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René Schlosser: une poétique des matériaux

L'artiste René Schlosser, qui a vécu à Casablanca dans les années 60 et début 70, rattrape des fragments de matériaux pétris de vécu utilitaire ou de caprices de la nature, pour leur redonner une autre destinée dans l'œuvre d'art.
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05 Juin 2002 À 19:17

René Schlosser semble s'être épanoui dans l'atelier de Hassani comme un poisson dans l'eau. Il s'empresse de montrer tous ses travaux avec une charmante satisfaction presque enfantine, et livre les arcanes de leur élaboration avec un sympathique bagout. Il avait vécu au Maroc de 1963 à 1974, où il a enseigné la physique au Collège El Rachid puis au Collège Al Wafa. Un de ses anciens élèves n'est autre que Rachid El Andaloussi, architecte de l'atelier de Hassani.
La plus impressionnante des œuvres de Schlosser réalisée dans cet atelier, ressemble à un vieux manuscrit rescapé d'une catastrophe bibliothécaire, d'ample format pyramidal aux bordures sinuées comme un ressac. Ce grand «livre» d'art, qui sera offert à un musée de Casablanca, renferme des pages de peinture de Schlosser, paysages abstraits déclinés sur un surprenant support, couleurs ocre rose. «Nous allons lui confectionner un coffret en bois», dit Schlosser. Spontanément familier du lieu, il y a ramassé de petites choses qui avaient servi à tel ou tel usage et traînaient ici et là, et les a transformées en œuvres d'art. C'est un carton abandonné sur une table qui avait fait figure de palette, «nourri» de peinture et de vernis que Schlosser a travaillé comme reliure de ce livre dont il a voulu les pages de papier d'emballage en craft. C'est un des rituels de Schlosser, de rattraper des bouts de rien ou fragments de matière errants auxquels il offre une autre errance dans le destin de sa peinture-collage. Cela peut être des cartons ou papiers jaunis, des morceaux de plantes mortes, des galets enrobés d'écume marine, des pierres érodées sur des montagnes, des fractions d'acier rouillé…Divers engins pétris de vécu utilitaire au seuil de l'abandon ou façonnés par la nature au gré de ses caprices, qu'il cueille comme un nomade au cours de ses randonnées ou sur ses passages dans divers recoins de la ville.

Une poésie du Wali de Casa

Voici un autre «livre» aux pages de papier Canson sur lesquelles il a collé des postites qu'il a peints de magnifiques paysages à la manière de miniatures chinoises où dominent des silhouettes de roches et des teintes noir et jaune. Ces postites composent ses carnets de voyages en Asie, dont un séjour dans une école de Beaux-Arts au Vietnam. Face à ces paysages asiatiques, ce livre intitulé «Esprit de la montagne» présente des textes d'Alexandre Berganini, ce photographe qui est aussi écrivain et grand voyageur. Il y a aussi des gravures sur des plaques de tôle d'ofset rouillé qui racontent ses voyages en Asie. Si la peinture de Schlosser est contemporaine et s'élance vers l'abstraction, elle part toujours d'éléments concrets et utilise des supports qui ont déjà tout un passé. Ainsi expose-t-il de superbes tableaux très abstraits, comme celui-ci poétiquement intitulé «La noue le jour». Il est allé chercher le zinc de la noue (récipient recueillant la pluie sur un toit), l'a cloué sur un châssis et a peint sur ce matériau d'un très joli bleu. «Il faut qu'une noue ait passé 20 à 30 ans sur un toit pour donner cette superbe gravure naturelle », dit Schlosser. Une noue donne l'aspect d'une marine, et l'autre d'un miroir… Il réalise des lithographies et les imprime… Il suggère l'âme d'une montagne pleine de mystère du Tibet sur une plaque d'ofset qu'il avait trouvé sur cette même montagne et mise dans sa poche. Elle est peinte de graisse, de charbon, de goudron et d'huile. «Cet engin a dû vivre une trentaine d'années sur ce mont, indique Schlosser. Lorsqu'à un moment je contemplais le paysage, j'ai trouvé l'objet qui paraissait le contenir de manière condensée. Lorsque de retour en France je découpai cette plaque, j'eu l'impression d'y retrouver le Tibet… ; c'est sur tout cela que je m'interroge… Qu'est-ce que la réalité ? ».
Ses créations profuses exaltent la nature et les objets qui s'y incrustent, transportant des débris d'âmes, de la nature et de l'homme, portant leurs traces. Il aime composer ces livres de peinture-poésie. Voici un autre qui retient l'attention, où sa peinture, acrylique sur carton, s'allie à un texte de Driss Benhima, le Wali de Casablanca, un murmure qui cherche à apprivoiser le tumulte de la mégapole : «Plus vraie que le vrai, elliptique et somptueuse, ordonnée et poétique, lumineuse et éloquente comme une poussière de sable dans un marché bédouin à l'ombre de l'étoile verte et des odeurs suspectes, sur la route des camions le danger monte tandis que des lettrés maudits perdent en ayant raison…, que le soleil se couche en invoquant le livre. La ville se réveille et l'espoir renaît».
Puis Schlosser étale ses «cartes» sur la table comme pour un spécial tarot, ce sont d'autres peintures sur de petits cartons découpés. Certaines de ces images intégreront un livre où se joindront les textes du grand écrivain français Charles Juliet, tandis que les autres où domine le jaune, couleur de la spiritualité en Asie, seront accompagnées dans un autre livre de textes du Chinois Cao Xing Kiang, Prix Nobel de Littérature 2001, auteur de « L'âme de la montagne ».
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