Rapport du BIT sur l'emploi dans le monde
Révolution numérique et inégalités hommes-femmes ?
>L'économie de l'information est en train d'évoluer vers une économie de réseau qui transforme radicalement le monde du travail. Mais une telle révolution engendrera-t-elle l'égalité entre les sexes ou
LE MATIN
23 Février 2002
À 19:58
Le dernier Rapport du BIT sur l'emploi dans le monde donne à penser que l'essor des technologies de l'information et de la communication (TIC) ouvre de nombreux débouchés aux femmes. Toutefois, si ceux-ci ne sont pas soutenus par la volonté de garantir la participation, l'accès, l'instruction et la formation des femmes aux TIC – ainsi que par des mesures de soutien de la famille sur les lieux de travail –, l'économie de l'information ne changera rien aux vieux préjugés sur lesquels repose la discrimination entre les sexes.
L'analyse de l'évolution récente de l'emploi à laquelle s'est livré le BIT montre que, d'une manière générale, malgré certains progrès constatés ici ou là, les femmes ont toujours des revenus inférieurs à ceux des hommes, sont davantage victimes du chômage et sont toujours confinées dans les emplois peu qualifiés, à temps partiel, précaires et instables.
Parallèlement, la proportion de femmes qui se présentent sur le marché mondial du travail devrait continuer à augmenter comme cela a été le cas ces dernières décennies. L'une des tâches majeures des politiques de l'emploi constituera à garantir un travail décent à ces nouvelles venues dans l'économie mondiale de l'information.
Avantages potentiels pour les femmes: un nouveau créneau
Les technologies de l'information et de la communication ont engendré de nouvelles formes de travail qui avantagent les femmes en leur permettant de travailler à domicile et de mieux concilier leurs horaires professionnels et familiaux. En outre, du fait de la pénurie mondiale de personnel qualifié dans le secteur des services créés par les TIC, c'est aux femmes qu'est allée une grande partie des emplois de ce secteur.
Pour l'instant, les débouchés les plus prometteurs pour les femmes sont les emplois qui se créent dans les centres d'appels et ceux dans le traitement de données. Le BIT indique que "au cours de ces quatre dernières années seulement, les centres de télécommunications ont créé en Inde 250 000 emplois dont une très forte proportion a été confiée à des femmes”.
Les emplois délocalisés à l'échelle internationale, tels que la transcription de comptes rendus médicaux ou les services informatiques, transforment l'existence et les perspectives de carrière des femmes des pays en développement. La situation des femmes est plus favorable dans l'informatique qu'elle ne l'a jamais été dans aucun autre domaine technique ou scientifique. En Inde, les femmes représentent 27 pour cent des cadres d'un secteur de l'informatique qui rapporte 4 milliards de dollars par an. Leur part de l'emploi total dans ce secteur devrait atteindre 30 pour cent en 2001.
Le rapport du BIT cite plusieurs cas dans lesquels les TIC ont permis à des femmes de vendre leurs produits sur les marchés mondiaux et de gagner de l'argent. Les nouvelles technologies et le travail en réseau sont des nouveaux moyens par lesquels les femmes peuvent de manière autonome améliorer leur statut économique et social.
La technologie peut améliorer l'existence des femmes indigentes en leur ouvrant des portes qui leur étaient autrefois fermées. La communication entre femmes sur des réseaux électroniques a engendré de nouveaux phénomènes sociaux et économiques tels que la cyberinsertion, des cybercampagnes, le commerce électronique et des consultations sur la Toile. Ainsi, la technologie donne aux femmes les moyens de lutter contre la discrimination et de surmonter les obstacles dus à leur sexe.
La fracture numérique persiste
Bien que les TIC renferment la possibilité d'améliorer l'existence des femmes, le rapport du BIT constate l'existence au sein de chaque pays d'une fracture numérique qui correspond plus ou moins aux clivages hommes-femmes. L'aspect le plus frappant de cette fracture est celui qui concerne l'usage d'Internet, les femmes étant à cet égard minoritaires aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement. Par exemple, les femmes ne constituent que 38 pour cent des usagers d'Internet en Amérique latine, 25 pour cent dans l'Union européenne, 19 pour cent en Russie, 18 pour cent au Japon et 4 pour cent au Moyen-Orient. Les auteurs font toutefois observer que, dans les pays où Internet est le plus utilisé, comme les pays nordiques et les Etats-Unis, les inégalités entre les hommes et les femmes s'estompent.
C'est parce qu'elles sont largement sous-représentées dans les grandes branches scientifiques et techniques des systèmes d'enseignement que les femmes sont exclues des principales professions des TIC. Toutefois, tel n'est pas le cas partout en Europe. "Ainsi, les universités du Royaume-Uni comptent le plus faible pourcentage d'étudiantes en maths et en informatique alors qu'en Italie et en Espagne ce pourcentage est beaucoup plus élevé et que les femmes constituent 50 pour cent des effectifs dans les professions correspondantes.
Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, les femmes qui étudient les technologies de l'information ne représentent, dans tous les cycles, que 20 pour cent des étudiants en informatique, et ce pourcentage continue à baisser. Le profil des inscrits aux cours de formation de Microsoft, dont 11 pour cent seulement sont des femmes, confirme l'image stéréotypée d'une branche d'activité qui est entre les mains d'hommes jeunes.” Expliquant donc les différents degrés de diffusion des TIC et d'utilisation d'Internet par les différences de formation, les auteurs concluent: "Dans tous les pays, l'instruction et l'acquisition de connaissances en général – et d'un bagage informatique en particulier – constituent des enjeux majeurs. L'enseignement des qualifications requises par les TIC devra être plus particulièrement axé sur les besoins des femmes.”
Selon le BIT, les schémas de la ségrégation sexuelle se retrouvent dans l'économie de l'information où les hommes détiennent la majorité des emplois très qualifiés à forte valeur ajoutée alors que les femmes sont confinées dans les emplois peu qualifiés à faible valeur ajoutée. En outre, "la diffusion des technologies s'est faite en fonction du savoir-faire et par là même s'est accompagnée d'un accroissement des inégalités salariales. Si la rémunération est inégale entre ceux qui ont des compétences dans le domaine des TIC et ceux qui en sont dépourvus, elle l'est aussi entre les travailleurs qualifiés et, dans ce cas, elle est souvent discriminatoire à l'égard des femmes”.
Ainsi, on trouve plutôt les hommes dans les emplois créatifs et bien rémunérés de la conception de logiciels ou dans les start-up qui opèrent sur Internet, alors que la main-d'œuvre employée pour la réalisation de tâches monotones, par exemple aux caisses enregistreuses et dans la saisie de données, est majoritairement féminine et mal payée. Même si hommes et femmes utilisent les technologies de pointe et même si les deux parviennent aussi bien à perfectionner leurs compétences, seuls les hommes occupent les postes dans lesquels l'utilisation de la technologie de pointe confère une plus grande autonomie professionnelle.
La qualité du travail compte aussi
Qui plus est, avec la disparition progressive des industries manufacturières classiques qui employaient des femmes, on s'aperçoit que les femmes recrutées dans les nouvelles branches, souvent liées aux TIC, sont rarement les mêmes que celles qui ont perdu leur emploi dans les secteurs traditionnels. Ainsi naissent des inégalités entre les femmes qui ont les qualifications requises pour travailler dans le secteur des TIC et les autres. Le rapport cite une étude réalisée au Viet Nam et en Chine qui démontre que la mondialisation numérique a créé des débouchés pour les femmes jeunes mais a mis au chômage les femmes de plus de 35 ans, soit parce que celles-ci travaillaient dans des secteurs en perte de vitesse soit parce que leurs qualifications étaient devenues obsolètes.
L'économie de l'information offre à bien des égards aux femmes la possibilité de mieux concilier responsabilités familiales et professionnelles ou travail et loisirs. Le contenu de plus en plus immatériel du travail est de nature à favoriser l'égalité des travailleurs et des travailleuses. De même, intelligence et créativité sont également réparties entre pays industrialisés et pays en développement ou encore entre les personnes physiquement handicapées et les autres. A l'évidence, l'ère numérique pourrait véritablement améliorer la qualité du travail et de la vie.
Cependant, le risque d'une détérioration de la qualité de la vie au travail n'est pas à écarter. En effet, loin d'adapter les exigences professionnelles aux exigences familiales, l'ère numérique peut engendrer l'obligation de travailler en tous lieux et en tout temps.
Certes, le télétravail a créé des débouchés pour les femmes, mais celles-ci risquent d'être exclues des possibilités d'avancement professionnel, et les responsabilités familiales risquent de s'ajouter au travail rémunéré, de telle sorte que, au lieu de parvenir à un équilibre, les femmes finiront par cumuler les tâches.
Par exemple, une enquête menée en Malaisie et en Inde montre que les femmes hésitent à opter pour le télétravail à domicile. En revanche, elles acceptent plus volontiers de travailler dans les centres d'appel parce que cette forme de travail allie les avantages de l'interaction et de la proximité de leur domicile. Elles sont néanmoins préoccupées par les problèmes de santé que risque de provoquer le caractère répétitif et extrêmement stressant de ce travail. En outre, bien que les salaires et les conditions de travail varient énormément d'un centre d'appel à un autre, dans les pires des cas ces centres ont été qualifiés de "négriers de l'ère numérique”.
Les auteurs du rapport du BIT craignent qu'"avec la généralisation du télétravail dans l'économie de l'information, les inégalités sociales actuelles – et en particulier les inégalités entre les hommes et les femmes – ne se renforcent si les pouvoirs publics ne prennent pas des mesures adéquates”.
Ils concluent que le travail dans l'économie de l'information peut être un véritable instrument d'égalité sociale et d'égalité entre les sexes, à condition qu'une intervention directe supprime les inégalités existantes et à condition que les besoins et les droits des femmes concernées soient pris en compte.