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Sarajevo, sept ans après : la Jérusalem de l'Europe de l'Est réinvente le vivre-ensemble

« S'il n'y avait pas eu cette terrible guerre, le monde aurait-il su que nous étions Musulmans ? » L'interrogation de Edine, jeune entrepreneur bosniaque qui a vécu 10 longues années à Tunis avant de faire le voyage du retour, est porteuse de toutes les s

05 Novembre 2002 À 18:46

Ce jeune homme a toujours été Musulman et garde intact l'image de ses parents et grands-parents vivant dans la clandestinité leur Islam. C'était du temps du président Tito, du communisme et de l'interdiction du libre exercice des cultes.
A Sarajevo, la ville aux 70 mosquées, le muezzin appelle à la prière alors que les carillons de l'Eglise orthodoxe sonnent régulièrement, venant ainsi rappeler que les communautés religieuses de ce petit pays des Balkans ont fait de la tolérance le ciment d'une unité qui prend forme après la sale guerre aux 200 000 morts et aux milliers d'orphelins et de veuves. « La paix n'est pas l'absence de guerre. C'est un processus dynamique, un vivre-ensemble possible. Il nous faut administrer la preuve que nous pouvons vivre ensemble dans la diversité de nos cultures et de nos confessions religieuses musulmane, chrétienne et juive », explique Sabiha, la ministre bosniaque des Affaires sociales.
Au cœur de l'Europe de l'Est, à une heure et demi de vol de Frankfurt, Sarajevo panse ses plaies et tente de reconstruire son identité plurielle et son appartenance multi-ethnique. Sept ans après la guerre, les Bosniaques, qu'ils soient d'origine Serbes, Croates ou Musulmans de Bosnie, veulent pardonner. Mais ne pas oublier. Une société civile engagée vient tout juste de créer une commission indépendante « Vérité et réconciliation ». « Il faut préserver nos mémoires de l'oubli, rétablir la vérité, témoigner de ce qui s'est passé ici. Le chemin de la réconciliation passe par ce préalable. La reconnaissance morale est autrement plus importante que la Cour de justice internationale de La Haye. Il faut aussi que nous répondions à de vraies questions, nous demander si les hommes et les femmes de Bosnie-Herzégovine ont eu du mal à vivre ensemble, si la réconciliation passera-t-elle par l'amnistie et réfléchir sur les voies de la réconciliation et les moyens de rendre irrémédiables les valeurs d'amour et de paix », pense Jakob Finci, l'un des membres fondateurs de cette commission. Ce débat traverse la jeunesse bosniaque. Les jeunes ont vécu intensément cette guerre. Ils ont vécu les bombardements, Sarajevo sans eau ni électricité et des hivers tout aussi meurtriers. Ils ont vécu dans leur chair l'épuration éthnique. C'est la même itération qui revient dans leurs discours enflammés : « la Bosnie a été envahi par les Serbes. Nous n'avons fait que nous défendre ». « C'est l'idéologie du crime qui doit être condamnée », s'exclame un jeune de la ville. Adepte du vivre-ensemble, la jeunesse d'ici a pourtant du mal à accepter les mariages mixtes même si les Musulmans du pays suivent volontiers leurs études secondaires dans des établissements catholiques réputés pour le niveau de leur enseignement.

La ville aux 70 mosquées

Le constat tombe comme un couperet. Les jeunes bosniaques, en quête d'identité, ne pensent qu'à quitter les Balkans. « Il y a comme un horrible complexe d'infériorité. L'urgence est là et il est grand temps d'inculquer à tous ces jeunes la culture de la coexistence », clame le patriarche orthodoxe Grigorije
Dans le hall de l'hôtel Holiday Inn, à quelques encablures de la vieille ville de Sarajevo, un groupe de jeunes, venu suivre les travaux de la première conférence internationale dédiée à « l'éducation pour la culture de la paix » et organisée par le « Sarajevska Tribina », vit à sa manière un nécessaire devoir de mémoire. « C'est dans cet hôtel que la guerre a éclaté. Les premiers tirs de l'armée nationale yougoslave, depuis la montagne, ont visé cet édifice en face duquel la population manifestait », rappelle une jeune Bosniaque. Mais la première victime de ce conflit tombera quelques mètres plus loin, sur un pont, ce 6 avril 1992. C'était une étudiante. Une plaque a été érigée pour entretenir le souvenir. « Ici a été versée la première goutte de sang d'une guerre terrible », y lit-on.
« Sarajevo avait été encerclée. Les Musulmans étaient pris au piège. Et les Serbes étaient persuadés qu'ils finiraient la sale besogne en 7 jours », dit Tania Cengic, première Rotarienne de Sarajevo où elle préside la commission des échanges de jeunes.

La culture, pour mieux se reconstruire

La guerre frappera durant de trop longues années et les bombardements ne se tairont qu'en décembre 1995. Tania, celle-là même qui a vécu 7 ans au Maroc, parle la gorge serrée d'une paix qui a été instaurée en vertu d'un accord « aux mille intérêts où il n'est pas signifié que la Bosnie, en posture de défense, a été victime d'une sauvage agression ».
Mais la paix est là dans une Fédération en transition. Dans ce pays qui possède une centaine de radios et de télévisions, de nombreux médias ont fait de la résistance. « Pour faire savoir au monde entier les souffrances du peuple bosniaque », indique Amila Omersoftic, l'ancienne directrice générale de la principale télévision bosniaque. Aujourd'hui, elle est chef du parti « les femmes de Bosnie-Herzégovine », dans un pays qui compte aujourd'hui 57 formations politiques. « La femme a été le plus fort symbole de résistance ici. Ce sont les femmes bosniaques qui sont aujourd'hui dans une situation difficile et précaires. Elles sont les premières à souffrir du chômage et doivent faire vivre des centaines de milliers de familles. La Bosniaque porte à bras-le-corps des familles éclatées, décimées où invalides, veuves et orphelins se comptent par milliers». Volontiers ironique, Amila évoque ces hommes au pouvoir qui font de la figuration dans ce qu'elle appelle, cinglante, « le gouvernement de la communauté internationale ».
Vendredi soir, en ce premier jour de novembre, « Batchachia », la vieille ville pavée de Sarajevo, ressemble à n'importe quelle grande capitale européenne avec ses terrasses de café, ses couples qui déambulent enlacés, ses boutiques de fringues « tendance ». On peine à croire qu'une guerre sanglante avait éclaté ici, causant la mort de 2000 enfants dans la seule Sarajevo. La présence des 10.000 membres des forces de stabilisation de la paix, sous l'égide onusien, vient rappeler ce passé tellement proche. Entre églises et mosquées, le centre-ville marie avec bonheur tradition et modernité et donne sens à l'oeucuménisme. « Sarajevo, c'est la Jérusalem de l'Europe de l'Est », vantent les brochures touristiques de Bosnie. Dans ce pays dont l'un des principaux ministères est celui du retour et de la reconstruction, l'identité culturelle est vécue comme une richesse, le melting-pot comme un supplément d'âme. L'Institut culturel bosniaque, fondé grâce à un mécène amoureux fou de son pays, ancien exilé en Suisse, tente de donner corps et forme à cette mosaïque culturelle en remontant l'Histoire. Sur cinq étages, c'est tout le patrimoine, la littérature et l'art de vivre de Bosnie qui sont exposés. L'héritage turc est revendiqué avec un hammam, au rez-de-chaussée transformé en salle d'exposition. « La Bosnie a toujours été au cœur de nos 53 années de mariage. Nous avons vraiment voulu faire de cet institut un véritable lieu de vie », confie la vieille épouse du mécène.
Sarajevo s'est reconstruite, presque fermé ses plaies. La bibliothèque nationale et le grand musée de Sarajevo, détruits dans les feux de la guerre, ont été entièrement refaits et sont prêts à rouvrir leurs portes. « En terre bosniaque, les différentes communautés religieuses refusent d'être encore les victimes d'une quelconque politique nationale » affirme un intellectuel avant de fustiger ces « Moujahidine sont venus se greffer à une guerre qui n'était pas religieuse et qui n'était pas la leur».
Le grand Mufti de Sarajevo, Cheikh Mustapha en est lui aussi profondément convaincu. « Il n'y a pas besoin de religion pour provoquer un conflit. Les guerres éclatent pour n'importe quelle raison ». Maniant aussi bien le bosniaque que l'arabe classique, ce fervent défenseur du dialogue des religions dénonce tous ceux pour qui « l'Islam est, ces derniers temps, un sujet bien excitant ».
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