bien définies :
1. Les formations musicales arabes appelées «Firaq al musiqa al arabiya»
2. Les formations musicales arabes que l'on peut désigner par «Ajwaq al musiqa al arabiya».
Firaq al musiqa al arabiya.
Ces formations présentent les caractéristiques suivantes :
- Elles se composent généralement d'un important ensemble de violons, quelques violoncelles et une contrebasse, ainsi que des instruments traditionnels tels que luth, nay, qanoun et percussions.
- Elles se distinguent par la présence essentielle d'un ensemble choral mixte, le chant choral étant privilégié, même pour des œuvres initialement composées pour le chant solo.
- Les œuvres jouées sont tirées du patrimoine musical arabe : muwashahat, adwar, taqtuqat, monologat, etc…
- La direction est assurée par un chef d'orchestre qui dirige aussi bien les instrumentistes que les choristes. Ce dernier joue un rôle déterminant dans la transcription des œuvres (non écrites à l'origine), ainsi que dans l'arrangement du chant choral et l'orchestration.
- Les instrumentistes, qui utilisent systématiquement les partitions pour l'exécution des œuvres, sont issus des conservatoires nationaux, et ont reçu une formation académique.
- On note également une certaine rigueur d'exécution qui tranche avec les styles traditionnels. Les membres de la formation suivent, au doigt et à l'œil, les directives du chef d'orchestre qui ne laisse la place ni à une improvisation ni même à une reprise non convenue à l'avance.
A titre d'exemples, on peut citer;
En Egypte,
* Comme précurseur, «Firqat layali zaman» qui fut animée par le défunt Abdelhalim Nwera et que j'ai eu l'occasion d'écouter, pour la première fois, en 1963 dans le dawr «Kadni al hawa»;
* Al firqa al qawmiya li al musiqa al arabiya» de l'Opéra du Caire animée par l'Egypte-Libanais Selim Sahab;
* « Firqat oum Kalthoum» d'Alexandrie .
Au Maroc,
* «Al Firqua al maghribiya li al musiqa al arabiya» créée dernièrement à Casablanca sous la houlette de Salah Morseil Cherqawi.
«Ajwaq al musiqa al arabiya».
Ces formations, en comparaison avec les précédantes, présentent les caractéristiques suivantes :
- Elles se composent des mêmes ensembles d'instruments, mais on y rencontre, en plus, des instruments comme le synthétiseur, la guitare électrique, le saxophone, parfois le piano, et de moins en moins l'accordéon. Il est à noter que le piano ne permet pas l'obtention de degrés altérés (demi-bémols et demi-dièses) propres à la gamme orientale et que l'on retrouve dans certains modes.
- L'ensemble choral est très réduit, et donne seulement les répliques au chant solo, en cas de besoin.
- Le répertoire exécuté par ces orchestres est plus large, comportant aussi bien des chansons en vogue, que des reprises de chansons anciennes.
- La direction d'orchestre est assurée, éventuellement, par un chef d'orchestre ou plus généralement, par l'un des instrumentistes, le qanoun, le premier violon, ou le synthétiseur. Son rôle relève d'un souci de coordination entre les musiciens et d'organisation.
- Le niveau académique des musiciens est désormais une condition requise pour intégrer de telles formations.
- L'exécution des œuvres n'obéit pas à la même rigueur. Des souplesses peuvent être accordées, notamment, pour permettre au chanteur d'accomplir son interprétation personnelle et pour répondre aux demandes du public. Néanmoins, on s'achemine de plus en plus vers une rigueur d'exécution et une fidélité à la partition.
A titre d'exemple, on peut citer :
En Egypte,
* Comme précurseur, l'orchestre d'Oum Kaltoum qui n'a pas survécu à sa disparition en 1976.
On notera l'intervention épisodique d'instruments tels que la guitare électrique et le piano nécessité par certaines créations de Mohamed Abdelwahab et de Riyad Sonbati.
*«Al Firqa al Massia» du Caire, formation considérée comme un modèle du genre, qui a survécu à la mort de son chef Mahmud Fuad Hasan (qanoun). Elle avait accompagné, entre autres, Abdelhalim Hafid (mort en 1977) et Warda Al Jazairiya.
Au Maroc,
* Comme précurseur, l'Orchestre National de la Radiodiffusion Marocaine, dirigé successivement par les défunts Ahmed Al Bidaoui et Abdelkader Rachdi, avec lka participation de musiciens comme Mohamad Smires (violon), Salah Charqi (qanoun), Amr Tantaoui (luth), Hamid Ben Brahim (nay) pour ne citer que ceux là.
L'école des Rahbanis
Actuellement, sous la direction de Abdel Atey Amanna, cette formation a réalisé la performance d'accompagner Samira Bensaïd dans son répertoire large et varié, comportant : chansons marocaines anciennes, grands classiques égyptiens, et chansons de variétés en vogue.
* «Al Jawq al Malaki» dirigé par le Maestro Abdessalam Khachane, et à qui revenait le mérite d'assurer la transcription, l'harmonisation et l'orchestration des chansons présentées à l ‘occasion des fêtes nationales, et ce durant plusieurs décennies.
* L'Orchestre du ministère de la Culture qui s'était produit en 1985 au premier festival de la musique marocaine moderne de Mohammedia, sous la direction de de Ahmed Awatif, formation dont on n'entend plus parler!
* «Jawq al Hilal» de Tétouan, formation créée dans les années 80, qui assure depuis quelques temps la lourde tâche d'accompagner les jeunes talents présentés par la deuxième chaîne de télévision.
* D'autres formations susceptibles d'appartenir à cette catégorie se constituent depuis quelques temps au gré des circonstances.
L'école libanaise
* Dans ce bref aperçu sur les formations musicales arabes modernes, il convient de faire une mention particulière à ce qui peut être considéré comme une véritable école, celle des Rahabanis au Liban, associés à la légendaire Fayrouz. Durant toute la deuxième moitié du siècle précédent, cette école s'est illustrée sur la scène arabe et internationale. «Zahrat al madaïne» est probablement l'œuvre la plus représentative de ce courant, tant par la prestation de Fayrouz, par les sonorités particulières qui se dégagent du jeu orchestral, que par l'harmonisation des chœurs.
Les Rahabanis, c'est d'abord un des berceaux de la tradition musicale libanaise, ensuite, un enrichissement, considérable acquis au contact des écoles et courants occidentaux.
Une fructueuse association
J'ai évoqué dans cette première partie consacrée aux orchestres symphoniques, une association entre l'Orchestre symphonique de l'Opéra du Caire, dirigée par son chef, et la «Firqa al Qawmlya li al musiqa al arablya» dirigée par Selim Sahab, pour la présentation de la chanson patriotique «Misr tatahaddathu an nafsiha».
Il est un fait que la plus grande partie de l'œuvre était exécutée, en commun, par les deux formations. Par contre, les passages joués sur des modes spécifiquement orientaux, n'étaient exécutés que par la deuxième formation. Le résultat fut, certes, de toute beauté, mais suscite, tout de même, des interrogations;
Si les membres de la première formation, musiciens et choristes, étaient en mesure de bien rendre les passages en question, aurait-on opéré une telle association?
On sait que les fondements des musiques occidentale et orientale présentent de nombreux points communs. Il n'en demeure pas moins que cette dernière présente des aspects spécifiques.
Par exemple, le mode «rast» ne se distingue du mode «majeur» - commun au deux systèmes- que par deux légères démolisations. Il est établi que l'oreille habituée sent l'effet particulier de ces légères démolisations, tandis que l'oreille non habituée les prendrait inévitablement pour des fausses notes. C'est une affaire d'éducation.
Est-il vraisemblable que les musiciens de l'Orchestre Symphonique de l'Opéra du Caire puissent se retrouver dans se deuxième cas?
En tout état de cause, il me paraît de la plus haute importance que le système éducatif musical doit éviter à nos musiciens de tomber dans ce genre de paradoxes.
Autant on peut approuver la double assimilation culturelle, autant on devrait s'opposer farouchement à l'acculturation, entendue dans le sens du reniement de l'individu de sa propre culture.
Quelles merveilles pourraient naître du mariage du système modal oriental, riche et varié, et du système polyphonique occidental. Les Rahbanis n'en avaient-ils pas donné un avant goût ?
Ces rencontre fructueuses et fécondes ne pourraient-elle pas se concrétiser autour de formations symphoniques créées au sein du monde arabe?
Autant il est du devoir de ces formations d'inscrire dans leur répertoires des œuvres issues du patrimoine universel, autant il est de leur devoir de servir la patrimoine musical national, et de contribuer à la promotion des créations d'auteurs issus de cet environnement culturel.
Si cet orchestre évoqué dans l'émission musicale de la RTM devait répondre aux attentes ainsi exprimées, peut-on l'appeler «Orchestre Symphonique Arabe»?
Curieusement, alors que les formations musicales, symphoniques et arabes sont loin d'être incompatibles, ce sont les deux désignations qui semblent s'exclure mutuellement.

(*) Jamal Eddine Abderrazik est vice président de l'Association Marocaine pour la culture musicale.
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