Phatos, communication et discrimination
Une des fonctions linguistiques mise en évidence par Manilowski est la fonction dite phatique. Celle-ci sert à établir la communication, à vérifier si le circuit fonctionne et à s'assurer qu'il n'y a pas relâche de l'attention de l'interlocuteur. Elle vis
Comme le remarque Jakobson, l'effort en vue d'établir et de maintenir la communication est typique du langage des oiseaux parleurs.
La fonction phatique du langage est la seule qu'ils aient en commun avec les êtres humains. C'est aussi la première fonction verbale à être acquise par l'enfant. La tendance à établir le contact par la parole (i.e. le phatos) précède la capacité d'émettre ou de recevoir des messages porteurs d'information (i.e. la communication). Bien entendu, l'effort phatique de l'enfant ne peut porter ses fruits qu'avec l'aide d'un entourage immédiat coopératif, ses parents en particulier, qui l'acceptent, l'imposent progressivement aux autres membres du milieu de plus en plus large, permettant ainsi de situer l'enfant, de le socialiser et de faire accepter son existence.
Le phatos est la plupart du temps égoïste, partant de l'ego de l'enfant. Mais il est aussi la quête d'une chance, voire d'un combat pour se faire accepter par un entourage plus puissant. C'est l'entourage coopératif qui va permettre à ce «phatisme» de se transformer petit à petit en langage particulier, i.e. un langage qui véhicule de l'information. Au stade précoce, il s'agit d'émettre sans pouvoir recevoir (ou interpréter) le langage des autres (qui est en fait pour lui quelque chose d'égal au sien) à partir du moment où il n'arrive pas à l'interpréter.Emettre et recevoir ne sont pas des actes égaux. Ce n'est qu'à coup d'efforts répétés que les hommes supposent, par idéalisation, que l'émission est associée à une compréhension, que l'interprétation va pouvoir engendrer une réponse correspondant au contenu de l'émission.
Phatos puis langue (pleine) sont donc une chance pour l'enfant. C'est également une chance plus tard pour l'adulte, pour affirmer qu'il est en contact et qu'il forme, en situation de communication, des messages porteurs de sens et d'information. Ces messages sont herméneutiquement réels, i.e. interprétables par les interlocuteurs.
Apprendre à parler implique donc en même temps apprendre à émettre et à recevoir. Apprendre à communiquer ne suppose pas seulement une capacité d'émission et de production, mais suppose aussi avoir maîtrisé les mécanismes qui permettent de s'exprimer en parlant une langue à soi mais en même temps la langue de l'autre, ce qui rend l'émission lisible, traduisible par l'autre. N'est langue en fait que ce qui relève par convention à la fois de la compétence du même et de l'autre. Une langue en tant qu'instrument de communication est donc nécessairement bilingue, car elle associe à la fois ce qui relève de la compétence du locuteur et de celle de l'interlocuteur.
La communication naît d'une coopération (ou d'une illusion de coopération) entre des locuteurs censés partager (au moins en partie) les intensions et les extensions des expressions qu'ils utilisent. Bien entendu, les locuteurs n'ont pas les mêmes compétences de la langue, puisqu'ils «ne parlent pas la même langue», leurs messages «ne passent pas», qu'il «n'y a pas d'écoute», etc., autant d'expressions pour traduire le fait que le contact n'est pas toujours établi, ou plus fort encore que le contact objet du phatos n'est pas suffisant (quoique nécessaire) pour que l'information, le sens ou la référence soient partagés. Nous n'avons de «langues en partage» que si nous adhérons de volonté commune à ce que le contact reste établi, que la langue ou le lexique que nous utilisons soient partagés, que l'information soit partagée, autant de conditions pour que la communication passe. Mais, les faits de communication ne traduisent pas toujours cet état de fait.
Les langues en contact se transforment souvent en langues en conflit. Ce n'est certainement pas dû au fait que leur cohabitation soit impossible. En fait, les langues, en tant qu'idéalisations, ne sont définies extensionnellement que par les contenus que véhiculent leurs locuteurs (ou par les aménagements qu'ils peuvent y opérer). Les conflits de langues traduisent des conflits de puissance. Une langue puissante, dominante ou hégémonique, s'impose par la puissance de ses locuteurs. Une langue dominante de première zone, comme l'anglais aujourd'hui, le français, l'arabe, ou le latin hier, n'est pas menacée, qu'on s'attaque à elle ou pas. Elle n'essaie même pas de se défendre. Les langues en contact avec la langue dominante assument un rôle subalterne, des fonctions subalternes. La plus importante d'entre elles est la fonction phatique. Le contact est alors établi entre une communauté qui a en fait moins de choses significatives à communiquer sur les enjeux planétaires, si ce n'est des regrets ou des souhaits. Des langues de deuxième zone se battent pour disputer à la langue première un certain nombre de ses fonctions. Elles ne sont pas menacées de disparition immédiate, mais de dépendance ou de déclassement en zone inférieure (troisième ou quatrième zones). Une langue de première zone ne cherche pas trop à légiférer. Elle se satisfait du fait accompli de ses publications scientifiques, de sa puissance économique et/ou militaire, etc. Sa puissance communicationnelle se manifeste, entre autres, par le fait qu'elle établit le lexique qui sert de base aux langues du monde. Hormis ce lexique avec ses termes et ses concepts, les autres lexiques ne sont pas reçus. On a beau parler de «martyrs» ou de «résistants», c'est le terme «terroristes» que cette langue impose, suivie d'autres langues du monde. Les lexiques sont devenus américains même si leur parole (leur «phatos») est arabe, française ou anglaise. Le droit au phatos n'est pas négligeable. Les enfants revendiquent le droit de parler. Les femmes en ont été souvent privées, de même que les opposants, les journalistes, etc. Le droit à la parole relève en principe des droits universels. Mais le droit à la communication reste à réaliser. Les moyens de communication moderne sont dominés par des puissances qui détiennent des monopoles d'information. Il est curieux de penser que le monde est devenu un village planétaire de savoir et d'information partagés. L'information est coûteuse pour celui qui l'acquiert. Il serait surprenant qu'il la mette à titre grâcieux à la disposition des autres, pour qu'ils soient aussi informés que lui. L'information dite planétaire est en fait beaucoup moins partagée qu'on ne le croit. L'humanité à travers son histoire a toujours été faite de forts, de moins forts et de faibles. Le dialogue a fait qu'on admettait (relativement) que les faibles vivent à côté des forts. Beaucoup d'entités fortes veulent aujourd'hui que les faibles deviennent encore plus faibles et totalement dépendants. Beaucoup de langues se battent dans une deuxième zone, pour se substituer l'une à l'autre, gagner quelques points sur les langues de première zone, reléguer quelques unes de celles qui prétendent partager leur rang à une zone inférieure. Il faut distinguer des langues comme l'italien ou le portuguais (qui occuperaient une troisième zone?) des langues comme les langues africaines (qui sont de quatrième zone). Les langues de troisième zone diffèrent des langues de deuxième zone comme le français, l'allemand, etc. qui à défaut d'être des lingua franca globales, peuvent se prévaloir d'un statut d'interlangue dans des sphères linguistiques significatives.
L'arabe se bat probablement à l'intérieur de la deuxième zone, avec des points forts partagés avec ses pairs et des points faibles dus au fait que les locuteurs de ces mêmes pairs ont été à la base de la colonisation de ses locuteurs et des tentatives de déstabilisation de son rôle et de sa marginalisation, voulant ainsi le reléguer à un rôle de troisième ou de quatrième zone.
La discrimination linguistique se manifeste sous plusieurs formes. Sa forme la plus élémentaire est de priver les locuteurs d'une langue de leur droit à la parole, de leur droit à communiquer dans celle-ci. D'autres formes encore plus subtiles existent. Il est possible qu'on fasse de la discrimination en limitant la langue à une partie de la population (qui devient monopolisante) pour qu'elle puisse limiter le droit de communication (porteuse) à ceux qui la maîtrisent. Ceux qui parlent d'autres langues sont alors réduits à produire du phatos. Pour lever la discrimination, la généralisation de la langue de communication est alors un droit du citoyen et un devoir de l'Etat. Cette configuration a été instantiée lors de la Révolution française qui a procédé à la généralisation du français aux couches moins favorisées. Une forme de discrimination d'un autre type apparaît lorsque des langues de zone une ou de zone seconde sont imposées en lieu et place de la langue nationale officielle et comme langue de communication d'une élite de gens d'affaires et de cercles de pouvoir. Il en suit que toute personne qui ne maîtrise pas cette langue est exclue du cercle de communication (et qualifiée de déficiente sur le plan de la communication) et de tout ce qu'il peut en tirer comme profit, en matière d'emploi entre autres.
Se pose alors le problème de savoir comment procéder à la création d'une égalité des chances. Une possibilité est de généraliser la maîtrise de la langue étrangère à tout le peuple de manière à ce que celui-ci une fois doté de cette capacité puisse se prévaloir des bénéfices de la maîtrise de cette langue. Le problème de cette vision est qu'elle limite la communication aux seuls faits de langue. Or la communication passe (ou peut passer) par la langue, mais elle ne se produit que s'il y a consentement, coopération. Il est clair que l'acquisition des langues de première ou de deuxième zones doit être un principe indiscutable de toute politique linguistique d'éducation. Il n'est pas clair, cependant, que ce choix soit suffisant. Ce n'est qu'en faisant de la langue nationale officielle une langue de communication que la discrimination peut être levée car la langue est aussi une patrie, une citoyenneté, une chance, etc.
Communiquer dans sa langue n'est pas produire des séquences de mots qui sont (pratiquement) dépourvus de signification. Communiquer c'est véhiculer ce qui relève du milieu, de l'école, du patrimoine, du raisonnement, de la création, etc. Cela ne se fait que dans une langue partagée, une langue que le peuple maîtrise. Des gens privilégiés sont bilingues, trilingues ou plurilingues, mais ça n'est pas le cas de tout le monde. Ceux qui maîtrisent la seule langue étrangère contribuent (directement ou indirectement) à créer une discrimination et un monopole linguistiques.
Le Maroc est un pays africain, mais il ne peut avoir une politique linguistique à l'africaine. Au travers de son histoire, le Maroc a porté l'Islam et les valeurs universelles en Afrique et en Europe à travers sa langue. Son association et ses échanges avec l'Europe et l'Amérique lui imposent de maîtriser la langue (ou les langues) de celles-ci, sans abandonner nécessairement la sienne. Si l'Europe est avant tout un ensemble de valeurs et de comportements (dits «européens»), le Maroc y a fortement contribué. L'Islam, religion du Maroc, est une religion de l'Europe. L'arabe et le berbère, langues du Maroc, sont également des langues de l'Europe. Ils y ont un statut, quoique celui de langues minoritaires. La civilisation arabo-islamique a permis à l'Europe de renaître et c'est par l'arabe que cette civilisation a été véhiculée. Une élite qui ne peut communiquer en valorisant les valeurs et les fondements de cette civilisation est condamnée à tenir un discours que le peuple (dans sa grande majorité) ne comprend pas. Une politique culturelle qui tendrait à marginaliser ces valeurs et la langue qui les véhicule pousserait automatiquement à l'exclusion et à l'extrémisme.
Les systèmes d'écriture des langues sont limités à la fois au niveau de leur nombre, de leur origine et de leur adéquation représentationnelle, même s'ils ont évolué au fil des temps. Leur généalogie ou leur précédence temporelle peut permettre de situer globalement leurs propriétés graphiques, même si les propriétés des descendances se sont diversifiées de manière significative. Le cunéiforme sumérien, les hiéroglyphes égyptiens, puis l'écriture chinoise ont été parmi les plus anciens.
Les alphabets ne répondent pas à la stratification des langues en zones de puissance ou de généalogie, de même qu'ils ne répondent pas aux mêmes critères de distribution et de compétitivité. L'américain, le français et l'allemand, forcément en compétition, sont écrits par le même alphabet (dit «latin»), même si leurs systèmes de caractères ne sont pas identiques et ne se prononcent pas de la même manière. L'anglais «house» est prononcé [haws] au singulier et [hawz] au pluriel, il correspond à [haws] en allemand, écrit «Haus», ou à [hawze] écrit «Hause». Prononcé en français, «hausse» est pratiquement équivalent à «os». La voyelle [o] s'écrit «au», «eau», «aux», «oh», etc. Ceux qui vantent la lisibilité du caractère latin n'ont qu'à faire un petit exercice d'homophones. L'alphabet arabe est quasi-phonémique de part ses consonnes, ses voyelles longues ou brèves et ses diacritismes. Cet ensemble d'ingrédients scripturaux en fait un alphabet pleinement didactique et lisible. En outre, la levée des voyelles brèves et d'autres diacritismes comme la gémination lui donnent une flexibilité qui permet de noter des variantes dialectales aussi bien au niveau du standard que des dialectes qui partagent avec ce dernier un fond lexical important, ne se distinguant que par l'introduction de quelques voyelles (souvent épenthiques) et du positionnement de l'accent.
Les alphabets latin et arabe sont cousins en remontant au phénicien/sémitique (comme beaucoup d'autres alphabets) via le grec et le nabatéen (ou l'araméen), entre autres. Mais leur affiliation n'enlève rien à leurs identités spécifiques, ni au fait que les deux systèmes d'écriture ont évolué et peuvent être étendus pour écrire de nouvelles langues (comme ils l'ont fait dans le passé, à l'instar d'ailleurs d'autres systèmes d'écriture, comme ceux du chinois ou de l'indien).
Il est faux de prétendre que l'arabe manque de lisibilité, car le système d'écriture arabe comporte des voyelles qui le rendent pleinement lisible pour l'apprenant débutant. Mais les voyelles ne sont pas centrales aux systèmes du lexique et de la grammaire adultes, comparativement à leur rôle dans les langues germaniques ou romanes. C'est cette flexibilité de vocalisme spécifique au système qui lui permet de se dispenser des voyelles dans les textes (au moins en grande partie). Les alphabets s'écartent au fil des temps des représentations (phoniques notamment) qui leur sont associées. Il faut les réformer constamment, les aménager. Une langue qui n'est pas constamment aménagée développe des déficiences et des lacunes. On ne saurait penser aujourd'hui qu'une langue, quelle que soit sa puissance, puisse survivre sans aménagement et sans investissement dans son développement. Il y va de l'anglais comme de l'arabe. Il est absurde de penser qu'une langue aussi puissante et aussi historique que l'arabe ne puisse être aménagée à tous les niveaux. Il y va du management linguistique. Une langue et un alphabet ne peuvent être pensés en distanciation de la culture, de l'identité et de la diversité, entre autres. L'alphabet est le codage représentationnel le plus conservateur pour une langue ou des langues. Son évolution peut créer des liens entre des langues de généalogies différentes (tel que l'arabe, le persan, le turc, etc.). L'affiliation alphabétique ne relève que rarement de choix techniques. Elle est surtout culturelle et/ou politique. Il suffit d'observer que beaucoup d'alphabets, conçus initialement pour écrire une langue, se sont étendus progressivement à d'autres langues. Ce faisant, ils ont évolué de manière telle que leurs caractères se sont largement distanciés des formes de leurs ancêtres.
Il est temps qu'un sursaut manégérial des questions linguistiques s'opère et qu'on permette aux linguistes comparatistes marocains compétents de travailler dans un environnement qui répond à des standards scientifiques et pédagogiques universels, beaucoup plus qu'à des calculs partisans étroits. Il est temps aussi que l'Etat prenne en charge plus perspicacement le management de «ses langues», y compris celui de sa langue officielle, projet constamment reporté.
Pr. Abdelkader Fassi Fehri
Université Mohammed V-Souissi
Directeur IERA